mardi 22 novembre 2016

Stay-in

C’est une discipline. Olympique. Le stay-in. Il faut rester. Le plus longtemps possible. Le vainqueur est celui qui est resté le plus longtemps.
J’ambitionne de représenter mon pays à la prochaine olympiade. Alors je m’entraîne : où que je soie, j’y reste. Pas indéfiniment. Ça, je n’y parviens pas encore. Mais longtemps. Au moins plusieurs heures. Mon record, malheureusement, n’a pas été enregistré officiellement. Il est de plusieurs jours. Je me souviens très bien de la manière dont j’avais procédé. Dédaignant les voix qui me disaient, vas-y, vas-y, vas-y, j’étais resté, resté, resté. Jusqu’à ce qu’enfin je doive bouger, pour je ne sais plus quelle raison. Une raison impérieuse, certainement. Ou alors, peut-être, dans un éclair de lucidité, m’étais-je dit, regardant autour de moi, Personne n’est là pour enregistrer mon record, le valider. Alors à quoi bon. Oui, ça avait dû être ça mon raisonnement.

Je retenterai, de toutes façons. Plus tard. Pour l’instant je me repose.
Je fais du jus, comme disent les athlètes. J’aime cette expression, qui attire l’attention sur le fait que ne rien faire, c’est faire. Parfois. Quant à moi je me charge d’attirer l’attention des gens sur le fait que faire, c’est ne rien faire. Parfois. Mais pas toujours. Dans certaines circonstances, je l’ai bien vu : faire, c’est faire. Ça ne m’a pas échappé. Par exemple, lorsque je fais le tour du pâté de maisons : faisant le tour du pâté de maisons, je fais le tour du pâté de maisons. Sans ambiguïté. Pareil quand je fais du jiu-jitsu. Et pareil évidemment quand je vais à la selle.

Tandis que par contre, en revanche, au pmu en bas de chez moi, il y a des faiseurs, qui ne font strictement rien, ils baillent, rient, parlent, boivent, jouent, téléphonent, courent, sautent, vomissent, palpent, tripotent, chuchotent, susurrent, lampent, lapent, loupent, flatulent, sortent, entrent, sortent, entrent, sortent, entrent, s’esclaffent, devisent, trichent, parient, expectorent, fument. Ils glandent. De véritables faiseurs, faiseurs de rien, de tout petits riens. Ils feraient mieux de rester. Ils le font, parfois. Mais pas longtemps. Ce ne sont pas à proprement parler des rivaux : la sélection pour les Jeux olympiques, je le sens, ne m’échappera pas.
J’ai de temps en temps la visite du sélectionneur. Il me voit, faisant, m’agitant. Il me dit, Ne devrais-tu pas t’entraîner ? Rester ? Je lui réponds, Je fais du jus. Il opine gravement, l’air pas convaincu. Il a un objectif précis, qui lui a été solennellement notifié par sa hiérarchie. L’or. La médaille d’or. Tout autre résultat, lui a-t-on bien dit, sera considéré comme un échec, trois points de suspension. Il a bien compris. Limogeage. Alors il a besoin de moi. Alors il louvoie. Il ne me dit pas franchement, Espèce d’abruti, tu vas t’entraîner, oui ? Il est plus sournois, il transige. Il me demande, l’air de rien, d’une voix flûtée, et en faisant semblant de penser à autre-chose, Ne penses tu pas que tu devrais tout de même t’entraîner un tout petit peu ? Moi je le laisse mariner dans son jus - car lui aussi en fait - et ne réponds pas, je laisse passer un moment, regarde par la fenêtre, puis finis par répondre, Mmmh. Il insiste, d’un air câlin : Un tout petit peu d’exercice, une fois de temps en temps ? Il est agaçant, avec ses insinuations. S’il continue, je vais m’énerver, y laisser de l’énergie, qui risquerait de me faire défaut le jour J.
Les jours J plutôt, car l’épreuve durera plusieurs jours. Elle sera d’ailleurs retransmise en direct. Dans le monde entier. En intégralité. Ça ne me gêne pas. Je ne suis pas vraiment exhibitionniste, mais j’assume volontiers de me montrer en public.
J’en profiterai pour faire coucou à ma maman. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue. Elle n’habite pas très loin, et moi non plus. Mais c’est compliqué. Nous différons la visite, la sienne ou la mienne. Nous nous ressemblons beaucoup, ma mère et moi. Un jour, ce sera le jour de la visite : sentant un appel pressant et irrépressible à venir me voir, elle ôtera sa robe de chambre, ou son peignoir, ou les deux - elle se vêt volontiers comme un oignon, avec beaucoup de petites épaisseurs. Son maillot de corps aussi elle l’enlèvera. Elle se déshabillera, pour tout dire. Puis, elle s’habillera. Puis, elle sortira. Puis, elle approchera, fera le code, montera l’escalier, sonnera. Je ne serai pas là. Car sentant un appel pressant et irrépressible à aller la voir, j’aurai enlevé mon pyjama, mon caleçon, enfilé mon queue-de-pie, ma cravate, serai sorti, me serai dirigé vers chez elle, aurai fait le code de l’immeuble, serai entrée (j’ai une clé) dans l’appartement, et l’aurai trouvé désert. 
Nous nous laisserons chacun un petit mot. Mon cher fils - ma chère petite maman, je suis passée - je suis passé, tu n’es pas là - tu n’es pas là, la prochaine fois - la prochaine fois, gros bisous - je t’embrasse fort, à bientôt j’espère - à bientôt j’espère. Et trouvant ce mot émouvant, chacun chez soi, nous sentirons nos cœurs palpiter d’amour.
Alors vivement les Jeux olympiques. Pour que je puisse faire, Coucou, maman.


