Dju-Dju.
C’est comme ça qu’on l’appelle. Elle porte un grand bandeau bleu dans les
cheveux. Ça lui donne un genre hippie. Ses cheveux sont raides et noirs, et
tombent jusqu’au bas du dos. Elle écrit toute la journée. Elle dort toute la
nuit. Le reste du temps, elle bouffe, chie, baise. C’est une vie bien rangée. A
horaires fixes. Elle sort peu.
Dju-Dju.
Elle est parfois un peu cassante. Ses amants se vexent un peu parfois. Quand
par exemple elle leur dit qu’ils ont une petite bite. Car elle dit souvent à
ses amants qu’ils ont une petite bite. Même quand ils ont une grosse bite. Car
certains de ses amants ont une grosse bite. Mais la vérité elle en a rien à
foutre. Elle préfère la poésie. La drôlerie. La loufoquerie.
Ses
amants ne devraient pas se vexer. Car quand Dju-Dju dit, Tu as une petite bite,
ça n’a rien de péjoratif, pour elle. Car elle aime les petites bites. Elle aime
se faire pénétrer par des petites bites. Elle aime prendre des petites bites
dans sa petite main, une par une, ou parfois plusieurs d’un coup. Elle a, elle
même, une petite chatte. Alors quand elle dit, Tu as une petite bite, c’est sa
manière à elle de dire, on va bien ensemble, on est bien assortis, et peut-être
allons nous faire un bon bout de chemin ensemble. « On se complète bien » :
c’est un peu ça qu’elle veut dire, et certains de ses amants, s’ils étaient un
peu moins susceptibles, un peu moins fiers, un peu moins bêtes, au lieu de
remettre leur pantalon et de partir en courant, en maugréant, en ronchonnant -
en bousculant la concierge même, s’ils la croisent dans l’escalier - ils
auraient mieux fait de rester, de sourire, de dire : Ah bon, tu trouves ? Si
petite que ça ? Et elle aurait ajouté en souriant, en rougissant peut-être
même, car elle est très sentimentale, fleur bleue, et, au fond, prude : Oui,
toute petite. Et très jolie. Et elle l’aurait caressée doucement pour la voir
grossir quand même car être petit ça n’empêche pas de grossir, et même c’est
plus facile de grossir quand on est petit que quand on est déjà gros, en un
sens.
Dju-Dju,
elle aime bien avoir de nouveaux amants, et elle aime bien garder les anciens,
alors ceux qui ne se vexent pas quand elle leur dit qu’ils ont une petite bite,
ils restent longtemps amants de Dju-Dju. Jusqu’à usure, sinon épuisement, sinon
lassitude, sinon déménagement, sinon épectase.
Epectase,
ça n’est arrivé qu’une fois. Heureusement pour Dju-Dju. Car c’est bien
embarrassant. Car n’est-ce pas, que faire en cas d’épectase. Que faire quand le
râle de jouissance mine de rien l’air de rien et sans trop prévenir devient
râle de mourant, et quand le cœur bat très, très, très fort, si fort qu’à un
moment il ne bat plus, et qu’on se retrouve avec non un corps jouisseur et tout
chaud mais un corps inerte et tout froid et pas encore dur quand même car
durcir ça prend du temps. Deux solutions : soit on part, vite et discrètement ;
soit on appelle, à l’aide, et au secours.
Dju-Dju
a fait les deux. Elle est partie en courant, se changer les idées, faire le
tour du pâté de maisons, respirer, reprendre ses esprits. Et puis finalement,
elle a téléphoné aux pompiers, et Petite bite n°14 - car tel était son surnom,
son matricule - a été emmenée, et feu son propriétaire aussi du même coup, par
les pompiers, à la morgue, et de la morgue au cimetière, où ils y furent accompagnés
par les proches affligés et en pleurs.
Dju-Dju
n’a pas culpabilisé, et pourquoi l’eût-elle fait. Mais ça a changé ses
habitudes, à la marge, pendant quelques jours. A la marge seulement. Car elle a
continué, bien sûr, quand même, à écrire toute la journée, dormir toute la
nuit, et bouffer, et chier.
Mais
elle a décidé d’arrêter de baiser. Pendant trois jours. Alors ses amants fument
nerveusement des cigarettes sur le pas de sa porte, criant de temps, « Dju-Dju
! tu en as pour longtemps ? » Et Dju-Dju, fièrement, ne répond pas, mais de
temps en temps glisse un petit papier sous la porte, où sont inscrits, selon
les moments, ces mots, Ta gueule, laisse moi travailler, je suis en deuil, un
peu de patience, encore quelques heures, tu pourrais au moins respecter la
mémoire du défunt, connard, petite bite, je t’aime, à très, très bientôt… Et
alors en lisant ça le troupeau d’amants est traversé par des émotions diverses,
agacement, excitation, amour, jalousie, honte, et chacun des amants est bien
content de pouvoir partager ses impressions avec les autres, et de pouvoir
partager aussi ses questions : Qu’est-ce qui lui prend à votre (car ils se
vouvoient) avis ? C’est quoi cette histoire de deuil ? Moi quand elle me prend
la bite dans le creux de sa main elle a la peau si douce qu’elle double de
volume, ma bite, en trois ou quatre secondes ; et ainsi de suite.
