jeudi 19 avril 2018

Au jus Juju



Au jus Juju






Malgré sa soif, Tantale ne pouvait boire.
Chaque fois qu’il se baissait pour se désaltérer
l'onde fugitive tarissait aussitôt.


(Homère, L’Odyssée).








Un genre de dance-floor. Avec des loupiotes dans un coin. Et un petit pédiluve dans un coin. Et un vélo. Et un frigo. Et une petite table, avec deux chaises. On est chez Yoris. Bruit de serrure. La porte s’ouvre. Apparaît Remdem.








YORIS (voix lasse). – Coucou.
REMDEM. – Coucou.
YORIS. - Tu savais que j’étais là ?
REMDEM. - Je t’ai vu du dehors. Par la fenêtre.
YORIS. - Dès que tu m’as regardé ?
REMDEM. - Peut-être même un peu avant.
YORIS. - …
REMDEM. - Je t’ai vu. Et alors, voyant que je te voyais, je t’ai regardé.
YORIS. - J’ai soif.
REMDEM. –Bois.
YORIS. - J’ai très soif.
REMDEM. – Bois beaucoup.
YORIS. - J’hésite.
REMDEM. - Tu hésites tout le temps.
YORIS. - J’hésite quant au breuvage.
REMDEM. - Tu hésites trop.
YORIS. - J’hésite entre jus de mangue et jus de goyave.
REMDEM. - Dans la vie il faut parfois savoir trancher.
YORIS. - A moins que du jus de pastèque…
REMDEM. - On hésite on hésite et puis après on meurt et alors on se dit, j’aurais mieux fait de…
YORIS. -D’agir. Oui je sais. J’agirai dès que j’aurai bu mon jus. Mais pour l’instant je veux boire du jus, et ce sera bon, et ça me donnera de la force.
REMDEM. - Je reviendrai quand tu auras bu ton jus.
YORIS. - J’aimerais bien que tu ne me laisses pas seul avec lui.
REMDEM. - Tu ne serais pas plus tranquille, tout seul, avec ton verre, dans un silence complet, à le lamper tranquillement ?
YORIS, sèchement, énergiquement, fermement. – Nan.
REMDEM. - Tu ne serais pas mieux sans personne qui te regarde ?
YORIS, sèchement, énergiquement, fermement. – Nan. (Reprend un ton normal.) Quand on ne me regarde pas, j’ai des doutes. (Silence.) Et puis je veux que tu puisses dire, J’y étais.
REMDEM. - Tu crois qu’on me demandera si j’y étais ?
YORIS. – Et on te demandera, « et alors, et son jus, il l’a bu ? »
REMDEM. - Tu crois ?
YORIS. –Et on te demandera, « Et est-ce qu’après il a fait son gros rot ? », « Et est-ce qu’il s’est bavé dessus ? », « Et est-ce qu’il avait l’air content de son jus ? », « Et est-ce que depuis il marine dedans ? » On te posera plein de questions. Les gens sont curieux. Les gens veulent savoir. Les gens veulent tout savoir.
REMDEM. - C’est vrai,  les gens veulent savoir.
YORIS. - Zénobe ! (Silence.) Zénobe !
ZENOBE (ton un peu ironique). - Monsieur ?
YORIS. - Fais bailler les goyaves.
ZENOBE. – Okaye.
YORIS. - Et parle moi autrement.
ZENOBE. – Okaye.
YORIS. - Trois kilos, minimum. Il doit en rester dans la remise.
ZENOBE. - Oui bah oui, je sais qu’elles sont dans la remise. Je suis au courant, c’est moi qui les ai achetées, c’est moi qui les ais choisies, c’est moi qui les ai trimbalées, c’est moi qui les ai remisées dans la remise, alors je sais où elles sont les goyaves, je sais qu’elles sont dans la remise, et je sais qu’il en reste, des goyaves. (Il se dirige vers la remise.)
YORIS. – C’est bien. Bravo Zénobe. (Comme parlant à un enfant.) Je te félicite. Braaavo.
ZENOBE (voix étouffée, il est dans la remise. Ton blasé). – Merci, merci
YORIS. - Et puis tu les éplucheras !
ZENOBE. - Ah ça non. No way.
REMDEM (à mi-voix, à Yoris). - C’est qui ce gars ?
YORIS. - Je t’expliquerai. C’est compliqué.
REMDEM. - Rien de sexuel ?
YORIS. - Je t’expliquerai je te dis.
REMDEM. - J’ai soif.
YORIS. - Ah !
REMDEM. – Bah ouais.
YORIS. - Ah ! Haha, monsieur a soif ! Tu vois, hein ! Hahaaa ! Tu vois, y a pas qu’à moi que ces trucs là arrivent hein ? Hein ? Haha. Ha.
REMDEM. - J’avoue.
YORIS. - Ha, hahaaa, et alors tu en veux du jus de goyave ? (A Zénobe.) Zénobe ! Trois kilos de plus ! Ça fera six !
ZENOBE. - Si t’es sage.
YORIS (yeux ronds). - Comment ça si je suis sage ? (A Remdem.)- Non mais l’insolence, l’insoleeence du gars, tu vois, c’est fou, non mais franchement c’est fou non mais c’est dingue ce Zénobe, ce Zénobe, ouhh je te jure ouuuuuh là là, là, rah !
REMDEM. - Reste calme, Yoris.
YORIS. – (Il souffle lentement. Il opine en hochant la tête de haut en bas.)Tu as raison, Remdem.
REMDEM. - J’aime quand tu m’appelles Remdem.
YORIS. - Je t’appelle toujours Remdem. Comment je t’appellerais sinon ?
REMDEM. - Certains m’appellent Remdodylou.
YORIS. – Ah, les salauds !
REMDEM. –Schhh…
YORIS. – Non mais attends mais c’est vraiment des salopards.
REMDEM. - Tu prends les choses trop à cœur
YORIS. – Remdo quoi ?
REMDEM. –Remdodylou. Je n’ai jamais su pourquoi.
YORIS. - Renseigne toi.
YEMRI. - Il faut parfois savoir affaler la voile.
YORIS. - …
REMDEM. - Faire le dos rond.
YORIS. - …
REMDEM. - Me fais-je bien comprendre…?
YORIS. :…
REMDEM. - C’est une image.
YORIS. -C’est pas une image, c’est deux images.
REMDEM. - Ce sont deux images.
YORIS. - Oui d’accord.Ce sont deux images.
REMDEM. - Le dos, la voile : tu as raison, ça fait deux. Deux images.
YORIS. - Zénobe ! Qu’est-ce que tu fous ! Cette goyave ! C’est pour quand ! (à Remdem.) Nan mais tu vois, tu vois.
REMDEM. - Relaxe toi.
YORIS. -(respire profondément.) Remdem l’accompagne en ouvrant grand la bouche et en mimant une respiration profonde.
YORIS, respire encore profondément.
REMDEM. - Voilà ; comme ça, doucement.
Yoris respire très profondément.
REMDEM (apaisant). - C’eeest bien ; comme ça ; lààà.
YORIS. – (soupir d’aise).
REMDEM. - Tu vois ?
YORIS. - Ah ! (Respiration profonde et soupir presque orgasmique.)
REMDEM. – Voiiilà. Cooomme ça.
YORIS. -(Souffle profondément.)
REMDEM. - …
YORIS. - Ça fait du bien. (Il souffle encore.)
REMDEM. - Tu vois. (Yoris souffle encore.) Tu devrais faire ça à chaque fois.
YORIS. - A chaque fois que quoi ?
REMDEM. – Quand tu prends les choses un peu trop à cœur, quand tu t’énerves, quand par exemple Zénobe tarde à ramener les goyaves.
YORIS. - Je ne prends pas les choses trop à cœur. J’ai besoin de goyaves. J’ai soif. J’ai soif. J’ai soif.
REMDEM. - Il va venir.
YORIS. - Je ne serai pas sorti de l’auberge pour autant. Après va falloir les presser.
REMDEM. – Ah.
YORIS. - Et ça sera pas simple.
REMDEM. - On verra ça en temps utile. Chaque chose en son temps.
YORIS. - Ton aide ne sera pas de trop.
REMDEM. - Mon aide… ?
YORIS. – (Calme.) Oui, ton aide, pour presser les goyaves. (Avec une fougue croissante.) Il faudra les presser, les presser, les presser, pour qu’elles rendent leur jus, il faudra les écrabouiller leur faire rendre gorge rendre jus jusqu’à ce qu’on patauge dedans ! Et après on boira, on boira, on boira, jusqu’à plus soif, et même au delà, tellement ce sera bon, mmh, miam ! Miam miam !
REMDEM. - Euh oui d’accord. Bon. Euh. Ce serait quand, ce petit pressage ?
YORIS. – (Voix normale.) Ça dépend de Zénobe. (Hurlement gigantesque, à faire sursauter.) Zénobe ! (Un temps. Puis nouveau hurlement, plus lent.) Zé-no-beuh ! (Silence.) Bon. Dès que Zénobe ramène les fruits, on peut commencer à presser.
REMDEM. - Je ne serai plus là.
YORIS. - Tu seras là.
REMDEM. - Je suis sur le point de partir. Je dois y aller.
YORIS. – Où ça ?
REMDEM. - …
YORIS. – Reste.
REMDEM. - : …
YORIS. -J’ai besoin de toi. (Il s’agenouille ; lui prend la main, la contemple rêveusement quelques secondes, puis il la porte vers sa joue.) Sans toi je ne suis rien.
REMDEM. - Sans ton jus de goyave, surtout.
YORIS. - Rem’, je t’en supplie, reste, reste, le temps de presser ne serait-ce qu’une goyave.
REMDEM. - Rappelle moi si tu veux quand les goyaves seront arrivées.
YORIS (tout d’un coup, et comme fou). - Zénobe !
REMDEM. - Il ne t’entend pas, ou alors il est très occupé. Rappelle moi tout à l’heure. Je viendrai peut-être presser un fruit. Adieu Yoris. (Il s’en va. Silence.)
YORIS. -Rah ! (Se parlant à lui-même.) J’ai la gorge nouée. J’aurais voulu qu’il reste. Je crois que je suis triste. Je sens que mes yeux vont s’embuer. Zénobe !
ZENOBE. - Hey Yoris c’est bon ça va pas la peine de s’énerver comme ça j’entends je suis pas sourd.
YORIS. - Zénobe ! Tu m’entends et tu ne réponds pas !
ZENOBE. - Tiens, voilà de la goyave (il jette une goyave aux pieds de Yoris. La goyave fait un bruit mou en tombant), voilà de la goyave (il jette une deuxième goyave aux pieds de Yoris), voilà de la goyave (il jette une troisième goyave aux pieds de Yoris).
YORIS. - Oh ! De la goyave !
ZENOBE. - Indeed.
YORIS. - Trois goyaves !
ZENOBE. - Comme les trois petits cochons.
YORIS. - Oui c’est vrai, tu as raison, c’est drôle, trois comme les trois petits cochons ! (Il saisit une goyave, la lève devant ses yeux. Et d’une voix triomphale :) Et voici Nif-Nif !
ZENOBE. - Ah non ça c’est Nouf-Nouf.