lundi 14 novembre 2016

Ingeborg

Ingeborg. J’aime ce prénom.

J’ai connu une Ingeborg, aux cheveux longs et secs, et au visage blanc. Elle faisait tout avec une grande lenteur. Parler. Manger. Marcher. Elle avait renoncé à défendre son prénom. Son surnom ne lui allait pas du tout. Un surnom un peu onomatopique. Je me souviens du surnom. Mais je n’ai pas envie de l’écrire.

Appelons là donc Ingeborg. Il y a des stars qui s’appellent Ingeborg. Je pense à Ingeborg Bachmann. Star : j’exagère peut-être un peu. Et puis dans Ingeborg il y a  Borg, et Borg était une vraie star, « la première rock star du tennis » et gna-gna-gna, c’est un peu ce qu’on lit parfois dans les journaux – car je lis les journaux, les journaux en papier, les journaux en matière, ceux qui servent aux clochards à ne pas avoir trop froid, ou à protéger leurs pieds si leurs chaussures sont trouées, ou qui servent aux cyclistes au sommet des cols à ne pas avoir froid dans la descente, car on a beau être millionnaire (il y a des millionnaires parmi les cyclistes, pas beaucoup mais il y en a), le vent glacé sur la sueur c’est mauvais, fluxions de poitrine, etc. Pneumonies. Rhumes. Bref il y a des risques. Il faut y obvier. Alors, le journal. Les journaux nourrissent aussi mes souris. J’ai des souris. Je n’ai pas de titre de propriété sur ces souris, mais disons qu’elles sont chez moi, et j’ai fini par les appeler mes souris, de même que je dis mes toiles d’araignées à propos des deux grandes toiles qui pendent au milieu de mon studio. De même aussi que je dis ma télévision à propos de l’immense écran qu’il y a au milieu de mon studio. Et le milieu de mon studio est d’ailleurs tellement petit et le plafond tellement bas que le bas des toiles d’araignées touche le haut de l’écran. Mais ça ne les gêne pas je crois. Ni les toiles, ni l’écran. Je dis mes souris mais peut-être est-ce toujours la même. Je n’en ai jamais vu qu’une. Alors soit elles sont, mettons, dix, ou cent, ou mille,  et elles passent les unes après les autres, telle souris le lundi, telle autre le mardi par exemple (c’est une organisation comme une autre), etc. Ou alors, je n’ai qu’une souris – mais alors mon orgueil en prendrait un coup, et je préfère imaginer être en possession d’un énorme cheptel. Un cadeau de Dieu sans doute, car je n’ai fait aucun effort conscient et délibéré pour acquérir ces souris. C’est d’autant plus jouissif, je suis d’autant plus fier. C’est comme ma grande beauté physique. Deux yeux, à peu près de la même taille l’un que l’autre. Sur ce point j’en suis réduit à faire des suppositions car j’ai d’énormes lunettes opaques sans lesquelles je ne vois qu’à vingt centimètres devant moi. Et je n’ai chez moi qu’un seul miroir. Et il est au dessus du lavabo. Et le lavabo fait quarante centimètres de longueur. Et par dessus le marché je suis un peu feignant. Tout ça fait que je n’ai jamais eu l’énergie ou la motivation suffisante pour, sans mes lunettes, pencher mon cou vers l’avant de manière à me bien voir dans la glace. Donc je suppose que j’ai deux beaux grands yeux, bleus peut-être – le bleu me va bien je trouve. Et mon corps assez bien proportionné, avec cette tête qui est nettement au dessus des hanches, et je crois loin au dessus du cul, ce qui me donne un air altier, une démarche fière. Mes pieds sont bien campés dans le sol, malgré une voûte plantaire très haute. Très, très, haute ; c’est presque une nef d’église. Avec des fidèles en dessous – mes souris notamment, qui y viennent parfois j’ai l’impression car quand je me promène pieds-nus chez moi ça me chatouille. Ça me fait des guili. Des guili-guili. En tout cas il y aurait la place. C’est une belle voûte. Surtout celle sous le pied droit, car autant mes yeux sont à peu près symétriques, autant j’ai deux pieds assez différents. 44, c’est ma pointure. C’est ce que je réponds quand le sujet vient dans la conversation, par exemple au pmu en bas de chez moi. Mais quand je suis au magasin, pour des emplettes, et que c’est le marchand de chaussures qui me le demande, il faut en dire plus. 44, c’est une moyenne. Au pmu, je reste dans le vague, mais au magasin je n’y coupe pas, il me faut dire toute la vérité, expliquer au vendeur que je chausse du 42 à droite et du 46 à gauche.

