lundi 17 décembre 2018

Au milieu de la nuit

C’est toujours au milieu de la nuit
Les cauchemars
Les miens
En tout cas
C’est peut-être parce que j’ai pas la notion
Du temps
La nuit
Quand je rêve

mardi 13 novembre 2018

A pleines mains


Il tape à pleines mains
Sur le clavier
Alors ça fait des paquets
De notes
Blanches
Et noires
Et parfois il mélange
Les blanches
Et les noires
Et ça fait des grappes
Des tas
Des paquets de notes
Et ça sonne
Partout autour
Et ça lui fait tourner la tête
Ça lui fait dresser les cheveux
Ça lui fait fermer les yeux
Ça lui fait taper
Encore plus fort
A pleines mains
Sur le clavier
Et à un moment il arrête de taper
Et alors les notes s’éteignent
Doucement
Mais il y en a une
Qui reste allumée
Qui reste allumée
Qui ne veut pas s’éteindre
Elle dure, elle dure
Alors il pleure
Parce qu’il est content
Parce que cette note qui dure
C’est la plus belle
La plus jolie
C’est sa préférée
Alors il regarde en l’air
Et crie
Merci

-ing






Ils ne s’étaient jamais vus de leur vie, jusqu’alors. Et là, ils étaient l’un en face de l’autre. Sur une plage. De sable blond. Avec la mer, pas loin. A la gauche de l’un, à la droite de l’autre. Ils sentaient tous les deux que cette rencontre les mènerait loin. Où ?
Moi je me promenais sur la digue. Je mangeais une guigui. Pistache. Pistache-framboise. Car je venais de toucher mon RSA. Et j’avais envie d’une douceur. Et donc j’avais craqué, j’avais complètement craqué quand la grosse vendeuse à tablier blanc m’avait dit, « Vous ne voulez pas deux parfums ? il y a une promotion ». Et sa guigui me collait aux dents. Je songeais aux risques que je prenais, en acceptant de laisser la guimauve me coller les dents. Mon dentiste m’avait dit, Si vous continuez vous aller perdre vos dents, alors je m’étais discipliné et je mangeais peu de guigui.
Il faisait bleu, ce jour là. Il y avait un seul nuage, et assez petit, en plus.
Les deux badauds étaient maintenant plongés dans une conversation animée. Il y avait un grand moustachu et un petit blond. Leurs paires de tongs étaient assorties l’une à l’autre. Une même couleur fuchsia. De là où j’étais, j’entendais des bouts de phrase. Ça faisait, « ah », « oh », « an ». J’entendais aussi des consonnes. Parfois chuintantes, souvent gutturales. Tout ça ne faisait pas des phrases, non. Ni même vraiment des mots. Mais quand même, ça me donnait une idée de l’ambiance. Et l’ambiance était cordiale. A un moment ils se sont mis à se toucher. A (appelons le A) avait posé sa main sur l’épaule de son interlocuteur. B (le petit blond) avait l’air de trouver ça agréable. Décidément cette rencontre débute sous les meilleurs auspices, songeais-je en mâchant ma guigui.
Il s’est mis à pleuvoir. B et A n’en avaient rien à foutre. C’était comme s’ils ne sentaient rien. Ils continuaient à échanger plein de syllabes, plein de voyelles, plein de consonnes, ils se les envoyaient à la face l’un de l’autre, et puis ils riaient, même, et de plus en plus. Ils iront loin ces deux là, pensais-je. J’avais un morceau de framboise qui refusait de se décoller d’une de mes molaires. Dégage, connasse ! criais-je. Mais la framboise restait collée, et pourtant avec ma langue je fouissais je fouissais dedans mais non ça restait collé. Et je me disais, Je vais me faire gronder par mon dentiste. Et j’avais un peu peur de mon dentiste. Et puis je me disais aussi, Je vais perdre mes dents, si ça continue. Une ou deux en tout cas. C’est le risque. A et B se sont mis à marcher. Ensemble, dans la même direction. Ouest-Nord-Ouest. Leurs grands pieds s’enfonçaient dans le sable sec. Et comme le sable était sec, et qu’ils s’enfonçaient à chaque pas, ils avançaient lentement. Moi sur la digue avec ma guigui je marchais beaucoup plus vite. Ça me permettait de faire des pauses. Sans perdre de terrain sur eux. Car j’avais décidé de les suivre, un petit peu. Je n’avais rien d’autre à faire, de toute façon.