YORIS, ouvrant de grands yeux étonnés. Ah bon, c’est Nouf-Nouf ? Ok, Nouf-Nouf. (Avec un ravissement qui va crescendo.) Nouf-Nouf, Nouf-Nouf, Nouf-Nouf, (il embrasse la goyave), Nouf-Nouf, Nouf-Nouf. (Se tournant vers Zénobe.) Il faut qu’on s’habitue l’un à l’autre. (Se reconcentrant sur la goyave.) Nouf-Nouf, mmh… (Plusieurs bisous sonores. ; puis silence ; puis, sur un ton inquiet.) Et Naf-Naf ? Il est où Naf-Naf ? (S’excitant.) Naf-Naf ! Naf-Naf ! (Yoris va pour saisir une des deux autres goyaves à ses pieds. A ce moment précis Zénobe jette une quatrième goyave aux pieds de Yoris.)
ZENOBE, voix ample et grave, ultra-tombale. - Le voici, Naf-Naf.
YORIS, éberlué. - Mais ? (Un peu désorienté ; regarde autour de lui, regarde Zénobe comme pour en obtenir des précisions.) Bon. Ok. (Il s’accroupit lentement, buste bien droit, fléchissant lentement les jambes. Il pose Nouf-Nouf sur le sol, et ramasse Naf-Naf. Regardant Naf-Naf et le faisant jouer dans sa main – ton pensif.) Naf-Naf… Va pour Naf-Naf. (Tout d’un coup il l’approche de sa bouche.) Naf-naf, j’ai faim (voix menaçante.) J’ai très faim.
ZENOBE (voix solennelle et un peu menaçante). - N’y touche pas, Yoris ! Laisse Naf-Naf tranquille !
YORIS. - …
ZENOBE. -Touche pas, je te dis !
YORIS (petite voix pitoyable).  J’ai faim…
ZENOBE. - Laisse le !
YORIS, reprenant contenance. - J’ai faim. J’ai soif. Je vais les bouffer. Je vais les presser. Tu as l’air en pleine forme Zénobe.
ZENOBE. - Ça va.
YORIS. - Alors va, et ramène Remdem.
ZENOBE. - Mmmh… si je te laisse seul avec Nif-Nif, Naf-Naf, Nouf-Nouf… J’ai pas confiance. Je sens que tu vas faire des bêtises. J’ai pas envie que tu les bouffes pendant que j’aurai le dos tourné. (Silence.)Je reste. D’ailleurs Remdem ne peut pas être loin (s’approche de la fenêtre, l’ouvre, regarde dans la rue.) Tiens, là bas je l’aperçois. Pas besoin d’aller le chercher, si tu cries bien fort il va t’entendre.
YORIS. - Je ne peux pas crier bien fort. Je ne peux plus. J’ai tout donné tout à l’heure.
ZENOBE. - C’est gentil.
YORIS. - Je n’ai plus soif.
ZENOBE. - Ça va revenir. C’est comme les autres
YORIS. - Comme les autres quoi ?
ZENOBE. - Comme les autres envies. Ça vient. Ça va. Ça revient. Ça reva.
YORIS. - Tu es philosophe.
ZENOBE. - Humani nihil a me alienum puto.
YORIS. - Plaît-il ?
ZENOBE : Laisse, c’est du latin.
YORIS. - J’aime le latin.
ZENOBE. - Alors écoute bien. (Il se penche vers l’oreille de Yoris, ouvre grand sa bouche, et articule bien.) Humani nihil a me alienum puto.
YORIS (se pâmant). – Mmmh…
ZENOBE. - Ça veut dire, Rien de ce qui est humain m’est étranger
YORIS (visage encore pâme, voulant que ça continue). – Encore.
ZENOBE. - En latin.
YORIS. – Encore.
ZENOBE. – Humani nihil a me alienum puto. (Visage pâmé de Yoris. Silence de quelques secondes). C’était bon ?
YORIS. – (Appuyant sur le « c’est » de c’est bon.) C’est bon. (Appuyant sur le encore.) C’est encore bon. (Reprenant un ton plus monocorde.) Je l’entends encore. Je l’ai encore dans les oreilles. Je crois même que j’ai retenu certaines syllabes par coeur. Elles vont m’accompagner un moment je crois. Où que j’aille. Ainsi je ne serai plus jamais seul.
ZENOBE. - Jusqu’à l’oubli.
YORIS. - Jusqu’à l’oubli. Mais ce jour là peut-être tu viendras murmurer des syllabes à mon oreille.
ZENOBE. - Lesquelles ?
YORIS. - Mais je ne les ais pas. Les mêmes, peut-être, ou d’autres. J’ai soif. Tu avais raison ça revient. Regarde même je crois que je salive.
ZENOBE. - Je ne vois rien.
YORIS. - Pour l’instant ça reste à l’intérieur mais je sens que ça progresse dans mon palais et que ça s’approche de la sortie.
ZENOBE, saisit les lèvres entre ses mains, fronce les sourcils, regarde à l’intérieur. -Je ne vois pas grand-chose.
YORIS(essayant de dire « Tu ne vois pas comme quelque chose qui avance », mais ne pouvant pas trop prononcer les consonnes). - u e oi a o e o i a an ?
ZENOBE (tenant toujours les lèvres). - Mmh ?… (Il lâche les lèvres.)
YORIS. - Je disais : Tu ne vois pas comme quelque chose qui avance ? Quelque chose de liquide, qui approche de la sortie ?
ZENOBE. – Mmmhnon.
Il reprend les lèvres, rouvre la bouche de Yoris, regarde à nouveau, plisse les yeux, pour bien voir, hoche la tête de gauche à droite et de droite à gauche, fait une moue, referme la bouche, refait une moue.
YORIS. - C’est bizarre.
ZENOBE. - Il fait très sombre là dedans.
YORIS. - Ah. Donc c’est peut-être seulement à cause de l’obscurité.
ZENOBE. - Veux tu que j’aille chercher une lampe dans la remise ?
YORIS. - Tout à l’heure, Zénobe, tout à l’heure.
Je salive de plus en plus. (Silence.) Comme le lion dans Les trois petits cochons.
ZENOBE. - Ah oui ! Avec sa grande crinière et sa grande salopette.
YORIS. - Et les gouttes de salive qui dégoulinent de sa bouche. Bientôt je serai comme lui, si rien ne se passe. A boire, nom de dieu, à boire !
ZENOBE. - C’est un loup. Dans Les trois petits cochons, le lion, c’est un loup.
YORIS. - Allons-y. Dépose les goyaves dans une bassine. Puis, à tour de rôle, nous piétinerons à l’intérieur de la bassine. Ça fera du jus.
ZENOBE : Soit.
YORIS. - Va te laver les pieds.
ZENOBE. - J’en viens.
YORIS. – Retournes-y.
ZENOBE. - C’est trop loin.
YORIS. - Montre moi ton pied droit. (Zénobe lui tend son pied gauche ; Yoris l’inspecte sous toutes ses coutures). Montre moi ton pied gauche. (Zénobe lui montre son pied gauche : Yoris fait semblant de n’avoir pas remarqué que c’est le même pied, fait comme si de rien n’était, l’inspecte sous toutes ses coutures.) Maintenant montre moi ton pied droit
ZENOBE. -Je te l’ai déjà montré.
YORIS. - Tu ne m’as montré que ton pied gauche.
ZENOBE. - Pourquoi ne me l’as tu pas dit.
YORIS. - Parce que.
ZENOBE. - …
YORIS. - J’ai une idée, lavons nous les pieds de concert dans cette bassine, après quoi nous piétinerons.
(Ils se lavent les pieds, très méticuleusement. Se savonnent bien, orteil par orteil. Et aussi entre les orteils. Et aussi, longuement, la plante de chaque pied. Puis aussi le talon d’Achille. Puis le bas des mollets. Zénobe commence à se savonner énergiquement le haut des mollets et les genoux.)
YORIS. Je crois que ça va suffire là. Zénobe continue de se savonner mécaniquement, puis regarde pensivement vers le plafond, puis arrête. YORIS. – A moins que tu comptes écraser les goyaves avec les genoux. (silence.) bon nos pieds sont plus propres que les mains de quelqu’un qui ferait la cuisine. C’est alright. C’est nickel. C’est bonnard. Bo
ZENOBE (voix lasse.) - nard.
YORIS. -Ils sont clean, ils sont clean, ils sont clean.
ZENOBE. - La bassine on va pouvoir y piétiner tous les deux en même temps ?
YORIS. –Oui. Si besoin on se serrera.
ZENOBE. – 0n risque pas d’avoir les pieds tout collants ?
YORIS. - On va avoir les pieds tout collants, et ça va être bien, et ça va être bon
ZENOBE. - Ton côté roots.
YORIS. -Mon côté wild.
ZENOBE. - Ton côté DIY (en prononçant bien « di-aï-you »).
YORIS. -Mon quoi quoi quoi quoi ?
ZENOBE. - Rien.
YORIS. Allons y. (Il regarde Zénobe. Zénobe regarde ailleurs.) Vas y. Prends les goyaves.
Zénobe se baisse lentement, en prend une entre le pouce et le majeur, la jette, de haut, dans la bassine.
YORIS. - Pas comme ça ! Si tu les jettes de haut elles se fracasseront par terre y aura plus rien à presser.
Zénobe prend une deuxième goyave entre le pouce et le majeur, la jette de très haut, mais la rattrape juste avant qu’elle tombe dans la bassine. Puis la pose délicatement dans la bassine.
YORIS. -Tu joues avec mes nerfs
Zénobe prend une troisième, la fait rouler au sol, jusqu’au rebord de la bassine.
YORIS. - Pressons, pressons.
ZENOBE. - Oui tu as raison finissons en. (Il prend la quatrième, la jette, de loin, dans la bassine.) Un, deux, trois !
YORIS. - Non. Entrons y simultanément.
Ils y entrent. Piétinent de concert les goyaves.
YORIS. - Hi hi ça chatouille.
ZENOBE. - Héhé ça fait des guili oui.
YORIS. - Des guili-guili, oui.
ZENOBE. – Oui oui, des guili-guili, oui oui, des guili-guili.
YORIS (regardant sous lui). -Je vois du jus, je vois du jus !
ZENOBE. - Nous allons bientôt pouvoir déguster.
YORIS. - Tu comptes en prendre ?
ZENOBE. - J’ai soif.
YORIS. - Ça doit être contagieux.
ZENOBE. - J’aime la goyave ; j’aime le jus : j’aimerai le jus de goyave, je suppose.
YORIS. - Ne présume pas de tes forces.
ZENOBE. - L’humanité se divise en deux : ceux qui essaient, et les autres.
YORIS. - Je crois que les goyaves sont bien écrasées à présent.
ZENOBE. – Héhé c’est tout chaud.
YORIS (se frappant le front.). – On n’a pas prévenu Julie !
ZENOBE. - Julie Jurasson ?
YORIS. - Ben oui Julie Jurasson, évidemment Julie jurasson.
ZENOBE. - On ne l’a pas prévenue de quoi ?
YORIS. - On ne l’a pas prévenue que le jus est prêt.
ZENOBE. - Le jus n’est pas prêt.
YORIS. - Oui mais il va être prêt. Il sera prêt.
ZENOBE. - Quand il sera terminé.
YORIS. - Il faudra la prévenir.
ZENOBE. - Elle aime le jus ?
YORIS. - Elle aime le jus. Et elle aime la goyave
ZENOBE. - Ah ! Tout comme moi. (Silence.) Nous nous ressemblons beaucoup Julie et moi.
YORIS. - Le même genre de dégaine, oui. A une époque je croyais que vous étiez frère et sœur.
ZENOBE. - Alors que nous n’étions que voisins de palier.
