mercredi 29 juillet 2020

Narcisse


En se penchant sur l’eau, Narcisse
A vu un nénuphar
Et puis trois écrevisses
Et puis flottant sur l’eau un morceau de papier buvard
Tout ça cohabitait harmonieusement
Dans l’eau verte
Et Narcisse regardait tout ça
Mais ces objets étaient dispersés
Alors Narcisse
Ne savait où donner de la tête
Ne savait où regarder
Ne savait où poser ses yeux
Une libellule
A un moment
S’est posée
Sur le bord
Du nénuphar
Alors Narcisse
A aimé le nénuphar
A aimé la libellule
A aimé cette eau verte
Et il est resté assis
Tranquille
Au bord de l’eau verte
Et il a enlevé ses chaussures
Et il a lentement fait entrer
Ses pieds nus
Dans l’eau
En commençant par le gros orteil
Et c’était froid
Puis c’était frais
C’était bien
Narcisse souriait
Il a fermé les yeux
Il ne les a plus jamais ouvert

vendredi 24 juillet 2020

Pin-up

Pin-up 
sur poster 
A ne pas confondre avec Auvers-
sur-Oise. 
Champigny-
sur-Marne. 
Saint-Pourçain-
Sur-Sioule.
Pin-up
Sur poster
Ce n’est pas un bled. 
Ce n’est pas une ville.
C’est la déco. Chez moi. 
Elle me regarde. Avec ses yeux profonds. Coucou, me ferait-elle, si elle avait des bras, mais elle n’a pas de bras. Seins, jambes, bouche. C’est tout. Moi, je lui fais coucou. D’une main. 

jeudi 23 juillet 2020

Y a R

Paraîtrait que Nakamura ne parle pas bien français. Et 'paraîtrait que parler comme Nakamura dans ses chansons, ça serait mal.
Il paraît pourtant, aussi, que le français est une langue vivante. Et il paraît même qu’une langue vivante, ça vit. Et que la vie dune langue vivante, cest un peu comme la vie dun être vivant : ça consiste, entre autres, à évoluer. Et il paraît même que ce qui fait évoluer une langue, c’est entre autres les usages que les gens qui utilisent cette langue font de cette langue. Nakamura se sert de la langue. Elle sen sert pour faire des trucs. Des trucs baroques, singuliers, loufoques, drôles, bizarres. Nakamura se sert de la langue, et, ce faisant, Nakamura sert la langue. Et Nakamura, accessoirement, sert même aux vieux qui ont envie de se faire de nouvelles connexions neuronales, et ainsi de repousser larrivée de la maladie d’Alzheimer et de la décrépitude.
Nakamura fait ce quon devrait tous faire. Elle prend ce quil y a. Et elle fait sa sauce avec. « Appuyez vous sur les principes : ils finiront par céder ». C'est ce que prônait à juste titre Oscar Wilde. Et c'est ce que Nakamura fait avec la langue. Aya s’appuie sur la langue française, et la fait craquer de partout. Et c’est jouissif. Et cest savoureux. 
Et Nakamura me fait penser 
à Proust. Proust qui disait, dans une fameuse lettre à madame Strauss, « pour défendre la langue, il faut l’attaquer ». Proust qui disait que les poètes (et y a de la poésie dans Nakamura) parlent une langue étrangère. Nakamura attaque la langue, et, ce faisant, la défend. La défend contre l’inertie. La défend contre l’immobilité. La défend contre la stagnation. La défend contre la mort.
Jadore les phrases de Nakamura où on ne comprend pas trop, à la première écoute. Ça me rappelle quand j’étais petit, quand ma mère me lisait Le petit chaperon rouge, et que tombait dans mes oreilles d’enfant cette phrase mystérieuse, Tire la chevillette et la bobinette cherra. Tire la chevillette et la bobinette cherra. Jy comprenais R. Je men foutais. Jaimais bien. Je trouvais ça mystérieux, singulier, envoûtant. Incompréhensible. Poétique. Tire la chevillette et la bobinette cherra. Crache encore y a R. Une phrase de Nakamura que je comprends du premier coup je suis presque déçu.
 Et Aya se sert tellement bien de la langue, et sert tellement bien la langue, quelle mélange des mots de dans longtemps avec des mots d’il y a longtemps. Par exemple Aya remet 'nana' dans le jeu, alors que depuis vingt ans on dit meuf. Et Aya a fait un tube avec catin dedans - ouais, catin, comme dans Brassens. Continue, Aya.
Et de toute façon Aya va continuer. Les langues vivent, comme les arbres poussent et comme les êtres persévèrent dans leur être. Aya va continuer. Et ceux qui n’aimez pas, cest pas grave : crachez encore : y a R.

