Mon
père me disait tout le temps, Lors de notre passage sur terre, il faut laisser
une trace. Comme les limaces ?, je lui demandais, et il ne me répondait
pas et regardait ailleurs et parlait d’autre chose. Lui des traces il en a laissées.
Il est mort mais des traces il en a laissées. Je me souviens surtout de celles
qu’il a laissées sur le mur de la cuisine. C’était blanc, c’était mou. Ça
faisait des petites taches sur le mur. C’est des morceaux de cervelle, m’avait
chuchoté ma grande sœur. Faut dire qu’à bout portant, avec sa carabine de
chasse, il ne risquait pas vraiment de se louper mon père. Il avait laissé
d’autres traces, avant. Il y a celles qu’il laissait sur la table de la
cuisine, tout le temps. Ça ne ratait jamais : après chaque repas, à
l’endroit où il avait mangé, il y avait un rond rouge. Je m’en apercevais
surtout quand c’était mon tour de passer l’éponge sur la toile cirée, il y
avait toujours un rond rouge, et il fallait frotter, frotter, avec la vieille
éponge qui pluchait, pour réussir à faire disparaître ce rond rouge, et en
sachant, en plus, que ce rond rouge il reviendrait dès le repas suivant, parce
que mon père buvait du vin rouge à chaque repas, et exactement à la même place,
parce que mon père s’asseyait toujours exactement à la même place. Mais il
fallait quand même frotter, il fallait quand même la faire disparaître, ce
signe que mon père avait bu du vin rouge, et qu’au –nième verre en se servant
il en avait fait couler quelques millilitres le long du verre et que donc ça
avait formé ce petit rond rouge.
Il y
avait aussi les traces qu’il laissait sur ma mère, les bleus quoi. Nous c’était
plutôt des rouges, qui s’estompaient très vite, la rougeur sur la joue après la
petite torgnole, si on ramenait une mauvaise note de l’école, par exemple. Bref
c’était pas la joie à la maison. Mais n’empêche j’ai retenu sa leçon. On est
sur terre, autant essayer de laisser une trace, une petite trace, de notre
passage. Mais une trace de quoi ? C’est pas facile je trouve. J’ai commencé par faire
plein de graffiti sur les tables à l’école, et souvent l’instituteur ou
l’institutrice s’en apercevait, alors j’étais puni, et je passais des heures à
frotter pour faire partir mes graffiti, et quand je frottais ça me rappelait
tout le temps que je passais à frotter la toile cirée à la maison pour essayer
de faire partir les traces de vin que mon père avait laissées et alors je me
disais, Mais c’est fou c’est donc ça la vie, on passe sa vie à frotter pour
faire disparaître des traces, les siennes, celles de ses parents ? Et j’en
avais les larmes aux yeux parfois je me souviens en frottant mon pupitre à
l’école. Mais c’était plus fort que moi, plus tard je recommençais à faire des
graffiti et à me faire punir. Un peu plus tard je me suis mis, avec le bel
opinel que m’avait offert Stéphane, le frère de ma mère, qui était gentil,
assez bricoleur, et qui habitait dans le Cantal, je me suis mis disais-je à
graver des choses dans les troncs d’arbres. Des bêtises. Les noms des joueurs
de foot que j’admirais, puis plus tard des groupes de musique dont j’étais fan,
et puis même à l’adolescence des prénoms de filles dont j’étais amoureux. Je me
souviens d’une fois où, suant de trouille et d’excitation, je m’étais approché
du plus beau chêne du petit parc municipal, et discrètement j’avais sorti mon
opinel, et j’avais entaillé la belle écorce épaisse et marron, et formé un
grand j, un grand e, un grand t, etc., jusqu’à ce qu’il y ait marqué, Je t’aime
sur le tronc, en grosses lettres. C’était ma déclaration à Héloïse, une rousse
à tâches de rousseur et à yeux verts, avec un beau sourire, une grosse