La mer descendait. Elle serait tout à fait basse une heure plus tard, environ. J’avais étudié les horaires.
A et B, maintenant, j’entendais bien ce qu’ils se disaient. Le vent avait tourné et portait toutes leurs paroles à mes oreilles. Ils faisaient des projets. Des projets précis. Ils parlaient de se revoir dès le lendemain, et de création. Et ils parlaient, concrètement, de créer un établissement. Voilà des gens qui vont vite en besogne, me disais-je. Ils voulaient créer un genre de dancing. Ou un bowling. Ou un camping. Quelque chose en –ing, en tout cas. Mais je ne savais pas quoi exactement. Car au moment précis où B avait prononcé la première syllabe de ce mot en ing, un quidam qui passait par là avait crié quelque chose dans son téléphone. Alors je n’avais entendu que la dernière syllabe. -ing. Puis A et B se sont chaleureusement serré la main et se sont quittés. B a continué vers l’Ouest-nord-Ouest. A a fait demi-tour. Direction Est-Sud-Est. Ils devaient se revoir le lendemain, à un endroit dont, fort heureusement, j’ai bien entendu le nom. Et à une heure que, fort heureusement, j’avais bien entendue, aussi. Mais que, malheureusement, je n’avais pas retenue. Qu’à cela ne tienne, me suis-je dit : j’y serai. Car j’étais décidé à en savoir plus sur les projets de A et de B. Et puis le lendemain je n’avais strictement rien à faire.
Il me faudrait peut-être réclamer un rendez-vous en urgence à mon dentiste, si la framboise restait collée à ma molaire. N’importe. Au pire, ça pourrait attendre le surlendemain.
J’avais fait demi-tour, abandonnant B. j’allais dans la même direction que A. j’étais sur la digue, lui sur la plage. Je l’avais pour ainsi dire sous les yeux. Sa moustache était ridicule. Mais le reste de sa personne était pas mal. Air dégagé. Pas aérien. Pied égyptien. Nez aquilin. A un moment il s’est enfoncé dans un trou dans le sable, jusqu’au genou, et a poussé un gros juron, qui a fait sursauter une mère de famille qui promenait deux morveux, pas loin de là. Bordel de chiotte ! Fuck et merde ! Il a crié ça, A - A comme Arnulphe - et d’ailleurs appelons le Arnulphe - il a crié ça, Arnulphe : Bordel de chiotte ! Fuck et merde ! après quoi il s’est ressaisi, et il s’est raclé la gorge, et il a dit doucement, Zut, quoi, c’est vrai ! et a repris sa marche en avant. Moi tout en luttant contre ma guigui je me disais : Voilà un vrai aventurier. Un gars, il tombe dans un trou, il s’énerve, il s’énerve un bon coup, mais il ne s’arrête pas à ça, il continue sa progression. Et je brûlais de curiosité. Dancing ? Bowling ? Camping ? et tout d’un coup je me suis dit : Merde : et si c’était parking ? Et si ces deux loustics se lançaient dans la fabrication d’un grand parking, là, ici, dans ce sympathique bled de bord de mer ? un grand parking plein de bitume dégueulasse, qui empêcherait l’eau de couler dans le sol, et qui mettrait du noir là où il y a un si joli marron, et de la terre, et aussi quelques brins d’herbe, et un coquelicot par ci, un autre par là. Et alors, je me suis dit : Si jamais c’est un parking, j’interviens. Je me suis dit ça. Ha, ha. Je suis tellement orgueilleux. Toujours cette tentation de m’immiscer. De me mêler de ce qui ne me regarde pas. Après tout, qu’ils le fassent, leur putain de parking. Ronchonnais-je. En rentrant chez moi. Chez moi, quand je suis en villégiature à L., c’est une cabane, au fond du jardin des X. Ils m’hébergent. A titre gracieux. Je crois qu’ils apprécient ma compagnie. C’est-à-dire qu’on ne se voit pas beaucoup. Je reste  sagement dans ma cabane, que certains voisins ont longtemps pris pour une niche. C’est bas de plafond, chez moi, ça oui, je dois bien le reconnaître. Mais je suis moi-même petit. Et puis j’aime la position horizontale. Et puis bon.