Ouvrez

Guillemets
Ouvrez-les
Et voyez
Ce qui se glisse
Dedans
A l’intérieur
Et voyez
A quoi
Ça
Ressemble
Des ailes
Des cuisses
Des têtes
Des pieds
Des nez
Des yeux
Y a tout ça
Entre les 
Paires
De guillemets
Qui se promènent
Partout
On ne peut pas faire
Deux pas 
Sans tomber
Dessus
Guillemets par ci
Guillemets par là
En veux-tu
En voilà
Gui
Guigui
Guillemets
Haha
Un jour je me suis retrouvé encerclé
Cerné
Par des paires de guillemets
Partout où j’allais
Je me heurtais
A des paires
De guillemets
Je leur criais
Laissez-moi
Laissez-moi passer
Laissez-moi sortir
Et eux ne me répondaient rien
Ils me regardaient
Avec des sourires
Sadiques
Ils me regardaient
Et je crois même qu’ils ricanaient
Guillemets !
Guillemets !
Putain de guillemets !
Laissez-moi
Bordel
Passer
Sortir
Aller
Vaquer
Vivre
J’étouffe
Entre vos
Sales gueules

Et les guillemets
Après un long conciliabule
Décidèrent
De s’approcher de moi
En souriant
Et ils s’approchèrent tellement
Qu’ils me
Caressèrent
Et ils me caressèrent
Tellement
Qu’ils m’étouffèrent
Et depuis
Je suis
Comme qui dirait
Pour ainsi dire
Mort

Punk catholique

C’est une punk
Catholique
Elle a un serre-tête
Elle n’a pas de crête
Sous son serre-tête
Mais elle est punk
C’est ce qu’elle dit
Et c’est la vérité
Car aussitôt rentrée
Dans sa chambre
D’étudiante
Elle met à fond
Les Sex
Pistols
Les Sexy
Sushis
Et elle danse
Toute seule
Sous le grand lustre
Dont elle a fait l’acquisition
Un jour
Dans une brocante
Un grand lustre en plaqué or
Mais c’est du toc
Mais il est grand
Et spacieux
Et large
Et quand elle a fini de danser
Elle est fatiguée
Alors elle se dirige vers le lavabo
Et elle se sert un verre d’eau
Et elle boit son verre d’eau
Et elle se remet à danser
Jusqu’à ce que tout
Soit terminé
Le disque
La nuit
L’envie
De danser

Quand tout ça est passé
Elle reboit un verre d’eau
Et s’assoit
Sur son lit
Et sourit





mardi 21 juillet 2020

Quatre virgule dix-huit

Il habite à quatre virgule dix-huit verstes de chez nous. D’après les calculs de mon père. Et mon père, il s’y connait, en calcul. Tout petit déjà, dans sa classe, c’était le meilleur, en algèbre. C’est du moins ce qu’il prétendait. Ma mère ne niait pas.  C’est là-bas qu’ils s’étaient connus. A l’école.
Moi je respectais beaucoup mon papa. Alors, pour les quatre virgule dix-huit verstes, je n’osais pas lui demander, Euh, tu es sûr ? Je n’osais presque pas me le demander, même. Mais quand même. Quatre virgule dix-huit : je trouvais ça étonnamment précis. 
Je n’aimais pas contredire mon père, de toute façon. Un jour, il m’avait dit que les sapins perdent leurs épines en hiver, je lui avais dit, Tu es sûr, il avait d’abord dit, Bien sûr mon petit, et puis j’avais un peu insisté, et lorsqu’il s’était aperçu de son erreur il avait ouvert de grands yeux honteux, et avait répété d’une voix hébétée, Euh, fiston, euh, finalement tu as raison, je me suis trompé. Les sapins, leurs aiguilles, ils les gardent tout le temps. Ce jour là j’avais été très triste pour mon papa.
Mais pour les quatre virgule dix-huit verstes, il se peut qu’il ait raison. Il a des outils sophistiqués, pour mesurer tout ça. Des outils de géomètre. Pour bien mesurer. 
Et puis, et puis, il y a ses fameux nomogrammes. Qui l’aident à affiner ses calculs. A en consolider les résultats. Alors oui, peut-être que Boris habite vraiment à quatre virgule dix-huit verstes. Et si vraiment il habite à quatre virgule dix-huit vestes alors oui d’accord c’est un peu loin pour un petit gars comme moi pour aller tout seul à travers la forêt le retrouver. 
J’irai l’année prochaine. Quand je serai grand.

Tchip tchip

Tchip tchip, je suis un petit oiseau
Ou un gros
Mais ça change rien
Je fais tchip 
Tchip tchip tchip
Car c’est pas la taille qui compte
C’est l’espèce
Si j’étais un coucou je ferais coucou
Si j’étais un oua-oua je ferais oua oua
Si j’étais un gnou je ne sais pas quel bruit je ferais 
Mais j’aimerais être un gnou 
Parce que c’est beau, un gnou, 
Très beau 
Et très noir souvent 
Et j’aime les voir traverser la savane, à la télé
En fait ils traversent l’écran
En fait ils traversent la savane et leur image traverse mon écran
En fait ils sont sur mon écran et leur image ne traverse rien du tout, 
Elle est juste là leur image
Sur mon écran
Grâce à qui
Je vois
Je vois
Je vois
Des gnous