Car quand on a affaire à un professionnel il faut lui expliquer clairement, et sans pudeur, sans chichis, la réalité de sa situation. Docteur, il y a du sang dans mes selles. Il faut le lui dire, au médecin, pour être bien soigné. Sans avoir peur des gros mots tels que selles, ou sang, ou docteur, ou il y a. Du, dans, ça va. Je ne les mettrais pas dans la catégorie des gros mots. Ce sont des mots, euh, assez légers, je trouve.
De même, au marchand de chaussures : monsieur le marchand, j’ai deux pieds différents l’un de l’autre. J’appréhende un peu le moment où je devrai prononcer ça, et souvent marchant vers le magasin je répète la phrase dans ma tête, monsieur le marchand etc., et ainsi je la prononce souvent pas mal du tout, une fois dans le magasin. Un petit manque de spontanéité peut-être, mais les mots s’enchaînent impeccablement, proprement disons. Souvent il n’en manque pas un seul. Un petit silence se fait. Parfois le marchand sourit. Parfois même il ironise, genre, Le gauche est à gauche et le droit et à droite, c’est ça ? Ha, ha. Et moi, avec patience, surmontant mon agacement, je prends un ton le moins hargneux possible et j’explique, la différence de taille, j’en profite parfois pour glisser en passant que j’ai une voûte magnifique, qui est un peu à mon pied ce que, mutatis mutandis, la grande nef centrale est à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Et là, le marchand prend la mesure du problème, convient que c’est un problème de taille, et va dans l’arrière-salle de son magasin, fait son petit assortiment, et revient avec deux chaussures, une du 42, une du 46. Et là ça me fait un pincement au cœur, parce que ces deux chaussures côte à côte : c’est, en fait, un peu ridicule. C’est comme un chat qui boîte, c’est triste.

Le reste de mon corps est assez beau aussi. Or je n’y suis pas pour grand-chose, et chose curieuse j’en suis d’autant plus fier. Mais il est vrai qu’on souvent fier des choses pour lesquelles on n’a pas fait grand-chose, je suis très fier d’être cournonnais par exemple. Fier d’avoir des cheveux noirs je crois (mais chaque matin je mets mon chapeau avant mes lunettes, et chaque soir j’enlève mes lunettes avant mon chapeau, ce qui m’empêche d’être complètement affirmatif là-dessus).
Mes souris, c’est pareil. L’idée que je n’aie rien fait pour les (décidément je ne peux les imaginer que plusieurs) mériter me rend d’autant plus fier qu’elles m’aient choisi, moi, pour élire domicile.
Si, j’ai fait une chose. J’ai laissé traîner des journaux. Ils s’en nourrissent de ces journaux, ces journaux utiles même aux millionnaires qui pédalent.
J’ai mis de côté le Tennis magazine qui dit que Borg était une rock star. Quand j’inviterai Ingeborg à boire le thé, je le lui montrerai. Je ne lui dirai pas, tu vois, ton prénom, il est chouette, mais je le penserai j’espère, et j’espère que ça se verra. J’aime bien Ingeborg.


jeudi 10 novembre 2016

Le plomb en or



On trouve de tout là dedans. Du chaud, surtout, mais aussi du froid, déjà, un peu. Qu’est-ce qui m’a pris aussi d’intervenir aussi vite. J’aurais dû laisser reposer, peut-être. Ça se serait stabilisé, immobilisé, et refroidi. J’aurais pu y faire des coupures plus nettes. Là j’en suis réduit à farfouiller dans un truc un peu meuble, un peu grouillant, un peu tiède, et où tout est dans tout, rien ne se détache nettement. Pas pratique. Mais bon. Je continue, et d’ailleurs la température baisse, et les choses se décantent. Tenez, ça, par exemple : y a encore cinq minutes, ça aurait été amalgamé à plein de choses, alors que là, ça se détache tout seul. Ça vient.