Le  lendemain j’étais à mon poste d’observation. La table du fond. Dès l’ouverture du bistrot. Car c’était un bistrot. A et B s’étaient rencardés dans un bistrot. Le bistrot ouvrait à 7h du matin. J’avais mis mon réveil. Vers 19h j’ai vu entrer B. Une heure plus tard, A est arrivé. Il est allé droit à la table où B s’était assis. Le contraire m’eût étonné. Ils se sont mis à parler de manière animée. J’étais tout ouïe. Et là, malédiction !, le barman a soudainement monté le son de la musique qui jouait dans le bar, pile au moment où B évoquait la chose en -ing sur laquelle cette rencontre estivale devait déboucher. Finalement en recoupant ce que j’entendais, et ce que j’avais entendu, j’ai fini par comprendre. Ça n’était pas un parking. Ça n’était pas un bowling. Ça n’était pas un dancing. C’était un camping. J’ai poussé un grand soupir de soulagement. J’avais eu tellement peur du parking. J’imaginais le petit blond indiquant leur emplacement à des familles néerlandaises. Le grand moustachu arrosant le gazon avec un long tuyau d’arrosage, puis, muni d’un grand balai et d’une brosse à chiottes, allant nettoyer les chiottes. Peut-être, après quelques années d’exploitation, seraient-ils en mesure d’embaucher quelques salariés. Des saisonniers, pour laver les chiottes, mais pas que, pas que. Tenir le bar, aussi. Servir des frites, à la baraque à frites. Car il leur faudrait faire du snack. Ça me semblait évident. Décidément j’avais tendance malgré moi à m’impliquer dans leur projet. Je faisais semblant de lire un journal. Je n’avais pas fait de petits trous dans le journal, de ces petits trous qu’on fait parfois, pour voir à travers le journal, tout en faisant semblant de lire le journal. Moi, je regardais parfois, discrètement, par-dessus le journal. Un peu en baissant le journal, un peu en levant le cou. Ces deux mouvements opérés simultanément me permettaient de voir parfaitement, et A, et B. Et ce double mouvement, je le faisais toutes les 2 ou 3 minutes je crois. De sorte que c’était un peu fatiguant. C’est physique, l’espionnage, songeais-je. Parce que que faisais-je d’autre, en somme, qu’espionner. Et là je me suis dit, Archibald, car je m’appelle Archibald, Archibald, tu es en train d’espionner des gens. C’est mal. Et aussitôt après je me suis dit, Tu ne fais rien de grave. Et aussitôt après je me suis dit, Tu espionnes, c’est mal. Et aussitôt après je me suis dit certes c’est mal mais c’est pas grave, pas grave du tout, et puis c’est tellement divertissant, et puis après tout tu ne fais de mal à personne, et là je me suis dit, Mais alors si tu ne fais pas de mal à personne, pourquoi dis tu que c’est mal, et alors là je me suis dit qu’effectivement je disais un peu n’importe quoi, et alors là j’ai décidé de cesser de me dire des choses. Et je me suis remis à écouter. A et B projetaient de cibler une clientèle spécifique. A disait à B, Les Néerlandais : c’est plié, ils ont déjà leurs campings préférés, où ils vont tous les ans, en Ardèche, ou ailleurs, mais loin. Ciblons les plutôt les  Asiatiques, la classe moyenne chinoise, et la moustache de A, tandis qu’il prononçait ces mots, a, je crois, frétillé. Je voyais B de trois quarts dos, et A de trois quarts face, car ils étaient l’un en face de l’autre, et la moustache de A, chaque fois que simultanément je levais la tête et baissais mon journal, je ne voyais qu’elle, pour ainsi dire.