Le venin

Le venin



Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède ! Mon père me disait ça, souvent, quand j’étais petit. Il me disait ça quand je parlais trop, et qu’il avait envie d’un peu de silence. Moi je ne comprenais pas. C’est pas bien l’eau tiède ? Et si c’est bien, pourquoi arrêter, quand on a un robinet d’eau tiède ? Et si c’est bien, pourquoi ma mère tous les soirs elle vérifiait que l’eau était tiède ? Parce que ma mère, tous les soirs ou presque, elle s’approchait de la grande bassine où elle avait fait couler de l’eau et où mes petites sœurs devaient se laver, et elle se penchait lentement vers l’eau, et elle mettait son coude dans l’eau. Et moi je lui disais, maman, pourquoi tu mets ton coude dans l’eau ? Et elle me disait, c’est pour voir si l’eau est à bonne température. Et elle m’expliquait, en me montrant l’intérieur de son coude, elle me disait, c’est un endroit très sensible à la température. C’est pour voir si le bain est à la bonne température pour tes petites sœurs. Et je lui disais, c’est quoi la bonne température ? Et je m’attendais à ce qu’elle dise un chiffre, parce qu’à l’école j’avais appris, les degrés Celsius, l’eau bout à cent degrés, gèle à zéro degré, etc.  Mais ma mère ne me répondait pas par un chiffre. Elle me répondait, La bonne température, c’est quand c’est bien tiède. Alors moi je me disais, Mais si, quand l’eau est tiède, c’est bien, pourquoi papa il me dit si souvent d’arrêter avec mon robinet d’eau tiède ? Et j’imaginais une machine magique qui ferait qu’à chacune de mes phrases la bassine de mes sœurs se remplirait d’eau tiède. Et alors mon père me dirait, Arrête un peu ton robinet d’eau tiède, et moi je lui répondrais du tac au tac qu’il fallait au contraire que je continue de parler pour que la baignoire de mes sœurs se remplisse. Et j’aurais été tout fier, si j’avais vraiment pu faire couler de l’eau tiède dans la bassine où mes deux petites sœurs se baignaient. 
Maintenant que je suis grand c’est différent. Plus personne ne me dit, Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède. Peut-être ai-je trop parlé quand j’étais petit ? En tout cas aujourd’hui je ne parle plus guère. La source s’est tarie. Je suis devenu taiseux. Quand des mots sortent de ma bouche, c’est, de loin en loin, oui, ou, parfois, non, ou, parfois, bonjour. Mon père serait content. Je ne le dérangerais pas avec mon robinet d’eau tiède, s’il était vivant, mais il est mort. Un jour, il marchait le long d’une piscine, après un repas copieux et arrosé, choucroute, tartiflette, vin blanc, vin rouge. Il a glissé, il est tombé dans l’eau, il était déjà vieux, il ne savait pas nager. Il s’est noyé. Mais s’il était vivant il serait content, peut-être, que je soie devenu un taiseux. Il pourrait lire tranquillement le journal chez moi, sur le fauteuil vert. Je ne le dérangerais pas. 
Plus personne ne me dit, Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède. Mais l’eau tiède, j’en fais couler, encore. J’en mets dans une bassine, presque tous les soirs. Et quand la bassine est remplie à ras-bord, je crie, Joséphine ! Martha ! et Joséphine ne répond pas, et Martha non plus. C’est normal. Je ne leur en veux pas. Joséphine, c’est une grenouille. Martha aussi c’est une grenouille. Ce sont mes deux grenouilles. Elles vivent chez moi. Elles s’y plaisent, je crois. En tout cas elles y restent. Je les ai gagnées un jour, à une kermesse. J’étais allé y accompagner mon neveu Timothée. Mon frère m’avait demandé d’y accompagner mon neveu Timothée. Et pour tuer le temps et tenir compagnie à Timothée j’avais joué à la pêche à la ligne, et gagné ces deux grenouilles. Elles vivent chez moi dans un grand aquarium, elles ont grossi, je me suis attaché à elles. Elles sont calmes en toutes circonstances. J’admire leur sang-froid. Si je me mets à hurler sans raison, elles restent très calmes. Si je mets de la musique très fort, elles restent très calmes. Si je cours subitement en direction de l’aquarium, elles restent très calmes. Elles me reposent. Sacrée Joséphine. Sacrée Martha. Je