Cet
attroupement d’amants obstrue quelque peu le passage dans l’escalier, alors les
voisins quand ils passent devant sa loge en parlent à la concierge, et alors la
concierge de temps en temps monte voir, et dit, Tâchez quand même d’être
discrets, pas trop de bruit s’il vous plait ; et ajoute, Désirez vous que je
vous fasse monter du thé, du café, des couvertures ? Et certains refusent avec
fierté, et d’autres acceptent de bon cœur ; et ainsi les amants bivouaquent
devant la porte de Dju-Dju endeuillée.
Dju-Dju
à cette époque avait chez elle beaucoup de médicaments ; toute une pharmacopée.
Et aussi : des fioles, des bouteilles, des flacons, des tubes, des pots, des
récipients en tout genre, où elle entassait les produits de toutes sortes,
pénicilline, pommades, cocaïne, Martini blanc, bain moussant, granulés
d’homéopathie, shampooings, vaseline, café, poppers, tampons périodiques,
opium, dentifrice. Elle alternait les prises, et ne confondait jamais : quand
elle vidait un flacon dans sa baignoire, c’était jamais le Martini ; quand elle
vidait un flacon dans sa bouche, c’était jamais le bain moussant.
C’est
bien d’avoir les cheveux noirs quand est en deuil, songeait Dju-Dju en se
regardant dans son miroir. Comment font les blondes ? se disait-elle. - Et les
blonds ! cria quelqu’un à travers la porte ; car elle avait parlé tout haut,
comme ça lui arrivait parfois, même quand elle était seule, et du coup, l’ayant
entendue à travers la porte, Petite bite n° 18, aux cheveux tellement
suprêmement blonds, lui avait répondu depuis le palier. Hé ben les blondes, se
dit Dju-Dju, elles se mettent un grand chapeau noir. Et alors elle imaginait
Brigitte Bardot en deuil. Puis - laissant son imagination, vagabonder -
Brigitte Bardot en short. Puis, Brigitte Bardot en marcel. Puis, Brigitte
Bardot avec des sabots, des sabots d’où sortiraient quelques brins de paille.
Puis, Brigitte Bardot toute nue, avec ses cheveux de feu, et des Moon Boots
noires, et un chapeau de cow-boy, noir. Puis, Brigitte Bardot, avec des seins
dorés et des fesses rebondies… Puis revenant à sa question initiale : oui :
même Brigitte Bardot pourrait porter le deuil. Mais quand même, il vaut mieux
être brune quand on est en deuil, se dit elle. Quitte à être en deuil, autant
être brune. Et elle imaginait maintenant Audrey Hepburn, en deuil, Isabelle
Adjani, en deuil, et, de fil en aiguille, Amélie Toutain, en short. Elle était
de temps en temps interrompue dans ses rêveries : « Tu en as encore pour
longtemps ? », demandait tel de ses amants, à travers la porte. Mais à part ces
menus intermèdes, elle pouvait divaguer à loisir.
Toute
à ses rêveries, Dju-Dju se disait : l’inactivité forcée, quand même, ça a du
bon. Et elle profitait de ces heures vides, où elle ne recevait personne chez
elle et en elle, pour se pencher longuement par la fenêtre et regarder la
petite place en contrebas. Ce qu’elle préférait c’était l’heure où la place
était déserte, en plein milieu de la nuit. Le reste du temps il y avait
toujours du monde, un passant, un chien, un pigeon. Mais, avait elle remarqué,
vers quatre heures du matin, les derniers fêtard étaient enfin couchés ; quant
aux travailleurs les plus matinaux ils étaient encore sous le jet de leur
douche, ou devant le miroir de leur salle de bains ; et à cette heure là elle
adorait s’abîmer dans la contemplation de cette place où rien ne bougeait, où
rien ne soufflait, et où un silence profond et immémorial enveloppait les
platanes, les bacs de fleurs, les aubettes, les canisettes, le terrain de
boules.
Suite
à l’épectase, Dju-Dju avait réglé son réveil de manière à ce qu’il sonnât dès
que les soixante douze heures de deuil se seraient écoulées.
Plus
qu’une heure. Dans une heure ça va sonner, et je vais ouvrir à mes amants, et
reprendre ma vie d’avant, songea-t-elle en regardant les reflets de la lune sur
le macadam gris. De troubles émotions se bousculaient en elle. Envie de ses
amants, de les prendre dans ses bras encore, et puis que eux la prennent dans
les leurs, l’embrassent, lui caressent les seins, le sexe. Mais elle
s’apercevait avec étonnement que cette envie n’étais pas sans mélange :
simultanément elle en sentait d’autres, calme, solitude, silence, oui elle
avait envie de ça, aussi, là, maintenant, sous la lune, cette nuit, sur cette
place.
Plus
qu’une demi-heure. Elle regardait la porte, derrière laquelle dormaient ses
amants patients et passionnés et impatients et fidèles, puis elle regardait la
fenêtre derrière laquelle brillait la lune jaune et blanche et silencieuse et
majestueuse, et sa tête fit plusieurs va-et-vient, la porte, la fenêtre, la
porte, la fenêtre, les amants, la place, les amants, la place, les câlins, le
calme, les caresses, le calme, puis tout d’un coup sans trop comprendre ce
qu’elle fait elle ouvre sa fenêtre et se glisse par dessus le rebord et descend
silencieusement le long de la gouttière, et puis elle sent avec délices le sol
sous ses pieds, et alors elle jette un regard éperdu et reconnaissant sur la
lune sublime, et puis elle écoute le silence épais, puis, bouleversée par le
calme et la beauté de cette place déserte sur laquelle souffle une brise tiède,
elle y déambule, lentement, et enfin s’assoit sur un banc, puis s’y endort dans
une immense volupté calme et profonde.