YORIS. Va la chercher.
ZENOBE. - Je ne sais pas où elle est. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles elle était au Zimbabwe. Il faut enquêter. Il faut regarder. Il faut chercher. Je vais chercher. (Il répète son nom sans raison particulière.) Juju ! Juju ! Juju !
YORIS. - Elle m’a notifié quelque chose, récemment, quelque part. Je vais chercher ça. (Il sort un smartphone.) Ah voici. « Zimbabwe : oh yeah. Africa : extra. Voyage : voyage. Quand je rentre je vous tiens au jus. Juju. »
ZENOBE : Elle ne dit rien d’autre ?
YORIS. -C’est son dernier message. Il y a une photo aussi. Un zèbre en arrière plan. Une vieille femme avec de grandes boucles d’oreille. Elle sourit.
ZENOBE. - Elle sourit souvent sans raison.
YORIS. - Qui ça ?
ZENOBE. – Juju.
YORDAL. -Je lui écris. Julie. Jus bientôt prêt. On se tient au courant.
ZENOBE. - Au parfum.
YORIS. - Au jus.
ZENOBE. - Buvons.
YORIS. - A ta santé.
ZENOBE. - A la tienne aussi.
YORIS. - A la nôtre.
(Yoris remplit deux verres.)
ZENOBE. - A la nôtre !! A la nôtre !! (Ils prennent chacun leur verre, l’approchent de leurs lèvres. Ça frappe à la porte. Ils se regardent. Yoris va ouvrir. Il approche de la porte en marchant, puis accélère et fait les derniers mètres en courant franchement.)
YORIS. - Remdem ! Enfin te voilà ! Où étais-tu ? Salaud ! (il ouvre la porte.)
MONSIEUR BONIFACE. - Bonjour voisin.
YORIS (surpris). - Ah. Monsieur Boniface.
MONSIEUR BONIFACE. - Lui même.
YORIS. – Bonjour. Ça va ?
MONSIEUR BONIFACE. - Ça va.
YORIS. - Quel vent vous amène ?
MONSIEUR BONIFACE (avec emphase, en roulant les r, en prenant un accent italien ou espagnol). - Sirocco. Tramontane. Mousson
YORIS. – Ha ha, perdu, la mousson c’est une saison.
MONSIEUR BONIFACE (reprenant sa voix normale, et sur un ton un peu piteux). - C’est pas un vent ?
YORIS. - Ha ha non c’est pas un vent la mousson, c’est une saison, une saison où il pleut tout le temps. Il tombe des seaux, c’est le déluge, c’est mouillé, mouillé !
MONSIEUR BONIFACE. – Arf.
YORIS. - …
MONSIEUR BONIFACE. – J’ai de grosses lacunes en géographie. Je séchais souvent les cours de géographie à l’école. Je ne séchais aucun cours, sauf les cours de géographie. Ça n’a jamais marché entre la géographie et moi, pourtant (ton de plus en plus passionné) j’aime la géographie, je l’aime moi la géographie, je l’aime alors pourquoi elle m’aime pas la géographie, pourquoi elle m’aime pas (crispant ses poings vers le ciel) géographie, love me !
YORIS. - Au revoir monsieur Boniface. Adieu. Bonne nuit. (Il lui ferme la porte au nez, doucement et sans brusquerie, mais il lui ferme la porte au nez.)
MONSIEUR BONIFACE. - …
YORIS (à Zénobe). - Haha je l’ai mouché. On ne le reverra pas de sitôt. (Yoris triomphant s’approche de Zénobe. Ils se font un long check, quatre, quatre, trois, trois.)
ZENOBE. - Que voulait il ?
YORIS. - Oh… je ne sais pas, Du jus peut-être.
ZENOBE. – Buvons.
YORIS. – Bonne idée.
ZENOBE. – Ça va être bon.
YORIS. – Ça va faire du bien. Ça va être goûteux, fruité, frais, rafraichissant, désaltérant, vitaminant, vitalisant, succulent. Ça va être bon. Ça va couler sous ma langue, ça va m’enfruiter de l’intérieur. Ça va être exotique, ça va me rappeler mes voyages, ça va me rappeler l’Egypte, le Sénégal, le Bilibanga, le Mingoudian, l’Assertérye, la Gardougansie, l’Astrérorgalie, le Brühnenland, le Koulengatorghistan, la Hyence, l’Equateur. Ça va me les rappeler un par un, ces saveurs de goyave. (Il se verse un verre. Il regarde dans le verre, en scrute l’intérieur, de tout près. Air circonspect.)  Mmmh… Mais. C’est de la goyave ? Ce n’est pas de la goyave. On dirait que c’est pas de la goyave. C’est de la goyave ?
ZENOBE. – Oui oui oui oui oui. C’est de la goyave brune de Papourasie.
YORIS. - C’est une drôle de goyave. Ce n’est pas de la goyave normale. C’est de la goyave normale ? Non c’est pas de la goyave normale. C’est quoi cette goyave que tu nous as ramenée ? Dis moi franchement Zénobe. Dis moi la vérité.
ZENOBE. - C’est – c’est de la goyave. Go-ya-ve.
YORIS se met à pleurer.
ZENOBE. - Va te reposer, Yoris. Tu es fatigué.
YORIS. - Oui. Dodo. Gogo. Gogoyave, demain, rah. (Zénobe le porte, le pose dans un lit, le borde.)
ZENOBE. - Je te laisse un verre de jus, pour si tu as soif.
YORIS. – Non ! Vade retro, Papourasie ! Vade retro !
ZENOBE. - Décidément tu aimes le latin.
YORIS, ni lentement ni rapidement, en articulant bien, sans grandiloquence mais en faisant bien sonner chaque syllabe. - Non solum, sed etiam ! Si vis pacem, para pacem ! Veni vedi vici, tu quoque fili !
ZENOBE. - Je crois que je vais te laisser te reposer.
YORIS. - Dies irae ! Jus goyavus ! Casus belli ! Habemus goyavam ! In goyava veritas ! Carthago delenda est ! Nunc est goyavum bibendum !
ZENOBE. - Là, là… ça va aller,Yoris, ça va aller. Calme, Yoris, calme, chhhh… (Zénobe pose sa main sur la couette et caresse doucement Yoris pendant une trentaine de secondes. Yoris commence à ronflotter doucement. Zénobe ressort de la chambre. Il tombe sur Remdem.
REMDEM. - Où est Yoris ?
ZENOBE. - Couché. Ça va pas mieux. Il vient encore de nous faire une crise.
REMDEM. – Ah.
ZENOBE. – Tu étais où toi ?
REMDEM. - Je suis son seul ami.
ZENOBE. - Et Julie ?
REMDEM. – Et Julie, ouais ouais, ouais ouais. Il est vrai.
ZENOBE. - Ça fait donc deux
REMDEM (agacé). – Oui.
ZENOBE. - - Comme dans Tintin et Milou.
REMDEM, agacé. – Oui.
ZENOBE. - Johan et Pirlouit.
REMDEM, agacé. – Oui.
ZENOBE. Tif et tondu.
REMDEM, agacé. Oui.
ZENOBE. - Blake et Mortimer.
REMDEM, agacé. – Oui.
ZENOBE. –Deux amis c’est mieux que rien. C’est mieux que un.
REMDEM. - Mais elle est au Zimbabwe.
ZENOBE. - C’est vrai.
REMDEM. - A ce qu’il paraît.
ZENOBE. - En est on sûr ? Je veux dire, sûr et certain ? Sûr que c’est sûr et certain que c’est vraiment vrai ?
REMDEM. – Ça en a tout l’air. Y a plein d’indices convergents. (Silence.) Zénobe, nous avons une grande responsabilité. Nous devons veiller sur notre ami Yoris.
ZENOBE. - Ce n’est pas mon ami.
REMDEM. - Je dois veiller sur mon ami Yoris. Aide moi.
ZENOBE, l’air pas convaincu, haussant les épaules, et d’une voix un peu atone. -J’aiderai, j’aiderai.
REMDEM, (solennel, un peu grandiloquent, pointant son index sur Zénobe). -Tu aideras, Zénobe ! Tu contribueras à cette grande et noble tâche ! (Zénobe hausse les épaules, maugrée. Remdem d’abord sobre puis de plus en plus enthousiaste et exalté.) Quand Yoris aura bien dormi, aura bien bu, aura bien ronflé, rêvé, aura bien fait son rot, puis demain matin ses ablutions matinales, alors il sera un homme neuf, ce sera une vie nouvelle et exaltante qui s’offrira à  lui, et, tout ça, ce sera grâce à nous, Zénobe, grâce à moi, grâce à toi !
ZENOBE, blasé. - Mouif.
REMDEM. - Nous pourrons nous en targuer, Zénobe, jusqu’à la fin de nos jours !
ZENOBE. - Mmmh… si j’ai un coup de pompe, est-ce que je pourrai me faire remplacer par Juju ?
REMDEM. - Zimbabwe, Zénobe, Zimbabwe !
ZENOBE. - Oui oui Zimbabwe, je sais, je sais.
REMDEM. - Mangue ! Pastèque ! Voilà ce qu’il lui faut, à Yoris ! Des fruits exotiques, chatoyants, colorés, réjouissants, succulents, vitaminés, vivifiants !
ZENOBE. - J’ai une idée.
REMDEM. - Moi aussi !
ZENOBE. – Ah.
REMDEM. - C’est la même, c’est sûrement la même, Zénobe.
ZENOBE. – Oui.
REMDEM. - Ne reste plus qu’à décider qui la mettra en œuvre.
ZENOBE. - Je préfèrerais que ce soit toi.
REMDEM. - D’accord Zénobe, d’accord. Mais laisse moi d’abord serrer ton petit torse poilu ton petit corps malingre et ton petit crâne d’œuf contre mon poitrail d’athlète grec, car j’aime cette synergie cette entente qui se forge se crée se renforcera au fil du temps entre toi et moi, entre moi et toi, entre nous, oh ! (Il reprend plus bas, puis monte crescendo jusqu’au troisième Zénobe.), Zénobe, Zénobe, Zénobe ! (Il serre très fort Zénobe contre lui. Zénobe maugrée toujours. Il étouffe presque. Puis Remdem relâche enfin son étreinte.) Vérifions, tout de même.
ZENOBE. - Oui, vérifions.
REMDEM. Qui commence ?
ZENOBE. - Vérifions, mais vérifions quoi ?
REMDEM. - Vérifiions notre idée, est-ce bien la même, la tienne est elle bien la même que la mienne, la mienne est elle bien la même que la votre ?
ZENOBE. - J’en ai plusieurs.
REMDEM. - Ah !
ZENOBE. - Deux, ou trois.
REMDEM. - Deux, ou trois ?
ZENOBE. - Trois, ou quatre.
REMDEM. - Ah !
ZENOBE. - En fait il y en a qui viennent constamment se surajouter aux précédents, qui, quant à elles, perdurent, persévèrent dans leur être, se cristallisent, se durcissent, sont de plus en plus présentes au monde, prennent comme du ciment, et deviennent comme un bloc de granit inextinguible, inébranlable, inviolable, immuable, invulnérable.
REMDEM. - Et bien tant mieux !
ZENOBE. - Ça fait cinq.
REMDEM. - Je m’en réjouis.
ZENOBE. - Et maintenant six, et hop ! En voici une septième.
REMDEM. - Mais c’est génial ça Zénobe !
ZENOBE. – Huit.