les confonds un peu. Parfois j’appelle Martha, Joséphine, et Joséphine, Martha. Je ne m’en rends pas compte tout de suite. Mais au bout d’un moment je les regarde plus attentivement, et je reconnais la drôle de petite tache que Martha a sur le flanc gauche, et je me dis, Mais c’est Martha ! C’est pas Joséphine ! C’est Martha ! Elles sont belles toutes les deux, mais Martha est encore plus belle, je trouve, avec sa tache. Je ne l’ai jamais dit à Joséphine, pour ne pas qu’elle se vexe. Même si je crois qu’elle ne comprendrait pas. Ces deux grenouilles me calment, m’équilibrent, je les aime, et je suis gentil avec elles, et souvent je les baigne. Je les baigne dans ma bassine d’eau tiède. Et je pense à mes deux petites sœurs. Et je pense à ma mère. Et je pense d’autant plus à ma mère que je tiens à ce que l’eau des grenouilles soit à bonne température. Et pour vérifier que l’eau est pile à la bonne température, je fais comme faisait ma mère. Je soulève délicatement la manche de mon chandail en cachemire. Après quoi je plonge mon coude dans l’eau, et si l’eau est bien à la bonne température, j’appelle mes grenouilles, je leur crie, Joséphine ! Martha ! C’est l’heure du bain ! Et elles ne répondent pas. Alors je vais les chercher. Puis je les baigne. Et alors elles sont contentes. Et ainsi tout est bien. 
Et quand je baigne mes grenouilles je pense aussi à mon père. Parce que mon père, je ne me contentais pas de l’embêter en lui racontant des histoires, jusqu’à ce qu’il me dise d’arrêter mon robinet d’eau tiède. Mon père, je lui posais aussi des questions. Et je lui posais des questions surtout quand je revenais du cours de biologie. Et je me souviens qu’un jour où monsieur Gernigon, le professeur de biologie, nous avait parlé des serpents, des rats-taupes, des grenouilles, des salamandres, en nous disant que c’étaient des animaux à sang froid, j’ai dit à papa, Papa, les animaux à sang froid, ils ont toujours le sang froid ? Et je me souviens très bien de ce qu’a dit mon père.  Il a levé les yeux au ciel, comme pour dire, Ah ! ces gamins ! et aussi, Ah ! ces professeurs ! et il m’a dit, Mais pas du tout ! Pas du tout, bien sûr que non ! Les animaux à sang froid, ils ont le sang froid quand il fait froid. Et je lui ai demandé, Et quand il fait chaud ? Et il m’a répondu, Quand il fait chaud, ils ont le sang chaud. J’étais stupéfait que les animaux à sang froid puissent avoir le sang chaud. 
Et je me souviens d’un autre jour où papa me disait, une fois de plus, Arrête avec ton robinet d’eau tiède. Ce jour là je ne me suis pas contenté de me taire. Ce jour là, je lui ai dit, Papa, les animaux à sang froid, quand il fait tiède, ils ont le sang tiède ? Papa a eu l’air un peu surpris, il a dit, Oui oui, oui oui ils ont le sang tiède, et puis il est retourné regarder son ordinateur. En tout cas encore aujourd’hui quand je baigne Joséphine et Martha je me dis que la température de leur sang est la même que celle de l’eau, et je me dis, sacrée Joséphine. Sacrée Martha.
J’aimerais dresser Joséphine et Martha. J’aimerais qu’elles se rendent utiles. J’aimerais qu’elles deviennent, par exemple, grenouilles de garde. Car il y a parfois des cambrioleurs, dans le quartier. Et peut-être que des grenouilles bien dressées pourraient, les soirs où je ne suis pas là, et où un bruit suspect se fait entendre dans le couloir, donner l’alarme, d’une façon ou d’une autre, ou faire peur à l’agresseur, ne serait-ce qu’en faisant un peu de bruit. L’idéal serait qu’elles puissent le cas échéant mordre l’importun, le remplir d’un venin dégueulasse qui lui pourrirait tout à l’intérieur à tel point qu’il en crèverait quelques heures plus tard et ce serait bien fait pour lui. Ce serait l’idéal. Je me sentirais totalement en sécurité, grâce à Martha et Joséphine. Mais je crois que ça n’est pas possible. Je crois que j’ai eu tort de croire que ce serait possible. Je crois que j’y ai cru parce que je me suis souvenu d’une phrase que mon père répétait souvent, une phrase sur les animaux qui ont du venin, et qu’il m’avait dite un jour