poitrine, et beaucoup de cran, elle m’impressionnait avec sa manière très
assurée de parler aux adultes, et j’avais reculé de quelques pas pour bien me rendre
compte de l’effet. Ça se voyait très bien, les lettres étaient en marron très
clair sur le fond marron très foncé alors ça se voyait vraiment très, très
bien, ça se verrait même la nuit avais-je pensé, et j’avais signé le cœur
battant et j’étais rentré chez moi très fier d’avoir trompé la vigilance de
l’employé chargé de la surveillance du parc, et aussi très excité et en même
temps un peu apeuré à l’idée que Héloïse allait probablement, pas sûrement mais
probablement, lire ce mot, et là je m’étais demandé si elle allait bien
comprendre et je m’étais aperçu que j’avais oublié d’écrire le prénom d’Héloïse
et qu’elle ne comprendrait pas, qu’elle comprendrait seulement que c’était moi
l’auteur de ce mot et que peut-être elle penserait que j’étais amoureux de
Lili, qui était un peu sa rivale dans le lycée, et qui était très belle elle
aussi d’ailleurs avec sa longue frange brune et raide. Alors dès le lendemain
j’avais repris mon opinel, j’étais allé le plus discrètement possible à l’arbre
qui portait mon message fougueux et mais énigmatique, et juste au dessus du Je
t’aime j’avais entrepris de graver le prénom de mon amoureuse, et j’en étais au
L quand l’employé municipal m’avait surpris, m’avait sérieusement engueulé et
surtout m’avait forcé à nettoyer cette belle inscription, fruit de mon amour
pour Héloïse. J’avais dû l’effacer immédiatement, sous ses yeux, en grattant
longuement le beau tronc de ce beau grand arbre, jusqu’à ce que petit à petit
la frontière entre le brun très clair des lettres et le brun très foncé de
l’écorce autour laisse la place à un continuum, un joli dégradé de bruns sur le
beau tronc du beau grand arbre.
Plus
tard encore, dans le choix de mes sports, j’ai tenu compte de ce que m’avait
dit mon père. Lorsque je me suis mis au tennis, je privilégiai la terre battue,
de préférence grasse, épaisse, humide, pour qu’elle garde bien l’empreinte des
balles que j’envoyais. En sport de complément j’optai pour le ski, de descente
et nordique, ce qui me permettait, quand je me penchais sur le chemin parcouru,
de voir de magnifiques lignes parallèles au milieu de la neige immaculée. Je
préparais minutieusement mes sorties de ski, choisissant mes horaires et lieux
de sortie en fonction des prévisions météorologiques, de manière à ne skier que
dans de la neige profonde et poudreuse.
Ainsi
tu vois pauvre papa, je t’ai obéi, j’en ai laissé des traces, j’ai fait de mon
mieux, même si bien sûr au bout d’un moment elles se sont effacées. Mais toi
aussi les tiennes elles ont été effacées, et les morceaux de cervelle sur le
mur de la cuisine je peux te l’avouer papa nous les avons très vite enlevés,
pour essayer de reprendre une vie normale et pour pouvoir tourner la page. Et
je crois que peut-être tu avais raison de dire qu’il faut essayer de laisser
une trace, mais je crois aussi que c’est difficile de laisser une trace qui
reste vraiment longtemps, et de me dire ça, ça me console, parce qu’en
regardant dans la neige le sang qui coule à flots par ma bouche ouverte et en
revoyant défiler toute ma vie depuis qu’il y a douze secondes je me suis cogné
à pleine vitesse contre le pylône de cette station de sport d’hiver, et avant
de m’évanouir je me dis que, même si je ne me réveille pas, ce petit ruisseau
de sang sur la neige je me dis que même si je ne me réveille pas ce sang sur la
neige ça fera une trace, une petite trace, qui ne restera peut-être pas très
longtemps, mais qui restera un petit moment – comme celles que font les
limaces.
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