Le problème c’est qu’après je ne sais pas trop quoi en faire. Ça me palpite dans la main, et me voici bien avancé. C’était quoi déjà la consigne ? Veuillez disséquer ce cadavre m’avait dit le patron. Mais encore ? Mais il était déjà parti. C’est un homme pressé. Londres le matin, Tokyo l’après-midi, new York le soir. Lui, c’est un peu ça. Moi, c’est plutôt, lit le matin, toilettes l’après-midi, cuisine le soir.

Je vais me fier à mon bon sens. S’il m’a demandé de l’ouvrir, c’est pour résoudre un mystère probablement. C’est souvent ça. On se pose une question, alors on va y voir. La question est rarement, Est-ce vraiment un cadavre. Il faut en être sûr avant le début des opérations. La question est plutôt, Pourquoi ce cadavre est devenu un cadavre, voire, parfois, si on approfondit, Comment ce cadavre est il devenu un cadavre. Car on ne sait pas toujours. Un vieux cadavre puant, dans un appartement qui sent la pisse de chat, on voit un peu de quoi il retourne : solitude, faim, vieillesse, inanition, arrêt du cœur. Mais un jeune cadavre, plein de sève, là c’est plus compliqué. Alors il faut enquêter, et c’est là qu’on me dit, avant de partir à Londres, ou à Tokyo ou à New York, Lambert disséquez moi ça, et c’est comme ça que je suis à me dire que j’aurais dû attendre, intervenir à froid.

J’ai mal au dos. La table est trop basse. Ou trop haute. En fait, elle est trop basse, au sens où l’idéal serait qu’elle soit plus haute. Mais si elle était franchement plus basse, ça irait mieux quand même. Mais là ça ne va pas. Alors je vais aller chercher un tabouret, et en attendant ça va reposer. Quand je reviendrai, y aura du neuf. Je dirai à mon assistant : quoi de neuf ? Il me répondra, Rien chef. Je lui dirai, Vous vous foutez de ma gueule, Lambert ? Mon subordonné s’appelle Lambert lui aussi. Il baissera la tête, ne répondra pas, je pousserai un soupir, dirai, Allez donc vous servir un café Lambert, vous en avez besoin, il partira, je pousserai un autre soupir, plus profond, et, cette fois ci, d’aise. Enfin seul. Et je constaterai le changement, la couleur, l’odeur, la texture, tout bien sûr aura changé. Comment a t il pu me répondre, Rien chef. Ah ! ce Lambert ! Et j’y retournerai, je replongerai. Je ne trouverai pas grand-chose, au début. Viscères, poumons, foie, cœur, que voulez-vous trouver d’autre. Sang, etc. De la matière, en tout cas. Pas d’âme, pas d’âme, pas d’âme. Des artères, des nerfs. Et puis quand même de ci de là des indices, je pense. Une bille en terre, dans l’intestin ; une bille de plomb, dans le poumon ; une pipe en terre, dans l’anus. C’est un début. De quoi lancer nos limiers sur une piste.

Je continue ma petite fouille. Ça me rappelle quand je faisais de l’archéologie, dans mon jeune temps. Nous étions plusieurs, nous mettions les mains dans la terre, et comme des animaux fouisseurs, grat, grat, nous allions dans les profondeurs. Au bout d’une journée de travail acharné, nous atteignions parfois un mètre. Ce n’est pas très, très profond. Mais on y trouve déjà des choses. L’archéologie c’est une école de la vie. On creuse en sachant qu’on n’ira pas loin, et qu’on trouvera soit rien soit pas grand-chose. Ce qui fait un suspense, tant qu’on n’a rien trouvé. Car on pense : trouverai-je quelque chose ? Ne trouverai-je rien ? ça occupe. Et puis, une fois qu’on a trouvé quelque chose, si on a trouvé quelque chose, le suspense continue : on se dit, trouverai-je de nouveau quelque chose ?