REMDEM. - Il faut juste un petit peu d’organisation. Il s’agit de dompter cette force qui est en vous, il s’agit de catalyser cette énergie, il faut juste trouver un débouché et une utilité à ce jaillissement
ZENOBE. - Neuf. Dix. Onze.
REMDEM. - Trois d’un coup ! Oh ! Zénobe !
ZENOBE. - Et là encore une grappe, wouop ! Douze, treize quatorze quinze seize.
REMDEM. - Zénobe c’est formidable, c’est bon, c’est trop bon, c’est exceptionnel Zénobe ! Ex-cep-tio-nnel !
ZENOBE. - Ah ! Accalmie…
REMDEM. - Profitons, profitons-en Zénobe, et mettons les choses à plat. La première, la première, quelle était elle ?
ZENOBE. - Juju. Zimbabwe.
REMDEM. - Oui. Oui.
ZENOBE. - Juju. Zimbabwe.
REMDEM. - Mais oui Zénobe, oui ! Poursuis !
ZENOBE. - Juju. Zimbabwe. Fruits exotiques.
REMDEM. - Oui, oui Zénobe ! Formidable !
ZENOBE. – Ecris.
REMDEM. - Oui ! Oui Zénobe, il faut que je t’embrasse ! (Il serre Zénobe dans ses bras.)
ZENOBE (ayant - parce qu’il est serré trop fort par Remdem - un peu de mal à respirer). - Dix sept. Dix huit.
REMDEM. - Je vais donc écrire à Juju que puisqu’elle est au Zimbabwe, on se demande bien ce qu’elle y fout mais elle est au Zimbabwe, ses innombrables post en font foi, et on se demande vraiment ce qu’elle fout là bas mais bon elle y est elle y est , et pourquoi pas en même temps aussi après tout car aucune raison d’y être mais aucune de n’y être pas, donc elle y est hé bien puisqu’elle y est, au moins, qu’elle en ramène, bordel, des fruits vitaminés ! Pour notre ami Yoris !
ZENOBE (voix lasse, limite indifférente).- Voilà.
REMDEM. - Ah !
ZENOBE. - Dix neuf.
REMDEM. - Voyons. Comment rédiger cela.
ZENOBE. - Je te laisse ; je vais presser quelques goyaves.
REMDEM. Vas-y.
ZENOBE. - Après de décortiquerai quelques noix.
REMDEM. - Si tu veux.
ZENOBE. - Après j’éplucherai une courgette.
REMDEM. – Ah mais oui, fais-donc. (Il se met à son message.) Alors : Chère Juju. Non. Salut Juju. Non. Salut Julie. Oui. Comment vas tu ? Non. Salut Julie. Ou Juju. Non. Salut Julie. Ah, mais ! Salut Julie. Oui ça c’est bien. Salut Julie, je sais que tu es au Zimbabwe. Mais non que je suis con elle sait que je sais, comment pourrais-je ne pas savoir, salut Julie ramène – voilà ! Voilà ! Autant être direct ! – Ramène des fruits quoi Juju steuplait pour notre ami Yoris, ramène, aboule, fais fuser ! (Il se relit.) Je vais adoucir un peu tout ça. (Il se remet à écrire.) Salut Julie. Peux tu s’il te plait ramener quelques fruits de ton voyage ? D’ailleurs quand tu rentres tu ? Tu nous manques. Tiens nous au jus s’il te plait. Rem’.
(Il pousse un profond soupir de soulagement. Il fait tournoyer dans le vide, devant lui, entre l’écran et son visage, son index, puis, après quelques entrechats, il finit par taper sur Enter. Le message part. il pousse un autre soupir, moins bruyant que le précédent, moitié soulagement moitié satisfaction.) - Zénobe ! Zénobe ! (ça frappe à la porte de l’appartement. Remdem se tait brusquement. Ça refrappe.)
MONSIEUR BONIFACE (voix étouffée, qui vient de derrière la porte). - Ouvrez !
REMDEM, retient sa respiration, ne fait aucun bruit.
MONSIEUR BONIFACE, menaçant. - Ouvrez !
REMDEM. - …
MONSIEUR BONIFACE. - Je vais souffler, et souffler.
REMDEM. - Y a personne !
MONSIEUR BONIFACE. - Et je vais souffler et souffler et à la fin à un moment vous finirez bien par ouvrir, nom de nom !
YEMRI. - Y a que moi, moi et Zénobe, et Yoris, qui est là mais qui est là sans être là parce qu’il dort.
(Un bruit se fait entendre dans la serrure.) Ah ça mais qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qui se passe ? Il a sorti un passe-partout ?
MONSIEUR BONIFACE. - J’ai sorti un passe-partout !
REMDEM, se parlant à lui même. - Il a un passe-partout ?
MONSIEUR BONIFACE (tout fier, sur un ton conquérant). - J’ai un passe-partout !
REMDEM, (d’une voix altérée par l’inquiétude). - Zénobe ?
MONSIEUR BONIFACE. - Vous ne perdez rien pour attendre ! Attendre, attendre… C’est long, c’est long d’attendre, mais vous n’allez pas être déçu, parce que moi j’en ai sous la pédale, j’en ai à revendre, je vais vous en donner, vous allez m’entendre, je vous ai beaucoup entendu là c’est vous qui allez m’entendre, attendre, entendre, attendre, entendre, c’est un peu ça notre condition qu’en pensez vous mon cher ?
REMDEM. - Euh… je ne sais pas trop quoi répondre. Zénobe ? Zénobe !
MONSIEUR BONIFACE. - Moi j’ai l’impression de ne faire que ça depuis des décennies, car je suis vieux maintenant, attendre, entendre, et parfois je fais les deux en même temps, et parfois au contraire j’alterne, j’attends sans rien entendre, j’entends sans rien attendre, et ainsi j’ai trois activités, attendre en entendant, attendre sans entendre, entendre sans attendre.
REMDEM. - Et aussi entendre en attendant, si je puis me permettre.
MONSIEUR BONIFACE. - Non parce que c’est un peu comme attendre en entendant. (Bruit de clé qui tombe par terre). Flûte. J’ai fait choir mon passe-partout.
REMDEM (brandissant le poing en signe de victoire). - Yes ! il a fait choir son passe-partout ! Zénobe ! Viens, à la fin ! (Le bruit de la clé jouant dans la serrure se fait de nouveau entendre.)
REMDEM (voix chevrotante, limite suppliante). – Zénobe…
(Le bruit est de plus en plus fort. La porte s’ouvre dans un grand fracas.)
MONSIEUR BONIFACE. - Aaah. Ça fait du bien. Cette sensation d’être enfin arrivé à destination. C’est comme un long voyage, d’essayer d’ouvrir une porte, réfléchir à la meilleure manière d’y parvenir, faire jouer longuement la clé dans la serrure, et finir par sentir enfin la serrure qui cède, la porte qui s’ouvre. Ah ! (soupir d’aise) je sentais l’odeur de l’écurie je dois dire depuis quelques instants. J’ai toujours eu confiance, je savais que j’y arriverais. (Il embrasse son passe-partout.) Il faut dire qu’il est tellement fiable, tellement… (cherche le mot juste)tellement prévenant. Je l’aime beaucoup vous savez (prenant Remdem à témoin). Mmmhsmack ! (Il réembrasse son passepartout). Lui est moi on est très complices. Regardez le regardez s’il n’a pas de l’allure.(Il le montre à Remdem.) Allez y ne soyez pas timide. Regardez si’l n’est pas classieux. Hein ? n’est-ce pas qu’il beau. Qu’il est beau, qu’il est beaau, qu’il est beau, mais il est maaaagnifique (il en parle comme il parlerait de l’enfant d’un ami qu’il croiserait dans sa poussette) il est superbe. Il s’appelle Lilian. Souvent je ne donne pas de nom à mes objets, mais là, lui, je n’ai pas hésité. Il sent le lilas d’ailleurs. Sentez. Sentez ! (Il fourre le passe-partout sous le nez de Remdem.). Mmmh Lilian, Lilian, Lilian… (Il l’embrasse de nouveau. Puis changeant brusquement de ton.) - Bon alors, c’est fini ce bordel !?
REMDEM. - Assoyez vous monsieur, assoyez vous, asseyez vous asseyez vous
MONSIEUR BONIFACE. - Je m’asseye, je m’assois, mais je vous préviens inutile d’essayer de m’amadouer. (Il s’assoit par terre, en tailleur.).
REMDEM. - Euh… peut être désirez vous une chaise ?
MONSIEUR BONIFACE. - J’ai soif.
REMDEM. - Ah ! Euh… (voix suppliante.) Zénobe ? (voix menaçante.) Zénobe ! (voix colérique.) Zénobe ! Ah ça mais où est il ?
MONSIEUR BONIFACE. - Vous allez réveiller Yoris avec vos conneries.
REMDEM. - Oups oui. Chut. Silence. Vous avez raison. Nous l’avons échappé belle. Il a horreur d’être réveillé.
MONSIEUR BONIFACE. - Ça lui arrive pourtant tous les jours.
REMDEM. - Je veux dire il n’accepte d’être réveillé que par l’absence de sommeil. Tout autre motif, ça le… (Il s’interrompt, et sur un ton furibond) Zénobe !
ZENOBE. - Oui !
REMDEM. - Ah ben quand même. Euh, monsieur ici présent… monsieur ?
MONSIEUR BONIFACE. – Boniface.
REMDEM. – Monsieur Boniface a soif.
ZENOBE. - Hé ben, monsieur Boniface va boire du jus de goyave comme tout le monde.
MONSIEUR BONIFACE. – Parfait. Mais vite fait. Après j’ai des chats à fouetter ; et un message à délivrer.
ZENOBE (comme on scande un slogan, genre « libérez nos camarades »). - Libérez les messages.
MONSIEUR BONIFACE (agacé et cassant). - Ouiiii oui oui. Vous ferez moins le malin quand vous saurez de quoi il retourne !
ZENOBE. -Clic, clac, clouc, clec, clinc.
MONSIEUR BONIFACE. - J’ai soif.
REMDEM. - Ça va venir.
ZENOBE. - Cliing, cleng, bong, bang, boum.
MONSIEUR BONIFACE. - Vous êtes sûrs ?
REMDEM. - Je, euh, je crois, que, oui, quand même, bientôt, oui, je crois, oui.
ZENOBE. - Sbem, paff, brom, teng.
MONSIEUR BONIFACE. - Moi je trouve que ça n’en a pas l’air. (Silence.) Bon ! Je suis pressé. Je m’en retourne. Que je ne vous entende plus. Quant au jus de goyave faites le moi parvenir par mon petit pipe-line portatif que voici, et que je vous confie.
REMDEM (émerveillé). - Oh ! Il est télescopique, en plus ! Ça a l’air bien pratique ! Où avez vous trouvé ça ?
MONSIEUR BONIFACE. - On parlera chiffons un autre jour. Bonsoir, monsieur ! (Il part avec solennité.)
ZENOBE. - Brem. Plef. Dzoum. Blaoum.
REMDEM. - Qu’est-ce que ça signifie Zénobe ? C’est quoi ces bruits ridicules ? Zénobe. Reprends toi, Zénobe.
ZENOBE. – Haha.
REMDEM. - Bon. Je vais y aller. Yoris dort. Monsieur Belphégor est parti. Et Julie est prévenue, pour les fruits.
ZENOBE. - Tout va bien en fait. Tout roule.
REMDEM. - Exactement. Au revoir Zénobe. (Il s’en va).