où je revenais d’un cours de monsieur Gernigon. Il m’avait dit, Comme disait Schopenhauer, seuls les animaux à sang froid ont du venin. Mon père était un intellectuel. Il citait parfois, aussi, outre Schopenhauer, Descartes, Sacha Guitry, Deepak Shaprah. Mais moi je ne suis pas un intellectuel. Je n’ai pas fait de longues études comme mon père. Et je m’y perds, moi, dans ces phrases. Alors je crois que j’ai confondu, et je crois que j’ai perdu de vue, pendant un temps, que ce n’est pas parce que les animaux à sang froid sont les seuls qui ont du venin que tous les animaux à sang froid ont du venin. En tout cas je crois que Martha n’est pas très venimeuse. Et Joséphine, je crois qu’elle n’est pas très venimeuse, non plus. Alors je crois qu’il faut que je renonce à les dresser et à ce qu’elles deviennent grenouilles de garde. 
Mais ça n’est pas grave. Y a pas que les grenouilles dans la vie. J’ai acheté un cobra. Redoutable. Méchant. Dangereux. Vénéneux. Edmond. Je l’ai appelé Edmond. Comme Edmond Dantès. Un côté vengeance. Un côté, Ah tu me cambrioles ? Tiens je me venge ! Le vendeur m’avait dit, Euh franchement celui ci est vraiment dangereux. En guise de réponse, je lui avais parlé de Schopenhauer. Il n’avait rien compris. J’avais sorti ma carte bleue. Là il avait compris. Il avait bien compris et opiné et souri et m’avait dit, Avec ce serpent là vous ne serez pas déçu.
Depuis Edmond vit donc chez moi, il a une grande corbeille. La cohabitation entre lui et mes grenouilles se passe moyennement bien. Sang froid des deux côtés, certes, mais ça ne suffit pas. Mes grenouilles ont peur de lui j’ai l’impression. Et j’ai l’impression qu’elles ont raison. Parce que parfois j’ai l’impression que dans l’œil jaune d’Edmond, quand il regarde vers l’aquarium des grenouilles, il y a quelque chose d’inquiétant. De menaçant. Alors quand je baigne Martha, et Joséphine, je prends soin de ne pas baigner Edmond en même temps. L’autre jour une amie est venue. Car j’ai une amie. C’est ma seule amie. Mais pour faire croire que j’ai plusieurs amies je dis, une amie.  Elle a dit, c’est une vraie ménagerie chez toi. Et là je me suis vexé. J’ai perdu mon sang-froid. Je lui ai dit, quoi, quoi, comment ça une ménagerie ? Et j’ai crié de plus en plus fort, disant, tu as quelque chose contre les ménageries ? ça te plait pas les ménageries ? j’ai fini par hurler, ménagerie toi même, ménagerie toi même, va te faire ménager, etc. je me suis emballé. Mon amie a pris peur, elle est partie. Je n’ai plus d’amis. Je suis seul, maintenant. Seul, avec Martha. Seul avec Joséphine. Seul avec Edmond. Donc nous sommes quatre. 
De nous quatre je suis le seul à avoir le sang chaud. Je l’ai eu un peu trop chaud le jour où j’ai hurlé sur mon amie. Il n’a fait qu’un tour, tant pis, tant pis.
Celui de mes petits animaux, je suis sûr que ça leur arrive aussi, parfois. Je les aime bien. J’aime les regarder. Je pense à Schopenhauer, à mon père, au coude de ma mère, à la bassine où se lavaient mes sœurs, et je sens les larmes me monter aux yeux, et je me dis, la vie c’est long, la vie c’est bon, la vie c’est tiède, la vie il s’y passe des choses, la vie c’est bouleversant, la vie ça nous fait faire n’importe quoi, et je me dis que dans la vie il faut garder son sang-froid, et je pense à Schopenhauer, et je regarde Edmond, et je lui dis, Vas-y, crache, crache, et j’aimerais tellement là qu’il crache son venin, et le venin tomberait à mes pieds, et je le regarderais, admiratif, et je féliciterais Edmond, et puis peut-être j’essuierais son venin, ou je le prélèverais, et puis je le caresserais en lui disant tu es un bon serpent Edmond, toi au moins tu n’es pas tiède, toi tu envoies. Et puis je lui dirais, d’une voix caressante, tu veux prendre un bain mon petit Edmond ? Et il ne répondrait rien. Et je lui dirais, un bain d’eau tiède ? Et il me jetterait un regard jaune, un beau regard jaune, et alors ému et bouleversés je le prendrais doucement dans mes bras et je serrerais cet animal à sang froid contre mon torse, et ça me ferait chaud, au cœur. 