« Je vous ressers quelque chose ? » Le serveur était venu m’inviter à renouveler ma consommation. C’était marqué, c’est vrai, c’était marqué en grosses lettres dans un coin du bistrot, non loin de la porte des chiottes, italique, Garamond 36, à vue de nez (j’ai travaillé dans l’imprimerie dans ma prime jeunesse), suivant la formule suivante, Les consommations doivent être renouvelées toutes les deux heures, et de fait il était temps, alors d’un air dégagé, genre Ah ben vous tombez bien, justement, j’ai soif, j’ai dit au gars, Un Viandox. Il m’a dit, Un quoi. J’ai répété, Un lait-fraise. Il m’a dit, Nous n’avons que de la grenadine. Alors j’ai dit, Une bière. Alors il m’a dit, Blonde ou brune. Alors j’ai dit, Un café. Et il est parti me faire un café. Enfin seul ! me suis-je dit. Seul, et en même temps de cœur avec les deux aventuriers de la table d’à côté. Je dis aventuriers, car il était de plus en plus évident que c’était une véritable aventure à laquelle allait donner lieu la mise en œuvre de leur projet de fondation d’un camping. Ils avaient déjà décidé de l’emplacement. Il n’y avait guère le choix, de toute façon, à L. Ça ne pouvait être qu’à proximité de l’exploitation agricole de M. K., à côté du court de tennis jouxtant la propriété de M. et Mme Z., entre la mercerie F. et la boulangerie tenue par Stéphane D. et Coralie O. A chaque fois qu’ils tombaient d’accord sur quelque chose, B et Arnulphe trinquaient vigoureusement, même qu’à un moment la trinquade a été tellement vigoureuse qu’un peu de la mousse de la bière de B. a sauté par-dessus bord et est allée se poser sur un bout de la moustache de A., et ça ressemblait à la mousse qui reste sur la plage par endroits après que la mer s’est retirée, quand elle descend. La lumière était très tamisée. Ça donnait un air de conspiration à la discussion des deux loustics. Voilà que je me permets des familiarités. Parfois on nous appelait comme ça, quand on tait petits, moi et mon frère. Ils avaient leur cible. La classe moyenne chinoise. On pourrait élargir à toute l’Asie, a suggéré B. moui, oui, peut-être, pourquoi pas, a répondu A dans sa moustache, l’air pas enthousiaste. Oui bien sûr. Oui oui. Mais quand même les chinois c’est les plus nombreux. Oui, bien sûr, oui c’est vrai, a répondu B. avec ses cheveux blonds. Ils étaient très complémentaires tous les deux. Leur association allait fonctionner. En buvant mon café je me disais, si j’étais riche, je pourrais participer à la levée de fonds qu’immanquablement A et B vont devoir faire, ne serait-ce que pour acheter le terrain, et la baraque à frites, et les frites, et le matériel d’entretien. Et puis à terme, pour quand ils seront vieux, et auront des rhumatismes, des difficultés pour se mouvoir de manière autonome, il faudrait qu’ils puissent acheter une petite voiturette, une de ces petites voiturettes sur lesquelles on se pose comme sur le marchepied d’un wagon, et on appuie sur un bouton, et hop on avance, on roule, à dix ou vingt à l’heure, et on fait la tournée des popotes, Bonjour monsieur Li, comment allez vous monsieur Li tout va comme vous voulez monsieur Li ? Bonjour madame Ming tout va bien madame Ming vous n’avez besoin de rien ? etc. Très important, d’aller vers les clients. A était très volubile quand il s’agissait de la relation avec les clients. A son idée, c’était prioritaire. Il y a trop de campings où les gens sont mal reçus ! disait-il sentencieusement. Il gardait, quant à lui, un très mauvais souvenir d’un été où il avait beaucoup campé, avec feue son épouse (il était, entre autres, veuf), et avait eu affaire à des tenanciers dont il avait trouvé le comportement avec lui sinon franchement discourtois, du moins un peu cavalier. « Il faut être très, très gentil avec les gens » disait A, et B opinait, et ajoutait, « et avec les Li aussi », et il riait tout seul, et A continuait à disserter. Et il disait notamment, Les Chinois, on dit qu’ils ne sont pas aimables, pas gentils, mais c’est pas vrai du tout, c’est juste que les règles de politesse ne sont pas les mêmes par chez eux. Mais nous de toute façon dans notre camping on sera doublement polis, on respectera les règles de politesse d’ici et aussi celles de là-bas, même que pour bien les connaître on va les potasser, on va les étudier, je vais aller emprunter des ouvrages à la bibliothèque municipale, je vais même acheter les règles de politesse en chine pour les nuls, il faut mettre le paquet, mettre le paquet camarade, disait-il en posant sa grosse main sur l’épaule de B, et il ajoutait encore, le paquet, le paquet ! faut qu’on donne tout, Fla, car Arnulphe appelait B Fla. Il faut qu’on donne tout, a répété Arnulphe, tellement fort que je me suis dit, il est bourré.
Quant à moi je tremblais comme une feuille, ce café était le café de trop, pensais-je. J’ai forcé sur la dose de caféine. J’aurais dû prendre un lait-grenadine. Ça rime.