ZENOBE. - Ah ! Enfin seul. Il y a eu affluence ma parole. Pas moyen de presser tranquillement, avec tous ces va-et-vient. Ce Remdem… Il a l’air sympa, ce Remdem… mais pas moyen d’être tranquille. Bon. Pressons. J’ai envie de changement. Mangue ! mangue mangue mangue (en chantonnant, le  premier « mangue » sur un la, le deuxième sur un mi, le troisième sur un ré, le quatrième sur un la, le cinquième sur un mi, le sixième sur un ré, le septième sur un la, bref,  la mi ré la mi ré la) mangue mangue mangue mangue mangue mangue mangue.  Ah ! ça, oui ! éplucher les mangues ça me connaît ! et puis ça c’est vraiment bon. Où les ai-je fourrées, morbleu. Sapristi. Je ne me souviens plus. Les aurais-je mises dans la remise ? ça se pourrait mon vieux Zénobe. Qu’est-ce que tu en penses Zénobe ? tout à fait Zénobe. Ouhlà voilà que je parle tout seul, ça va pas mieux moi ouhlà là, là là, là là là (il chantonne de nouveau) la la la, la la la, la belle mangue que voilà, c’est pour qui et c’est pour quoi, c’est pour Zénobe, c’est pour moi, miam miam, waou, mioum mioum, waaaa (il se dirige vers la remise. Il s’arrête en route devant une étagère, saisit un livre gigantesque livre de cuisine, genre annuaire). Mouton… Lardons… Mafé… Marmelade… Ah voilà ! Mangue… Mangue fraîche… Mangue à la menthe… Mangue au yaourt… Mangue en cocktail, paaarfait, parfait…. Mmmh, mmmh…. (énergique.)Bon ! Y a plus qu’à. (Yoris revient. Il a les mains devant lui comme un somnambule, et les yeux fermés.)
YORIS. - Je n’y vois rien, c’est toi Zénobe ? J’ai des crottes de sommeil qui m’obstruent la vue je crois, je n’y vois vraiment rien.
ZENOBE. – Ben euh… ouvre les yeux, peut-être.
YORIS, ouvre les yeux. Ah oui tiens dis donc oui oui effectivement. (Il cligne des yeux plusieurs fois avec ravissement, et fait un immense sourire.) Oui oui.
ZENOBE. -Tu vois !
YORIS. - Goyave, goyave, où est la goyave (en chantonnant) je t’ai entendu chantonner mon vieux Zénobe, tu as une très jolie voix ça m’a mis de bonne humeur je suis dans d’excellentes dispositions, profites en profites en !
ZENOBE. - En profiter pourquoi ?
YORIS. - Profites en et ne discute pas le charme va bientôt être rompu profites en profites en profites en.
ZENOBE. - J’en profite, j’en profite.
YORIS. - Mmmh je n’ais pas envie de presser mon vieux Zénobe.
ZENOBE. - Mmh mmh.
YORIS. - J’ai pas envie de faire,  rien, ni quoi ni qu’est-ce, que dalle, peau de balle, tchi, j’ai pas envie de faire j’ai envie de faire faire, faire faire, faire faire, faire faire, (Un temps.) C’est ça le secret.
ZENOBE. - Le secret pour quoi ?
YORIS. - Ne pose pas de questions et va acheter des cochons au marché.
ZENOBE. - Quel format ?
YORIS. – Maousse.
ZENOBE. - Gros groin ?
YORIS. - Gros groin.
ZENOBE. - Elevés au grain ?
YORIS. - Elevés au grain.
ZENOBE. - Gros sabots ?
YORIS. - Gros sabots.
ZENOBE. - Queue en tire-bouchon ?
YORIS. – Facultatif.
ZENOBE. – Œil polisson ?
YORIS. - J’avais dit pas de questions. Prends les trois premiers que tu vois.
ZENOBE. - Les trois premiers en venant de la droite.
YORIS. – Oui, voilà. File.
ZENOBE. - Le temps de mettre mon manteau, mes gants, mon chapeau, de prendre mon parapluie, de me donner un coup de peigne, d’aller me lever, de déféquer, de remettre mes chaussures, de prendre mon permis de conduire, et mes jambes à mon cou, et de me raser…
YORIS. - Fais vite, Zénobe.
ZENOBE. - … de me mettre ma pommade antirides, de…
YORIS. - J’ai soif. Fais vite !
ZENOBE. - Quel rapport ?
YORIS. - Dépêche toi. A tout à l’heure. (Zénobe s’éloigne vers le porte-manteau, puis vers les toilettes, puis vers un petit tiroir dans une commode, puis vers le placard à chaussures, fait de nombreux va-et-vient, au terme desquels il a enfilé manteau, gants, chapeau, pris un parapluie. Yoris continue à parler tout seul. Zénobe affairé ne l’entend pas, et finit par sortir.) Ah. Quand même. Il est curieux. Ah là là qu’il m’agace, qu’il m’agace avec ses questions. Moi je ne lui pose pas comme ça plein de questions. Moi je préfère les réponses. Même à moi je pose peu de questions. Alors aux autres. Je ne l’ai pourtant pas embauché pour qu’il me pose des questions. Je ne l’ai pas embauché non plus pour qu’il aille acheter les trois premiers cochons en venant de la droite, queue en tire-bouchon ou queue en pas-tire-bouchon, qu’il verra au marché. Mais on ne peut pas toujours savoir à l’avance, quand on fait une acquisition, à  quoi elle servira exactement. Mon album Panini par exemple, que je comptais offrir à mon neveu, je l’ai rempli moi même. Mon Guide du routard Asturies Pantagrouie Prégourdinand, je comptais m’en servir en voyage, il m’a finalement servi à rembourrer un oreiller. Zénobe est curieux. Il ne m’a pas demandé à quoi serviraient les cochons. C’est déjà ça. Et ça me vexe d’ailleurs. Il pourrait s’intéresser un peu, bougre de bougre. (Hurlant tout d’un coup, sans transition.) Zénobe ! (Se reprenant.) Mais non, suis-je bête. Voyons. Yoris : reprends toi. Tu sais bien qu’il est au marché. Tu l’y as envoyé à l’instant. Du calme, Yoris. Respire profondément. (Il ferme les yeux et respire profondément.)
ZENOBE. – Tu m’as appelé ? (Yoris n’a pas entendu, continue de prendre de très profondes respirations.) Euh, Yoris ?
YORIS. - Zénobe ? Mais…. Zénobe !
ZENOBE. - Tu m’as appelé ?
YORIS. - Je t’ai appelé, peut-être, je ne sais plus, pars, pars et reviens, trois cochons t’attendent, au marché, fais vite, je t’en supplie, fais vite.
ZENOBE. – Argent.
YORIS. – Oui.
ZENOBE. – Argent, argent, argent.
YORIS. – Tiens. (Il lui fourre un billet dans la bouche.)
ZENOBE. - Mmmh.
YORIS.- Brouuuuuu ! (Zénobe ne bouge pas. Silence.) Aaaarh ! (Zénobe détale à toute vitesse, avec son manteau, ses gants, etc.) Ouuuh, qu’il me fatigue, qu’il me fatigue ! D’ailleurs je me sens fatigué. D’ailleurs je suis fatigué. D’ailleurs je vais me coucher. Pour me reposer. Pour être en pleine forme. Pour pouvoir m’activer. Le moment venu. Car il viendra. Il viendra ! (Il enfourche un vélo trop grand pour lui, et roule vers sa chambre à coucher. Il y a un embranchement. Il a un instant d’hésitation. Il met pied à terre). Flûte. Par la gauche ou par la droite ? Arf. (Il sort une pièce de sa poche.) Face, c’est gauche. Pile, c’est droite. (Il jette la pièce très, très, très haut, puis la réceptionne impeccablement sur sa main, et la retourne dans la paume de son autre main, puis lit. Puis il la remet dans sa poche. Il enfourche de nouveau son vélo. A l’embranchement, il prend à droite, et disparaît.
Soixante secondes de silence. Ça frappe. Ça frappe très fort. Ça insiste. Yoris finit par apparaître en robe de chambre, maugrée. - Qu’est-ce qui se passe encore ? Pas moyen de roupiller ici.
LE LIVREUR - Bonjour monsieur. C’est bien ici la solution de vaderimoloculum ?
YORIS. - Ça se pourrait. Je ne me souviens pas du nom exact. Mais j’ai commandé quelque chose.
LE LIVREUR. - Ben le v’là.
YORIS. - Ben c’est cool.
LE LIVREUR. - Ben faut payer.
YORIS. - Ben j’ai payé d’avance.
LE LIVREUR. - Ben non.
YORIS. - Ben si.
LE LIVREUR. - Ben non.
YORIS. - Ben si.
LE LIVREUR. - Ben non.
YORIS. - Ah bon.
LE LIVREUR. - Carte bleue ? (Visage chiffonné de Yoris.) Paypal ? (Visage chiffonné de Yoris.)  Chèque ? (Visage chiffonné de Yoris.) Cash ? (Visage chiffonné de Yoris.) Liquide ? (Visage lumineux de Yoris, grand sourire épanoui.)
YORIS. - Liquide ! Liquide ! (Le livreur sourit et sort de sa poche une grande bourse, genre vieux porte-monnaie de petite vieille à cabas. Yoris s’esquive d’un pas alerte. Il s’emberlificote un peu dans sa robe de chambre, se prend un peu les pieds dans la trop longue ceinture de sa robe de chambre. On entend quelques bruits de tiroir. Il revient avec plein de petites piécettes qu’il tient dans ses deux mains jointes, qui forment une espèce de conque. Des pièces tombent de ses mains. Ce sont des pièces minuscules, de dix centimes, des petites pièces jaunes. Ses mains ont la position qu’elles ont quand on essaie de porter du liquide à sa bouche.) Voilà les pépettes ! L’oseille ! La fraîche ! (Le livreur met un genou sur le sol, l’autre pas, et ouvre le plus grand possible son porte-monnaie.)
LE LIVREUR. - Soixante dix huit schprountz vingt huit centimes.
YORIS. - TTC ?
LE LIVREUR. - TTC.
YORIS. - C’est cher !
LE LIVREUR. - C’est le prix
YORIS (à part lui). -  Ça coûte cher de bien se nourrir.
LE LIVREUR. - Ça coûte cher de bien se nourrir. A l’occasion faites comme moi. Mangez mal. Payez peu. Vivez, respirez, courez. Pissez. Livrez vous à des activités gratuites. Mais pour faire du bon jus il faut le presser, et pour le presser il faut du varedimoculum, et le varedimoculum c’est cher et en même temps c’est pas si cher et en même temps c’est vrai que c’est cher mais bon c’est pas ma faute monsieur je vous jure c’est pas ma faute c’est pas ma faute c’est pas ma faute - c’est la faute au système
YORIS. - Ouvrez grand. (Le  livreur ouvre plus grand.) Plus grand. (Le livreur ouvre encore plus grand, à faire craquer les bords du gigantesque porte-monnaie. Yoris commence à jeter des pièces dans le porte-monnaie. Certaines tombent directement dedans, beaucoup tombent à côté.)
LE LIVREUR. - Vous n’êtes pas très précis.
YORIS. - Je fais ce que je peux. Je suis mal réveillé. Je n’ai pas assez dormi. Il me manque des cochons, il me manque du jeu, il me manque du sommeil, je suis en manque, alors je vise comme je peux mon ami.
LE LIVREUR. - Je ne suis pas votre ami.
YORIS. - Mon bon.
LE LIVREUR. - N’essayez pas de m’amadouer.