Les Champs-de-blé

Les Champs-de-blé

Mmmh. C’est doux. C’est tout doux. C’est tellement doux que ça me donne envie d’y rester. Dans ce foin. Dans cette grange. Ça me donne envie d’y habiter. D’ailleurs peut-être que je devrais y habiter. Et peut-être que je pourrais peut-être y habiter. Mais peut-être pas. Il faudrait peut-être que je me renseigne. 
Mais si je me renseigne, mes informateurs risquent de se dire, Tiens tiens, on dirait qu’il voudrait s’y installer. Ce en quoi ils auraient raison. Et ils risquent d’en informer la maréchaussée. Qui alors peut-être viendrait pour m’expulser. Alors peut-être qu’il vaut mieux ne rien dire à personne. M’installer, sans rien demander à personne. Peut-être.
De toutes façons, si je m’installe dans cette grange, j’envisage une vie discrète, sobre, rangée. Lever : le matin. Coucher : le soir. Entre les deux, méditation, dans le foin, repas, dans le foin, siestes, dans le foin. Et puis, de temps en temps, à la nuit tombée, en rasant les murs, et en les rasant de très près, et, en rasant, là où il n’y a pas de mur, le sol : une promenade. Histoire de prendre l’air. Un bol d’air. Oui, ce serait là une vie agréable. Saine. Beaucoup plus saine que celle que je mène actuellement, où il n’y a pas de foin, pas de grange. Il y a des murs, il y a un sol. Mais pas de foin, ni de grange. 
Allez. Oui. C’est décidé. Je m’y installe, dans cette grange. J’y reviendrai dès demain, si j’ai le temps, sinon après-demain. Avec un coussin. Un grand coussin bien confortable. Une couverture aussi, pour si les nuits sont fraîches. Et puis la couverture pourra me servira de nappe. Et puis je prendrai quelques boîtes de conserve, dans mon sac à dos. Et un réchaud.
Il me faudra bricoler, sûrement. Je ne sais pas bricoler. Mais j’apprendrai à bricoler. Je consulterai des tutoriels. « Restaurer une toiture », « Comment consolider les murs », « Vieille grange, mode d’emploi », je trouverai toutes les vidéos nécessaires, et je contemplerai, les yeux écarquillés et le cerveau en ébullition, un monsieur Durand ou un monsieur Dupont me montrer fièrement sa truelle et son ciment, ses ardoises et ses toiles, ses pierres et son papier peint, et m’expliquer doctement ce que je dois faire et ne pas faire pour entretenir ou tenir ou bâtir une maison, et m’encourager gentiment quoique fermement, et me dire, Vous pouvez y arriver ; même vous vous pouvez y arriver, un enfant y arriverait. Et ajoutant, ou n’ajoutant mais le pensant tellement fort que ça se verrait qu’il le pense, Il suffit de se remuer. Alors moi j’obéirai bien sûr, surtout si à cause de l’état déplorable du toit il pleut sur moi, la nuit, ou le jour, ou les deux ; et aussi si le froid entre par le toit et les murs. Car il fera froid je le crains. Je bricolerai, très mal au début mais je bricolerai. Gros œuvre, ciment, béton, pierre. Tout. Parce que la paille, le bois, c’est bien joli, mais il faudra quand même qu’elle soit solide ma grange. Les trois petits cochons, n’est-ce pas : je les ai lus. Et en ai tiré des leçons. Nif-nif, Nouf-Nouf : balayés, avec les huttes de hippies, leurs cabanes de trappeurs. Ma grange, elle, #naf-nafattitude, sera à toute épreuve.
Je dis déjà : magrange. Alors qu’elle est peut-être à quelqu’un. Je veux dire à quelqu’un d’autre que moi. Car je ne sais pas grand-chose de ma grange, pour l’instant. Je constate qu’elle a l’air abandonnée. Je constate que, depuis que j’y ai pénétré il y a à deux heures pour m’abriter de la pluie, personne n’est venu me déranger. Je constate aussi qu’on n’y entend pas de bruit, qu’il n’y a pas de maison autour. Une grange isolée. On peut le dire. 
Si jamais un propriétaire se manifeste, je m’arrangerai avec lui. J’ai quelques économies. 
Je serai peut-être un peu seul, au début. A la fin aussi, peut-être. Ce n’est pas grave. J’aime la solitude. J’ai connu la solitude. Je connais la solitude. 
J’irai draguer, le samedi soir, au bal du coin. A un des bals du coin. Car je sens qu’il y a plusieurs coins par ici. Et plusieurs bals par coin. Non seulement je le sens mais je le sais. Car j’ai acheté le journal local tout à l’heure pour agrémenter ma pause déjeuner lors de cette petite randonnée dominicale que je fais aujourd’hui comme tous les dimanches, mais que je fais à un endroit très inhabituel pour moi et que je découvre complètement. J’ai donc lu le journal local en mangeant, et dans le journal local il était question de moult bals locaux. Bal municipal à Saint-Chose-sur-Truc, grand bal annuel à Machin-lès-Bidule, bal des vendanges à Bourg-saint-Ploumploum, etc. Il y avait même des photos, dans le journal. Tout ça était intéressant, au point que, mâchant mon saucisson, et le pain qu’il y avait autour, je n’ai pas vu le temps passer. C’était un très bon repas. Décidément, c’est une belle journée. 
A part cette pluie. Qui continue à tomber. Ce serait bien qu’elle s’arrête, pour que je puisse repartir, pour que je puisse revenir, demain, ou après-demain, avec mon sac à dos, mon réchaud à gaz, et mon coussin, et ma couverture-nappe. 
Comment est la météo, dans le coin ? On s’en fout. Il n’y a pas de mauvais temps, il n’y a que des gens mal habillés. 
Une fois installé, il me faudra un gagne-pain. Marchand de parapluie, peut-être. Ou couvreur. Ou couvreur-zingueur, pour avoir plusieurs cordes à mon arc. Et en même temps, le zinc, de nos jours… ça se perd. Tout fout le camp. Sauf ce qui reste. Ça fait une consolation. Je dis, couvreur-zingueur, je pourrais dire, couvreur-plombeur. 

L’adresse est poétique. Elle est inscrite à la craie, à demi effacée mais encore lisible, sur la porte branlante et dont une planche est tombée. Il y a marqué : 