Ils ont failli s’engueuler sur le choix du nom. Fla voulait quelque chose de sobre, rassurant, fiable, robuste, indémodable. Arnulphe voulait quelque chose de senti, de percutant, de disruptif, d’original, de bizarre. Le  camping des flots bleus, proposait Fla. Ou alors, le camping de la mer. New trash hip hop club camping, proposait Arnulphe. Ou alors, Monkey Birdy Wild Camp. C’était la pierre d’achoppement. La pomme de discorde. Le casus belli. Ils ne se sont pas mis sur la gueule. S’ils s’étaient mis sur la gueule : serais-je intervenu ? Toujours cet immense orgueil, qui me caractérise. De quoi je me mêle. Non : j’aurais eu l’humilité de ne rien faire, de les laisser vivre, de les laisser se mettre sur la gueule, de les laisser faire. Quoique je n’aime pas beaucoup la violence. Je suis du genre à regarder ailleurs, si je n’interviens pas. Et à la première goutte de sang, soit je tombe dans les pommes, soit je m’en vais. Je suis un grand sensible.
Mais bon, ils ne se sont pas mis sur la gueule. Décidément, voilà un équipage avec lequel le bateau peut tenir la mer, même par gros, songeais-je. Je file volontiers la métaphore marine. Ils ont fini par trouver un compromis. Monkey Birdy Wild Camping des flots bleus, ça fait pas un peu bizarre quand même, demandait Fla ? Penses tu, penses tu ! a dit Arnulphe, toute moustache dehors, ça va être très très bien. Il faudra aussi le traduire en chinois.
A ce stade de la conversation, A et B ont eu envie de renouveler leur consommation. On voudrait renouveler nos consommations, a demandé Fla. Ça vient, ça vient, a hurlé le serveur par-dessus la musique. A et B ont continué à se pinter. Moi j’avais la lippe un peu brûlée, j’avais bu mon café trop vite. Le projet de camping de B et A était sur les rails. N’y avait plus qu’à.
Une heure plus tard Arnulphe et B se disaient au revoir sous les réverbères, sur la digue. Moi je passais ma langue sur mes dents, dans l’espoir d’en détacher le morceau de guigui qui y était coincé depuis la veille. Demain, dentiste, me suis-je dit. Et je suis rentré chez moi.
Sur la porte de ma cabane, il y avait un petit mot. Chez voisin, ci-joint un sachet de sablés, cadeau de notre fils aîné. Signe : madame L. Ils sont gentils mes voisins me suis-je dit en mâchonnant un sablé. Et je me suis couché. Et une fois couché j’ai rampé. Et à force de ramper j’ai atteint l’entrée de ma cabane. Et là j’ai continué à ramper. Et au bout d’un moment j’étais à l’intérieur, bien au chaud. Et là, enveloppé par le silence de la nuit, je me suis endormi. J’ai fait des rêves de touristes chinois et de baraques à frites.

La suite de la relation entre Fla et Arnulphe, je n’en ai pas été témoin, pas beaucoup, mais je peux la raconter, parce qu’ils me l’ont racontée, parce que par la suite j’ai fait leur connaissance, je les ai rencontrés, ils m’ont rencontrés, nous nous sommes rencontrés. La suite de la relation entre A et Fla ça a donné lieu à des soirées arrosées, au bistrot souvent, toujours le même souvent, surtout que A et Fla aimaient tous deux  - encore un point commun – les lumières tamisées, et aussi le lait-grenadine. Ils étaient devenus franchement complices, Arnulphe et B. ils ne connaissaient pas la famille l’un de l’autre, n’en ayant pas, mais connaissaient les goûts l’un de l’autre, la préférence de Arnulphe pour Schumann par rapport à Schubert, la préférence de Fla sur Florent Pagny par rapport à Johnny Hallyday. Ils connaissaient même la saison préférée l’un de l’autre. Quelle est ta saison préférée, avait un soir, enhardi par les verres de gentiane sirotés au comptoir, osé Fla. L’été, avait répondu Arnulphe, moustache au vent. Car le vent soufflait ce soir là, m’ont-ils dit en me racontant cet épisode. Moi aussi ! s’était exclamé Fla. Arnulphe avait repris la parole, disant, L’été, mon cher Fla, c’est la saison où nous nous  sommes rencontrés. C’est vrai, avait répondu Fla.