YORIS (jetant encore des pièces). – Tenez.
LE LIVREUR. - J’ai mal au dos.
YORIS. - Fléchissez bien les jambes. Gardez le dos bien droit.
LE LIVREUR. - Je ressemble à un escrimeur qui fait une fente avant.
YORIS. - Prétentieux.
LE LIVREUR. - Et vous, vous ressemblez à une petite vieille dans un parc qui n’aurait pas d’amis, personne chez elle, ni pour son anniversaire que personne ne lui souhaite, ni pour celui de ses filles qu’elle ne leur souhaite pas parce que de toutes façons elle ne les as pas vues depuis des années, et alors pour avoir des relations avec d’autres créatures elle va au parc, tous les jours sauf quand ses rhumatismes la font trop souffrir ou quand elle a autre choses à faire mais c’est rare, très rare, et elle pense toujours à prendre quelques miettes, et une fois sur place, dans leur parc, elle les jette, avec le plus de précision possible, parce qu’elle ne s’est pas aperçue que peu importe la précision, de toutes façons où qu’on jette les miettes les pigeons font l’effort, se déplacent et quoi qu’il arrive finissent par manger les miettes, et le geste auguste de la petite vieille, genre semeur, c’est un peu celui que vous faites monsieur là tout de suite.
YORIS. - Vous avez l’œil.
LE LIVREUR. - Ceci dit sans flagornerie bien entendu.
YORIS. - Bien entendu.
LE LIVREUR. - Le pédiluve m’a l’air presque rempli.
YORIS. - Non ; je l’entendrais.
LE LIVREUR. - Vous avez une bonne ouïe ?
Yo : oune ouïe excellente. Il y a longtemps un médecin m’a dit, mon pavre ami, votre vue baisse à une telle vitesse, vous allez finir aveugle, alors moi aussitôt rentré chez moi ni une ni deux j’avais étudié les sons, les odeurs, les textures, le goût, j’avais potassé, beaucoup, des livres, des sites spécialisés, des moocs, cours du soir, pour développer mes quatre sens restants, et donc je le connais je le connais comme si je l’avais fait le son du récipient qi est plein à ras bord, plein à ne plus rien pouvoir contenir, et je puis vous affirmer que le pédiluve peut encore contenir du varedimoculum, alors continuez à faire venir le varedimoculum, je veux du varedimoculum en masse, pas plus haut que le bord mais presque.
LE LIVREUR. - Bon d’accord.
YORIS. - Au prix que je paie, en plus.
LE LIVREUR. - Bon d’accord j’ai dit.
YORIS. - Pas d’effets secondaires.
LE LIVREUR. - Lisez la notice
YORIS. - Où est la notice ?
LE LIVREUR. - Dans le paquet.
YORIS . - Où est le paquet ?
LE LIVREUR. - Dans le vestibule
YORIS - Où dans le vestibule ? Mon vestibule est très grand. Je m’y perds. J’y perds des affaires.
LE LIVEUR. - Déménagez
YORIS. - Juste pour avoir un nouveau vestibule ? Vous plaisantez ?
LE LIVREUR. - Vous vous déconcentrez, vous visez de moins en moins bien.
YORIS. - Je m’applique pourtant.
LE LIVREUR. - Vous payez cher…
YORIS (l’interrompant). - Ah !
LE LIVREUR. - Vous payez cher…
YORIS. - C’est vous qui le dites !
LE LIVREUR. - Vous payez cher votre manque de sommeil, et de jus, ça nuit gravement à la précision de vos jets. (des pièces tombent à côté de son porte-monnaie). Non mais appliquez vous quoi ! (ton plaintif) J’ai mal au dos. J’ai mal aux jambes. Je n’aime pas l’escrime, je n’aime pas les fentes avant.
YORDAL. - Rapprochez vous
LE LIVREUR. - Je n’y arrive pas ! Je suis bloqué.
YORIS. - Je vais venir jusqu’à vous.
LE LIVREUR. - S’il vous plait.
YORIS. - J’arrive.
LE LIVREUR. - A la bonne heure.
YORIS. - J’approche.
LE LIVREUR. - 0n vous fera une ristourne.
YORIS (s’étant redressé et s’apprêtant à s’approcher). - Je savais qu’on finirait par s’entendre.
LE LIVREUR. - J’aime le silence.
YORIS. - On peut s’entendre sans se parler.
LE LIVREUR. - Alors allons-y.
YORIS. - Allons où ?
LE LIVREUR. - Allons y, entendons nous sans nous parler.
YORIS. - …
LE LIVREUR. - Et écoutons le silence. (Ils s’immobilisent tous les deux. Ils retiennent leur respiration. Puis reprennent une respiration normale.)
YORIS. - …
LE LIVREUR. - …
YORIS. - …
LE LIVREUR. - …
YORIS. - …
LE LIVREUR. - …
YORIS. - Ça fait du bien.
LE LIVREUR. - N’est-ce pas ?
YORIS. - J’avoue.
LE LIVREUR. - Arrêtez de jeter des pièces. Pour que le silence soit complètement complet.
YORIS. - Complet, quoi.
LE LIVREUR. - Chut. (Le silence prend.)
LE LIVREUR (extatique). - Ah !
YORIS. - Vous souffrez ?
LE LIVREUR. - Je jouis.
YORIS. - En souffrant, ou sans souffrir ?
LE LIVREUR. - Quand la jouissance est trop forte je ne sens plus la souffrance.
YORIS. - Je vous inviterai pour déguster.
LE LIVREUR. - C’est gentil.
YORIS. - Il y aura une cérémonie, une sorte de vernissage.
LE LIVREUR. - Ah !
YORIS. - Ce sera aux dégustations ce que les vernissages sont aux expositions.
LE LIVREUR. - J’entends bien.
YORIS. - Ce sera très gentil
LE LIVREUR. - Je suis très pris.
YORIS. - Je vous préviendrai longtemps à l’avance.
LE LIVREUR. - Vous n’avez pas mes coordonnées personnelles.
YORIS. - Je les trouverai.
LE LIVREUR. - J’ai pluseirus identités.
YORIS. - Je m’adresserai à votre entreprise.
LE LIVREUR. - J’ai des identités postiches.
YORIS. -Vous me raconterez ça plus tard. Revenons à nos moutons.(Il se remet à jeter des pièces, par poignées entières, comme un semeur.) Couvrez vous. Couvrez vous !
LE LIVREUR. - Laissez moi quelques secondes (le livreur sort un casque de moto (intégral) de son sac ; il le met) Allez y. Je suis prêt. (Yoris jette de nouveau les pièces, sans mégoter, par poignées.)
YORIS. – Suis-je loin du compte ?
LE LIVREUR. - J’en ai peur.
YORIS. - Les petits ruisseaux…
LE LIVREUR. -… font les grandes rivières. Je sais. Et pierre qui roule…
YORIS. - n’amasse pas mousse.
LE LIVREUR. - Vos petits ruisseaux sont trop petits, on est encore loin des soixante dix huit euros monsieur. Nous offrons des solutions de paiement en plusieurs fois ; trois mois sans frais.
YORIS. - Vous n’auriez pas pu le dire plus tôt ?
LE LIVREUR. - J’avais oublié.
YORIS. - Le principe actif du produit… combien de temps il reste actif ?
LE LIVREUR. - Lisez la notice. Dans le vestibule.
YORIS. – Arf.
LE LIVREUR. - Ouvrez mon sac. Il y a dedans un appareil. Prenez le. Lisez le chiffre sur le petit écran en haut à droite. Puis, chuchotez le moi dans l’oreille droite (Yoris regarde dans le sac, prend l’appareil, lit le chiffre, et chuchote dans l’oreille gauche.) Non, l’oreille droite. Je suis sourd d’une oreille (Yoris tourne autour du livreur, chuchote dans l’oreille droite.) Rajoutez quelques pièces et ça ira pour aujourd’hui, voisin.
YORIS. - Nous sommes voisins ?
LE LIVREUR. -Un petit peu.
YORIS. - Voici (Il rajoute quelques pièces ; puis il aide le livreur à se redresser. Le livreur a encore le dos très raide mais parvient à tenir debout.) Vous allez pouvoir repartir dans de bonnes conditions ?
LE LIVREUR. -Vrrrrrrr, vrrrrrrrrrrrrr (Le livreur mime la conduite d’une moto, fait du bruit avec sa bouche, dispose ses mains comme si elles étaient sur le guidon d’une moto ; fait des bruits de plus en plus forts) vrrrrrrrrrrrrrrrrrroummmmm pét pout pout, vrrrrrrrrrrr.
YORIS. - Mmmh, oui ça devrait aller.
LE LIVREUR. - Vvrrrrrrrââââow
YORIS. - Oui je crois que tout ira bien.
LE LIVREUR (continuant de mimer la conduite d’une moto). - Vvvvvvvvvvvvwwwwwwwww vrrrrrr.
YORIS. - Prudence sur la route, tout de même.
LE LIVREUR. - Je n’ai jamais eu d’accident. Pas le moindre petit accident.
YORIS. – Bravo.
LE LIVREUR. - Même au Mille bornes ; même aux autos tamponneuses...
YORIS. - Vous les jeunes vous n’avez pas le goût du risque.
LE LIVREUR. - … même en autobus, même en taxi-brousse quand je suis allé au Burkina-Faso pour planter un arbre dans un village, un jour, pour participer à l’entraide entre les peuples du sud et les peuples du nord, et pourtant le chauffeur doublait dans les côtes, par visibilité réduite, sur des routes étroites.
YORIS. - Un petit accident de temps en temps, ça tanne le cuir.
LE LIVREUR. - Je suis d’un naturel prudent.
YORIS. - Un petit accident, ça forge le caractère.
LE LIVREUR. - J’ai un côté un peu épicier ; jamais d’accident, jamais d’overdose.
YORIS. - Un accident ça fait les pieds.
LE LIVREUR. - Cette nuit j’ai rêvé que je marchais pieds nus sur des graviers, même que les graviers ne me faisaient même pas mal. C’était presque doux. Le temps était beau… Il y avait une douceur dans l’air qui annonçait les premiers beaux jours. Je me dirigeais vers ma voiture, pour aller chercher de l’argent, pour payer le restaurant où je venais de déjeuner.
YORIS. - J’espère vous revoir à ma dégustation.
LE LIVREUR. - Les deux autres échéances seront payées par virement. Donnez moi vos coordonnées bancaires.
YORIS. - Voici mes coordonnées bancaires. (Il tend un papier.)
LE LIVREUR. - Merci pour vos coordonnées bancaires.
YORIS. - De rien pour mes coordonnées bancaires.
LE LIVREUR. - Au revoir.
YORIS. - Au revoir
LE LIVREUR. - Je prends par le vestibule
YORIS. - C’est la route.
LE LIVREUR. - Vrrrrrrrrrrrrr vrrrrrrrrrrrrrrrrrrr… (Il part sur sa moto imaginaire.)
YORIS. - J’ai envie de l’essayer tout de suite. Il me fait de l’œil. Ça doit être tout tiède, tout doux. Ça doit faire des gouzi-gouzi partout, autour de la cheville, ça doit prendre la cheville, tout doucement, ça doit être bon. Je vais proposer à Remdem de l’essayer avec moi. (il téléphone) Rem’, viens. Quelque chose pour toi. Viens je te dis. Tu vas voir, c’ets chaud, c’est tiède, c’est sain, et ça fait la plante des pieds tous frippés.