0, rue des Champs-de-blé 
49 494 Fermanville-sur-Soyouze 

C’est une belle adresse. J’aurai plaisir à la donner, surtout à ma cousine Géraldine, qui adore envoyer des cartes de vœux, même à Pâques, et aux Impôts, qui adorent m’écrire, aussi, parfois. 0, c’est pair ou impair ? me demandera, telle que je la connais, ma cousine Géraldine. Je ne sais pas, pourquoi ? répondrai-je, tel que je me connais, à ma cousine Géraldine. Pour que je sache de quel côté du trottoir est ta maison, me répondra, telle que je la connais, Géraldine.
Géraldine n’est jamais venue chez moi, là où j’habite actuellement, en ville. De toutes façons c’est trop petit, et puis elle n’aime pas la ville. Mais peut-être qu’aux Champs-de-blé elle viendrait. Parce que je l’appellerais, je l’appellerai - je l’appelle ! : les Champs-de-blé, cette grange où commencera bientôt ma nouvelle vie, bucolique, calme, paisible, et frugale.
Il me faudra une activité sportive. Je m’inscrirai au club de sport. Il y en a un, pas très loin. J’ai lu ça, aussi, dans le journal, en mâchant mon saucisson tout à l’heure, même que j’ai mâché trop vite et j’ai failli m’étrangler avec la peau. « L’espérance gymnique fermanvilloise organise sa journée portes ouvertes », était il indiqué en toutes lettres, Garamond 12. Portes ouvertes. Ha ha. Laissez moi rire. Je rigole. Je rigole parce qu’aux Champs-de-blé, elle ne sera jamais ouverte, ma porte, car elle ne sera jamais fermée, ma porte, car je n’en aurai pas, de porte, car si c’est pour avoir une porte branlante, qui ne ferme pas, et qui sert seulement à porter une adresse inscrite à la craie et moitié effacée, autant ne pas en avoir, de porte, alors la première chose que je ferai en m’installant, ce sera de jeter la porte. Par la fenêtre. Ensuite je jetterai la clé. Par la porte. Et ensuite je me jetterai dans le foin, et ça sentira bon, dans cette grange ; le foin j’en prendrai soin je le cajolerai je lui parlerai je le caresserai pour qu’il soit heureux et épanoui et doux et accueillant ; pour qu’il reste doux comme il est là depuis deux heures que je somnole dessus ; et puis pour qu’il sente bon. C’est important, l’odeur du foin, très important. Et je lui donnerai un nom, même. Pour pouvoir lui dire des mots d’amour. Je l’appellerai Foin, ou Hector, et je lui dira, Foin, petit Foin chéri (ou Hector, petit Hector chéri), viens me tenir chaud, viens tout contre moi, et il ne viendra pas bien sûr, c’est moi qui irai à lui, et je me poserai dessus je me coucherai dedans et je m’y pelotonnerai. Et je me dirai, elle est bien, ma nouvelle vie, et je me dirai, j’ai bien fait, de changer de vie.