Cette intimité entre A et B les a aidés, je crois, en affaires. Ils ont rarement été, et sont encore rarement, je crois, en désaccord, et de leurs discussions sortaient, et sortent encore, je crois des idées pertinentes, beaucoup, et des engueulades stériles aussi, mais pas trop. C’est ce qu’ils m’ont dit, là encore. Car j’ai fini par les rencontrer pour de vrai. C’était l’été suivant. Décidément, à L., l’été semble être une saison propice aux rencontres. Ce jour là je marchais sur la digue. Je ne mangeais pas de guigui, ce jour là. A marchait sur la plage. Fla marchait sur le marche-pied du vieux tracteur rouge d’un sien cousin, tracteur dont la fonction était de porter jusqu’à la mer un ridicule petit 421, ou optimiste, ou je ne sais quoi, moi vous savez la navigation j’y connais rien, je m’y connais surtout en sablés, en niches, et en guigui, aussi, et en lait-fraise, mais pas en navigation. Et là, depuis son marchepieds, Fla a hêlé Arnulphe. Arnulphe en réponse a crié quelque chose à B. Ainsi ils ont pris langue. Et moi n’y tenant plus, poussé par une curiosité dévorante, je me suis approché, j’ai osé (osé !) parler de quelque chose, du temps je crois, pas celui qui passe, non, celui qu’il fait, et Fla et Arnulphe n’ont pas opposé à ma démarche un camouflet, ils ont répondu à ma démarche, me disant, en substance, si je me souviens bien, Oui, c’est vrai que le fond de l’air est frais, avant que d’ajouter, Mais je crois quand même que nous allons vers le beau.

Par la suite, de soirée arrosée en soirée arrosée, nous sommes devenus franchement amis.
Et le jour de l’inauguration du Monkey Birdy Wild Camping des flots bleus, j’ai fait comme vous auriez fait je crois si vous aviez été de  leurs amis, et comme aurait fait, je crois, n’importe quel ami, acte de présence. Et non seulement j’ai fait acte de présence mais j’ai contribué, par mes bonnes blagues, quelques blagues de Toto mais surtout des blagues de monsieur et madame, à ce que l’ambiance soit au beau fixe.
Encore aujourd’hui, je les aime beaucoup, Fla (qui m’autorise à l’appeler B, depuis que nous sommes amis) et Arnulphe (qui m’a dit un soir, en sirotant un verre de vodka-pamplemousse-citron, Tu sais mon gars, si tu veux tu veux tu peux m’appeler Joey). J’ai tout lieu de me réjouir de ce jour d’été où nous nous sommes rencontrés, et, au-delà, du jour d’été où eux se sont rencontrés. J’ai d’autant plus lieu de m’en réjouir que peu après l’ouverture du Monkey Birdy Wild Camping des flots bleus, ils m’ont, un jour que je faisais la queue à la boulangerie, proposé de loger dans leur camping. J’ai fait semblant de devoir réfléchir, et le lendemain j’ai dit, d’accord, et j’ai emménagé dès le surlendemain dans la magnifique niche qu’ils m’avaient apprêtée, juste à côté du poste d’entrée du camping. Mes hôtes précédents, M. et Mme X, ont d’abord été un peu vexés, mais par la suite tout est rentré dans l’ordre, et à l’heure où je vous parle, je suis en train de mâchonner un énième sablé tiré du sachet qu’ils m’ont apporté hier en revenant de la brocante annuelle de L., où ils ont acheté soit dit en passant un parapluie violet, et un jeu de Mille bornes, où manque la carte « as du volant », mais ça n’est pas si grave, ça n’empêche pas vraiment d’y jouer, au pire ils en fabriqueront une, factice, et la glisseront dans le paquet.
J’aime bien les X. J’aime bien L. J’aime bien Fla. J’aime bien Arnulphe. Et j’aime bien la vie que je mène dans ce camping. Dans ma niche, le plafond est plus haut – n’en déplaise aux X – que dans ma niche précédente. J’aime d’autant plus Fla et Arnulphe et le MBWCFB (Monkey Bird Wild Camping des flots bleus) que l’été suivant mon installation, à force de fréquenter mes voisins, les Li, et leurs voisins, les Wang, j’ai lié connaissance avec une voisine, mademoiselle Ming, que, par mon bagout et mon physique de jeune premier j’ai réussi à séduire, et maintenant que Xiao Ming (car elle s’appelle Xiao) vient chaque soir, à l’heure où le camping ferme pour la nuit et où la lune se lève, me rejoindre dans ma niche, grande presque comme une cabane. Et désormais quand j’entends le son -ing, je ne pense pas forcément à un bowling, ou à un parking, ou à un dancing, ni même à un camping, mais souvent, je pense à Xiao, et je lève vers le ciel un regard reconnaissant, et je me dis : Décidément, l’été, l’été, c’est propice aux rencontres. L’été, et les campings, aussi.