Il ramène du vestibule un immense carton. Il en sort un minuscule papier, sur lequel il n’y a presque rien de marqué. Il grommelle, puis s’approche du pédiluve. Il y jette un coup d’œil, regarde ce qu’il y a dedans, regard méfiant. Il enlève lentement ses chaussons-chaussettes, puis ses grosses chaussettes ; en dessous, il y a des petites socquettes, il les enlève aussi ; enfin il trempouille un bout d’orteil prudent dans le pédiluve.  Ça sonne. Il grommelle, se sèche les pieds avec une immense serviette rose, enfile ses socquettes, puis ses grosses chaussettes ; ça ressonne. Oui oui ça vient , ça vient ! Il enfile ses chaussons chaussettes, et glisse vers la porte. Il ouvre.
REMDEM. - Je suis venu aussi vite que possible.
YORIS. - Viens, viens, glisse derrière moi, enlève tes chaussures, mets les patins, glisse.
(Remdem enlève ses chaussures, d’énormes moon boots, et glisse silencieusement derrière Yoris, vers le pédiluve.)
YORIS. – Héhé. Pas mal, non ? Que penses tu du pédiluve ?
Yem je l’avais déjà vu
YORIS. - Oui mais l’avais tu déjà vu plein ? l’avais tu déjà vu plein ? tu ne l’avais jamais vu plein. Et là pour la première fois tu le vois plein ! hein ! alors ! qu’en penses tu ?
REMDEM. - Il est bien plein.
YORIS. - Et plein de pas n’importe quoi mon gars c’est moi qui te l’dit (Il met sa main sur l’épaule de Remdem). Plein de quelque chose dont tu me diras des nouvelles mon garçon !
REMDEM. - Il est plein presque jusqu’au bord.
YORIS. - Enlève tes chaussettes, c’est le grand jour, on va y mettre nos pieds, ça va être bien, Rem’, Rem’, tu pourras dire, j’y étais !
REMDEM. - Je ne dirai rien.
YORIS. - Tu pourras si tu veux.
REMDEM. - Je n’aime pas m’épancher.
YORIS. -  Je ferai de la pub autrement.
REMDEM. - Je tiens à mon anononymat.
YORIS. -  Tiens donc.
REMDEM. - Ma chaussette perd ses poils.
YORIS. - C’est pas plutôt des plumes ?
REMDEM. - C’est des poils de chat.
YORIS. -  Des Alessandro Guzacci dirait-on. Mazette
REMDEM. - J’ai été augmenté
YORIS. - Ancienneté ?
REMDEM. - Docilité.
YORIS. De beaucoup ?
REMDEM. - De beaucoup.
YORIS. - De quoi t’acheter beaucoup de socquettes Alessandro Guzacci ?
REMDEM. - Entre autres, et caleçon aussi, et autres, tu m’en dirais des nouvelles tu verras tu verras.
YORIS. - Allons faire trempette. Je m’impatiente. Je bous.
REMDEM. - Ça a l’air froid.
YORIS. - Ça va se réchauffer.
REMDEM. - Je suis frileux.
YORIS. - J’ai mis le chauffage.
REMDEM. - Il faut faire chauffer le liquide.
YORIS. - Je ne sais pas si le principe actif reste actif à n’importe quelle température.
REMDEM. - Quel principe actif ?
YORIS. - C’est une solution stérilisante.
REMDEM. - Ah…
YORIS. -  Pour désinfecter les pieds.
REMDEM. – Ah.
YORIS. - Les petons.
REMDEM. – Ah.
YORIS. - Les panards.
REMDEM. – Ah.
YORIS. - Après ils sont tout propres. Impeccables.
REMDEM. – Et…
YORIS. - … et alors y a plus qu’à.
REMDEM. - Plus qu’à quoi ?
YORIS. - Plus qu’à se jeter à pieds joints sur les fruits de ton choix et les piétiner les piétiner jusqu’à ce qu’ils rendent tout leur jus, jusqu’à ce que tel l’ivraie et le bon grain la peau et le jus soient séparés pour toujours et à jamais, et que tu patauges dans du jus avec des pieds tellement propres, tellement propres, grâce au pédiluve, qu’il est comestible le jus. Remdem, j’ai la flemme de piétiner.
YORIS. - Viens quand même te baigner.
REMDEM. - Je m’arrêterai aux pieds.
YORIS. - Moi aussi.
REMDEM. - Brrr elle est froide.
YORIS. - Elle est fraîche.
REMDEM. - On s’y fait.
YORIS. - Quand on y est n’est ce pas…
REMDEM. - Quand on y est elle est bonne.
YORIS. - Oui, hein.
REMDEM. - Quand on va en sortir ça va nous faire du bien.
YORIS. - Il faut attendre que la peau soit fripée.
REMDEM. - Pourquoi donc ?
YORIS. - J’ai lu ça sur la notice.
REMDEM. - Ah.
YORIS. - Je sens déjà que ça fripe, sous moi.
REMDEM. - Veinard.
YORIS. - Pas toi ?
REMDEM. - Pas moi.
YORIS. – Patience.
REMDEM. - J’ai des invités chez moi ce soir. Le bœuf bourguignon mijote, à l’heure où je te parle. A feu doux.
YORIS. - Tu prendras bien un petit jus avant !
REMDEM. - S’il est prêt.
YORIS. - J’en ai en réserve.
REMDEM. - Alors d’accord.
YORIS. - Tu es toujours d’accord.
REMDEM. - Je suis d’un naturel ouvert. Je n’aime pas le conflit. Tu veux me faire boire du jus, je boirai du jus.
YORIS. - Je te propose du jus.
REMDEM. Je boirai du jus.
YORIS. - Nous nous entendons bien je trouve.
REMDEM. - Oui.
YORIS. - Je qualifierais notre relation de : chouette.
REMDEM. – Alright.
YORIS. - Isn’t it ?
REMDEM. - Ha !
YORIS. - Quoi ? Quoi ?
REMDEM. - Ha haaaa !
YORIS. - Y serais-tu ?
REMDEM. - Je sens qu’il se passe quelque chose. Je sens que ça fripe !
YORIS. - Sous les deux pieds ?
REMDEM. - Surtout le droit. Ça fripe à vue d’œil si j’ose dire.
YORIS. - Oui j’ai l’impression de le sentir aussi ?
REMDEM. - Et comment le sentirais tu ?
YORIS. - Je ne sais quel imperceptible mouvement de l’eau.
REMDEM. - Ouhlàlàlà ouhlàlàlà que ça fripe ! ça fripe ça fripe ça fripe !
YORIS. -  Hé hé tu m’as l’air tout excité.
REMDEM. - Je suis assez impressionnable comme garçon.
YORIS. -  Tu es délicat, fin, racé, stylé.
REMDEM. -  Tu vas me faire rougir.
YORIS. - Léger et cristallin
REMDEM. - Que d’éloges.
YORIS. - On sort ! Moi en tout cas je sors. Et puis je me dis, n’y a t il pas un risque de rétroaction ?
REMDEM. - Que disent ils sur la notice ?
YORIS. - Je ne l’ai pas lue en entier. Mais je me méfie. Le thé par exemple. A partir d’un moment, plus tu laisses le sachet dans l’eau, plus le taux de théine baisse.
REMDEM. – Menteur.
YORIS. - Et si ça se passe pareil là, à quoi aura-t-il servi que nous ayons fripé nos plantes de pieds ? Alors je sors.
REMDEM. - Tu es même sorti, à ce que je vois.
Yoris se sèche les pieds, enfile socquettes, chaussettes, chaussons-chaussettes.
YORIS. - Veux-tu une collation apéritive ?
REMDEM. - Je n’osais pas te demander. Je veux bien. Ça nous ouvrira l’appétit. Je veux dire ça nous donnera envie de boire, si on s’assèche bien le gosier, là tout de suite maintenant, avec une petite collation de derrière les fagots, une petite collation bien étouffe-chrétien. J’aimerais goûter de ton fameux pudding au cake.
YORIS (vexé). - Cake au pudding.
REMDEM. - Cake au pudding, cake au pudding, oui pardon, où avais je la tête.
YORIS. - Tu l’avais perdu mon pauvre.
REMDEM. - En as tu beaucoup ?
YORIS. - De quoi remplir plusieurs assiettes. Zénobe se lève parfois la nuit pour en manger. Il est insomniaque. Je l’entends, ça dure parfois plusieurs quarts d’heure. Le temps qu’il se lève, qu’il trouve sa robe de chambre, qu’il se cogne contre les meubles, qu’il pousse des jurons. Dans toutes les langues ! Notre colocation est franchement polyglotte. Fucking hell, pas plus tard que la nuit dernière. La puta la hueva, la nuit précédente, ça me revient, ça a fait trembler les murs. Il avait je crois marché sur un Lego. Il a horreur de marcher pieds-nus sur des Lego. Bordel de chiottes, ça c’était la nuit de samedi à dimanche. Et ainsi de suite. Ah ! Ça il en fait des insomnies, il en pousse des jurons, et ses insomnies, à chaque fois ça se termine au fond du frigo, à manger mon pudding au cake.
REMDEM. - Ton cake au pudding.
YORIS. - Mon cake au pudding, oui oui, bien entendu, mon cake au pudding, et il en mange et il en mange, masch masch masch, ça dure des quarts d’heure je te dis. Et c’est comme ça, de fil en aiguille, tellement mon cake au pudding donne soif, car il est un peu étouffe-chrétien oui oui un peu étouffe-chrétien le mot n’est pas trop fort, c’est comme ça qu’un jour il m’a dit, j’ai mangé de ton cake cette nuit, Comme d’habitude lui avais-je répondu je me souviens très bien, J’ai mangé de ton cake au pudding m’avait il donc dit, et il avait ajouté, je m’étais dit comme ça qu’avec un petit jus ça passerait beaucoup mieux.
REMDEM. - Ah c’est lui qui a eu l’idée du jus !
YORIS. - Et nous voilà à nous mettre en quatre pour fabriquer du jus. Ah ! si j’avais su.
REMDEM. – Peut-être n’aurais tu jamais fait de cake au pudding.
YORIS. - N’exagérons rien. (Il s’approche, comme pour révéler un grand secret à Remdem, et parle à voix plus basse.) Mais j’aurais peut-être modifié la recette. J’aurais peut être fait quelque chose d’un peu moins sec, un peu plus fruité. (Il remplit une assiette de cake au pudding.) Tiens ! Régale toi garçon !
REMDEM. – Merci.
YORIS. - Bon appétit.
REMDEM. - Tu n’en prends pas ?
YORIS. - Plus tard, plus tard.
REMDEM. - Tu risques de n’avoir pas soif.
YORIS. - J’ai soif.
REMDEM. - Il est vrai que tu as souvent soif
YORIS. - C’est naturel.
REMDEM. - Tout petit déjà ?
YORIS. - Hé bien je crois. Si je me réfère à ma vacillante mémoire…
REMDEM. - Tu as une très bonne mémoire non ?
YORIS. - Si je me réfère à ma vacillante mémoire, j’ai toujours su avoir soif quand il le fallait.
REMDEM. - Tu es un véritable gentleman. Un homme du monde. Un homme fait.
YORIS. - Ma libido bibendi ne m’a jamais posé de problème particulier.
REMDEM. - Tu vas pouvoir t’en mettre plein la lampe tout à l’heure.
YORIS. - J’y compte bien, j’y compte bien.
REMDEM. - Que fait Zénobe ?