Petit parapluie



Petit parapluie

Alors que la tempête s’abattait sur moi, je me suis dit, Pourquoi ça tombe sur moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Et puis je me suis dit, Tu n’es peut-être pas le seul. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net. Alors j’ai regardé autour de moi. Les gens allaient nu-tête, et avaient l’air serein. Ils souriaient. Il n’y avait pas d’intempéries, au dessus d’eux. Les veinards. Alors que moi, décidément, le vent fouettait mon visage, la pluie me cinglait. Et je regrettais amèrement de n’avoir pas pris mon parapluie. En même temps me disais-je, si j’avais mon parapluie, je l’ouvrirais, tel que je me connais, afin de me protéger de la pluie. Et si je l’ouvrais, mon parapluie, il offrirait une prise au vent. Et je le sentirais très fort, le vent, dans mon parapluie. Je serais obligé de serrer très fort le manche, pour empêcher que le vent fasse s’envoler mon parapluie. Alors ça serait un sujet d’inquiétude. Alors c’est peut-être mieux finalement que je n’aie pas mon parapluie, me dis-je finalement. J’ai eu envie d’acheter un ciré. Il y avait un marchand de cirés, à proximité. Un marchand qui tenait un grand magasin, avec des cirés jaunes. Dans son magasin il y avait aussi des cirés bleus. Et le marchand s’était même tellement diversifié qu’il avait récemment fait l’acquisition de cirés violets, indigo, rouges, oranges, verts. Mais il vendait surtout des cirés jaunes. Je me suis dirigé à grands pas vers ce magasin. Le vent me faisait face. Il soufflait dans le mauvais sens. J’ai tourné ma tête vers le ciel, et je me suis adressé à Dieu. Je lui ai adressé une prière. J’ai un peu blasphémé je l’avoue, parce que j’ai crié, je m’en souviens très bien, Putain de bordel de merde de nom de dieu, tu pourrais pas souffler dans l’autre sens ? Et là je me suis tu et j’ai regardé le ciel et écouté le vent pour savoir si ma prière allait être exaucée. Ma prière n’a pas été exaucée, le vent a continué à souffler dans le mauvais sens, et moi à marcher vers le magasin de cirés. Je baissais mon buste, pour gagner en aérodynamisme. Ma tête regardait vers le sol, et mon buste était presque parallèle au sol. Et ainsi non seulement je gagnais en aérodynamisme, mais la tête ainsi tournée vers le sol, j’empêchais que la pluie me cingle le visage. Elle ne faisait que tomber lamentablement sur ma nuque, mes cheveux. Ce qui ne me faisait presque rien. Ha ha. Profitant du confort de ma position, j’ai accéléré. De temps en temps, je relevais légèrement la tête, pour vérifier que j’allais toujours dans la bonne direction. Je constatais que je continuais à me diriger, en gros, vers le magasin de cirés. 
J’avais un peu dérivé, certes. Mais pas trop. A un moment je l’ai aperçu. Mais il était fermé. C’était dimanche. Tant pis. Je ne m’achèterais pas de ciré. 
Je voyageais léger, en somme. Ça n’était pas plus mal, au fond. Je restais positif. J’essayais d’éviter de regarder les gens. Car lorsque j’en apercevais, des gens, je constatais que décidément la tempête les épargnait. Quelle injustice, me disais-je. et je ruminais de sombres pensées. Je me consolais en me disant qu’ils auraient soif, peut-être, au bout d’un moment, les gens. Et qu’alors me voyant marchant sous l’eau ils m’envieraient. Mais me voyaient-ils ? Je n’en étais pas très sûr. Quand je les voyais, ça n’avait pas l’air réciproque. A un moment, il y en a un qui s’est cogné contre moi. Moi je ne me serais pas permis, de me cogner contre lui. Mais lui ne s’est pas gêné. Je l’ai vilipendé. Il n’a pas répondu. Il a regardé autour de lui, n’a pas daigné poser ses yeux sur moi, et a repris sa route ensoleillée. Le mystère s’épaississait. 
C’était quoi cette malédiction ? pourquoi ce micro-climat au dessus de moi, par dessus moi ? moi qui ai toujours tout bien fait comme il faut ? bonnes notes à l’école, quand j’étais petit. Père et mère respectés. Mon prochain, aimé. La plupart du temps. Parfois ça dépendait du prochain, oui, certes. Mais bon. Je ne comprenais pas. Cette tempête localisée, cette tempête particulière, cette tempête personnalisée, exprès pour moi : c’était à n’y rien comprendre. Il y a une météo pour la communauté des humains, il y en avait probablement une pour moi seul, selon laquelle, ce jour là, c’était : tempête. Je me consolais en me souvenant que la tempête, je n’étais pas contre, par principe. J’avais de bons souvenirs de tempête. Notamment une tempête qui avait fait tomber un arbre dans le jardin de mes parents, lorsque j’avais sept ou huit ans. Excellent souvenir. J’avais sué sang et eau pour le planter, cet arbre. C’était un prunier. Je n’aime pas les prunes. Je n’ai jamais aimé les prunes. Il est donc logique que je n’aime pas particulièrement les pruniers. Mais, pour faire plaisir à ma mère, je l’avais aidée, à le planter, ce maudit arbre qui risquait de m’exposer au risque qu’on me dise, plusieurs fois par jour, Prends donc une prune, Tu veux pas une prune ? Tu es sûr ? Vas-y va, prends donc une prune. Etc. Et la tempête, c’est de ça qu’elle m’avait sauvé, c’est grâce à elle que je n’aurais pas à vivre ces scènes, parce qu’un jour de tempête le tronc du prunier s’est cassé en deux. Il n’était pas très épais, le tronc, c’était un prunier encore jeune, fragile. poussif. Mais quand même. Belle tempête. 
Une autre fois, une tempête avait éloigné du rivage un méchant, un ennemi. Longtemps après j’ai regretté de m’être réjoui de sa mort, par noyade, à plusieurs miles de la plage. Mais c’était vraiment un méchant. Il se moquait de moi quand il me croisait. Il avait une grosse moustache. Alors, petit gars ! me disait-il quand il m’apercevait jouant sur la plage. Et il me tirait les oreilles, les cheveux, moquait mes résultats scolaires. Alors quand un sauveteur en mer était revenu, dans son zodiaque, me disant, les larmes aux yeux, des sanglots dans la voix, on n’a pas pu le sauver, j’avais jubilé intérieurement. Aujourd’hui je regrette. Il n’était peut-être pas si méchant. 
La tempête ça en fait des choses. Mais quand même pourquoi celle-ci, pourquoi maintenant, pourquoi pour moi seul ? il était temps de rentrer. Je n’avais pas de ciré. Je n’avais pas de parapluie. Il faisait beau. il faisait beau partout, sauf sur moi. j’ai acheté un journal. Un grand journal. Format tabloïd. Je l’ai déplié au dessus de moi. ça n’était pas aérodynamique du tout. ça a fait baisser ma moyenne. Mais la pluie est tombée sur le journal, et plus sur moi, et je me suis dit qu’après tout je m’en foutais, je me suis aperçu que le vent qui soufflait si fort était tiède, presque chaud, je me suis aperçu que j’étais bien, et je me suis dit que la tempête, je l’aimais, pas seulement parce qu’elle faisait tomber les pruniers, mais aussi parce que la tempête, c’est joli, et il s’y passe quelque chose, et quelque fois même c’est même pas froid. Alors je suis rentré avec mon journal sur la tête, jusqu’à chez moi, et une fois chez moi, j’ai pris mon parapluie, entre mes bras, et je lui ai parlé, et je lui ai dit, petit parapluie, petit parapluie, tu as raté une belle tempête. Et tu n’es pas le seul à avoir raté une belle tempête. Les autres aussi ont raté une belle tempête. Ils ont eu beau temps. Demain il y aura encore une belle tempête. Demain, ou bientôt. Et je t’emmènerai avec moi, petit parapluie. Et nous rirons, petit parapluie. Nous rirons du vent, et du temps, et de la pluie, et de la vie. 
Je t’aime petit parapluie.