YORIS. - Hé bien. (Il regarde un écran.) Il est en train de tourner le coin de la rue juste avant le marché. Il y a un gros tas de cochons. Ça risque de faire trop. Un rien le déstabilise. On va voir. Je le laisse se débrouiller.
REMDEM. - Faisons du jus de litchi.
YORIS. - Du jus de litchi ?
REMDEM. - Le litchi c’est bon. Et puis c’est presque transparent. Alors le jus sera transparent, ou presque transparent. Alors tout en buvant nous nous verrons l’un l’autre. Nous pourrons nous faire des clins, à travers le breuvage, sans pour cela avoir besoin de s’interrompre, et tout en buvant tout en buvant nous ferons des clins, là où du jus de goyave nous obligerait à choisir, boire, ou nous faire des clins, et tu sais Yoris, j’ai horreur de choisir, j’aime pouvoir mener plusieurs activités de front, et, entre autres, boire en faisant des clins, alors décidément je crois que le jus de litchi ce serait parfait, parfait.
YORIS. - Mais mais ça désorganise tout. Je n’ai pas de jus de litchi, pour commencer.
REMDEM. - Peut-être qu’en se procurant des litchis...
YORIS. - Ah mais se procurer des litchis mais c’est facile à dire c’est que ce n’est pas si simple ! Où veux tu que je me procure des litchis ?
REMDEM. – Peut-être qu’en allant dans un magasin.
YORIS. - Ah mais tu crois que ça se trouve dans les magasins.
REMDEM. - Oui. Allons y. j’y vais. Je veux. J’ai envie. Je veux d’un jus transparent.
YORIS. - Si Zénobe revient sans cochons il va m’entendre.
REMDEM. - Il va t’attendre ?
YORIS. - Il va m’entendre. Pas de cochons, pas de jus.
REMDEM. - Mais pourquoi d’ailleurs voulais-tu qu’il allât chercher des cochons ?
YORIS. - Parce que.
REMDEM. - Ecoute je n’y tiens plus je vais acheter des litchis. (Il sort.)
YORIS. - Ah ça mais c’est extraordinaire, me voilà encore tout seul. Non mais c’est prodigieux, j’ai un don pour ça, me revoici seul. Ah. (Soupir). Solitude… (Le soupir devient progressivement un soupir d’aise). Ah ! (Soupir d’aise, puis grognement de satisfaction). Ah. Enfin seul. (Il prend une assiette, ouvre la porte du frigo, se sert une grosse part de cake au pudding). Aaah. Un peu de pudding au cake. Euh, de cake au pudding. Ah… (Il s’assoit, mâche lentement, voluptueusement. Ça fait un bruit mou et régulier et lent). Ah. (Toujours assis à table, il repousse un peu son assiette, étend ses jambes, s’installe confortablement sur sa chaise, s’assoupit. Un temps. Il est réveillé par des bruits devant sa porte. Des grognements). Arf. C’est toi mon vieux.
ZENOBE. - C’est moi mon cher Yoris.
YORIS. - Oui bon trêve de salamalecs.
ZENOBE. - Oui oui. Mission accomplie.
YORIS. - C’est ce que je vois.
ZENOBE. - Ça n’a pas été simple.
YORIS. - Ah bon
ZENOBE. - Il a fallu leur tirer, l’oreille pour les uns, la queue pour les autres.
YORIS. - Ils ne voulaient pas venir ?
ZENOBE. - Pas trop, non.
YORIS. - Pourquoi en as tu ramené autant ?
ZENOBE. – Inséparables.
YORIS. – Comment ça inséparables ?
ZENOBE. - Ils ne se séparent pas.
YORIS. - Ils sont si affectueux ?
ZENOBE. - Ils forment une bande indissociable.
YORIS. - Bon. Et combien sont ils ? Je n’arrive même pas à les compter.
ZENOBE. - Le marchant m’a fait un prix.
YORIS. - Quand pourrons nous passer à table ?
ZENOBE. - Dès que le jus sera prêt.
YORIS. - Quand le jus sera t il prêt ?
ZENOBE. - Dès que les cochons auront piétiné les fruits avec suffisamment d’ardeur et de constance.
YORIS. - Il faut commencer maintenant.
ZENOBE. – Oui.
YORIS. – Vas-y Zénobe.
ZENOBE. - J’y vais. (Se tournant vers le troupeau de cochons derrière lui) En avant les amis ! (Une quinzaine de cochons le suit.) Et au travail ! (Se tournant vers Yoris.) Il faut les chausser, n’est ce pas ?
YORIS. - Il faudrait, oui.
ZENOBE. - Avons nous suffisamment de chaussons ?
YORIS. - Tu n’en as pas achetés ?
ZENOBE. - Le marchand n’en avait pas.
YORIS. - Le marchand n’en avait pas ?
ZENOBE. - Le marchand n’en avait pas pour tous, et pas de la bonne pointure.
YORIS. - Le marchand en avait donc.
ZENOBE. - Le marchand n’avait pas ce qu’il fallait.
YORIS. - Fais les passer dans le pédiluve.
ZENOBE. - Quel pédiluve ?
YORIS. - Ce pédiluve, là. Je n’ai pas perdu mon temps, pendant que tu traînais au marché. J’ai accusé réception de la livraison du veradocum, de sorte que le pédiluve est en état de fonctionnement. Quiconque y trempe ses pieds peut ensuite en user, de ses pieds, pour n’importe quelle tâche culinaire.
(Zénobe s’approche lentement de Yoris. Il le regarde dans le fond des yeux. Avec lenteur et solennité, comme pour une remise de légion d’honneur, il se penche vers Yoris, et lui fait un gros bisou sonore sur chaque joue. Il retourne à ses cochons).
YORIS. - Oui. Bon.
ZENOBE. -Oui. Tu as raison.
YORIS. - Il me semble.
ZENOBE. - Quand ils auront lavé leurs pieds et piétiné les fruits, il n’y aura plus qu’à servir.
YORIS. - Nous avons un invité.
ZENOBE. - Je ne crois pas.
YORIS. - Nous avons un invité te dis je et cet invité c’est Remdem, qui vient manger, avec nous, ce soir, du cake au pudding s’il est encore en état d’en ingérer après tout ce qu’il a bouffé tout à l’heure, et surtout, surtout, du jus.
ZENOBE. - Je l’ai croisé dans la rue. Les bras chargés de litchis.
YORIS. - C’est normal.
ZENOBE. - Il m’a dit qu’il allait chez lui.
YORIS. - Avec ses litchis ?
ZENOBE (baissant les yeux. Petite voix). - Oui.
YORIS. - Ah ça ! Mais de qui se moque-t-on ! Remdem ! Salaud ! (Il se précipite sur son smartphone.) Je vais lui envoyer un message bien senti. (Il tapote fébrilement.) Viens me relire.
ZENOBE. - Oh je te fais confiance. 
YORIS. - Viens, je te dis.
ZENOBE (se penche par dessus l’épaule de Yoris et regarde l’écran). -  Mmmh… il y a beaucoup d’émoji.
YORIS. - En effet.
ZENOBE. - Mmmh… Les têtes d’âne sont d’assez bon goût. (Yoris sourit fièrement.) Mais c’était indispensable d’en mettre autant ?
YORIS. - Mon forfait est illimité.
ZENOBE. – Ok. Quant aux têtes de mort…
YORIS. - Elles sont bien dessinées, évocatrices…
ZENOBE. - C’est vrai. (Un temps. Il relit). Rien à redire. Le message va porter je suppose. A table.
YORIS. - Ah il va déguster le salaud ! Tiens. (Il appuie rageusement sur « Entrée ».) Le salaud ! Va te faire voir avec tes litchis ! (Il se précipite vers la fenêtre, l’ouvre en grand.) J’espère que tu vas en crever d’indigestion ! Crève !
ZENOBE. - Du calme Yoris. (Yoris reprend son souffle.) Toujours ce côté sanguin. Tu n’es pas raisonnable.
YORIS. - T’occupe.
ZENOBE. - C’est l’heure du jus.
YORIS. - …
ZENOBE. - Juice time.
YORIS. - …
ZENOBE. Time for jus.
YORIS. - Français parlando est.
ZENOBE. – Plait-il ?
YORIS. - Laisse c’est de l’hébreu
ZENOBE. - De l’hébreu.
YORIS. - Du chinois.
ZENOBE. - Du chinois ?
YORIS. - Du latin.
ZENOBE. - Du latin. Nous avons à faire du jus, et toi tu parles latin. Bon. Les cochons sont tous passés dans le pédiluve. Les fruits sont dans le pressoir. Il n’y a plus qu’à attirer les cochons sur le pressoir de manière à ce qu’ils passent dessus et ainsi pressent les fruits jusqu’à leur faire rendre leur jus.
YORIS. - Que ferons nous des peaux ?
ZENOBE. - Nous pourrions les faire sécher.
YORIS. - Et ensuite ?
ZENOBE. – Peut-être les vendre.
YORIS. - A qui ?
ZENOBE. - Des artistes peut-être. Ou des fétichistes. Ou des fabricants de bougie. Des artisans. Les peaux de fruits, ça sert. Là où j’habitais avant nous avions de nombreux bougeoirs, faits à partir de noix de coco vides, de peaux de clémentines, de peaux de bananes, de peaux de pamplemousse, de peaux de…
YORIS. - Soit.
ZENOBE. - Sinon nous pourrions en faire des vêtements, qui sait.
YORIS. - Tu peux envoyer les cochons.
ZENOBE (se tournant vers les cochons). - Cochons ! à mon commandement ! Hop ! (Les cochons s’ébrouent, on entend un bruit énorme, avec des grognements.)
YORIS. - Ils ont l’air vigoureux.
ZENOBE. – Oui. Je me suis assuré de leur état de santé ; santé physique, santé psychique : im-pec-cable.
YORIS. - Tu as bien travaillé mon vieux Zénobe.
ZENOBE. - Le jeu en valait la chandelle je pense, enfin on verra, mais l’idée que des cochons valétudinaires, poussifs, mous, piétinassent nos belles goyaves…
YORIS. - Nos belles goyaves !
ZENOBE. - …m’était pénible. Elle m’a beaucoup travaillé, au marché, cette idée. Tout en regardant toute cette cochonnaille vigoureuse je pensais que comme disait Nietzsche…
YORIS. - Comme disait Nietzsche… 
ZENOBE. - Hé bien comme disait Nietzsche, Il faut avoir en tête le négatif, pour faire du positif.
YORIS. - J’ai soif.
ZENOBE. - On va boire.
YORIS. - Julie a bien été prévenue ?
ZENOBE. - Ah Julie est au courant oui oui. Elle a répondu.
YORIS. - Elle a répondu quoi ?
ZENOBE. - Elle a répondu, merci de me tenir au jus.
YORIS. - Et elle dit quelque chose sur les fruits ?
ZENOBE. – Non.
YORIS. - Sur le Zimbabwe ?
ZENOBE. – Non.
YORIS. - Sur la vie ?
ZENOBE. – Non.
YORIS. - Sur l’amour ?
ZENOBE. – Non.
YORIS. - Sur la mort ?
ZENOBE. Non.
YORIS. – Sur…
ZENOBE. - …
YORIS, voix altérée, presque blanche. – Sur moi ?
ZENOBE. – Non.
YORIS, soulagé, reprenant une voix plus apaisée. - Alors buvons à sa santé. (Il approche, avec lenteur, le verre de ses lèvres. Puis il approche, avec lenteur, ses lèvres du verre. Rideau.)




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