Là j’en trouve des choses. Des dents notamment. Elles sont en émail et en dentine, sauf dix huit d’entre elles qui sont en inox. Voilà qui intéressera les limiers. Comment mâchait cet individu ? Je ferme les yeux et j’imagine son garde-manger, compotes, purée, kefir, pour le calcium - il devait prendre beaucoup de kefir, car l’os est excellent. Solide. Bravo. Et je lui tapote paternellement la joue. Et je regrette aussitôt ce geste déplacé, je n’ai après tout aucune preuve quant à son hygiène de vie et à son respect des grands principes diététiques. Et puis, c’est tout froid. Lambert ! Lambert arrive. Lambert, allez donc me chercher une bassine d’eau tiède. Il n’y a pas d’eau tiède. Faites en tiédir. Bien, chef. Dépêchez vous, j’ai froid, ajouté-je vainement, parce que Lambert, de toutes façons, ira à son rythme. Y a pas mort d’homme, dirait-il si j’insistais pour qu’il fasse vite, Alors je ne dis rien, j’attends, je regarde par la fenêtre, je songe à ces fouilles archéologiques où je ne trouvais rien, alors que là, là : une bille en terre, une bille de plomb, une pipe en terre. Dix-huit dents en inox. Et tout ça, en quelques minutes, sans même avoir besoin d’aller profond. Succès. Lambert, allez donc chercher la bouteille de pommeau et deux petits verres, nous allons trinquer. Voilà ce que je dirai à Lambert quand il sera de retour, avec sa bassine d’eau froide. Car l’eau tiède aura refroidi. Il aura fait tout ça pour rien. Faire les choses trop lentement, c’est un peu comme ne pas les faire, parfois.

De ce point de vue l’archéologie, c’est très reposant. Certes, faire de l’archéologie, c’est un peu comme ne rien faire, bien souvent. Mais la vitesse importe peu. Je me souviens d’une fouille ou, faute d’effectifs suffisants, et à cause de la chaleur, nous avancions lentement, quelques centimètres le lundi, quelques centimètres le mardi, repos le mercredi, etc., de sorte que ce n’est que vers la fin de la deuxième semaine que nous constations qu’à un mètre de profondeur il n’y avait strictement rien, pas la moindre amphore romaine, pas la moindre assiette phénicienne, pas le plus petit morceau de crâne de pharaon ou même d’esclave. N’empêche, la lenteur de notre travail n’était pas en cause. Alors que là  Lambert, l’eau est froide. Il eût suffi que vous allassiez plus vite pour qu’elle soit restée tiède, et cette froideur de mort que je sens sur ma main, et qui ne ressemble à rien, qui ne me rappelle rien, qui ne me rappelle que la mort, les autres morts que j’ai touchés, ce froid unique, irremplaçable, cette froideur je vais la garder toute la matinée je le sens Lambert. Par votre faute. Et là Lambert se jettera à mes pieds, dira, Pardon chef. Et je me dirai, J’y suis peut-être allé un peu fort, et je tapoterai paternellement (décidément !) la joue de Lambert en lui disant, Allons, allons. Allez donc chercher du pommeau, nous allons trinquer. Et Lambert, les yeux humides de reconnaissance, ira aussitôt, sans même dire oui chef. Lambert n’est pas très discipliné. Mais là Lambert n’est pas là. Je suis seul avec notre ami. Façon de parler. Notre pauvre ami. Car s’il était riche, il aurait changé l’inox en bronze. Et le verre en argent. Et le plomb en or.


mercredi 9 novembre 2016

Viens te cacher sous mon Steinway

Je n'ai pas de piano. Et puisque "nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée" (proust) hé ben mon Steinway m'a inspiré ceci.



Viens te cacher sous mon Steinway. Un beau trois-quarts de queue. Grand, et accueillant, comme un saule pleureur. Tu y seras bien. Tu y seras au frais quand il fera chaud, et au chaud quand il fera frais. Je te donnerai à manger, et je te ferai même la conversation de temps en temps. Comment vas tu ? As tu bien dormi ? Toutes ces questions, je te les poserai, et j’écouterai les réponses. Tu ne seras pas obligée de répondre d’ailleurs. Tu pourras répondre d’un grognement, moi j’en déduirai que tu auras envie ce jour là d’être tranquille. Je serai d’humeur égale, en partant je te souhaiterai bonne journée. Je t’enfermerai quand même, bien sûr. Tu seras bien placée, sous mon Steinway. Il fait pile la bonne taille. Tu en épouseras les formes, il épousera tes formes. Ce sera émouvant, cette harmonie.

Entre mon Steinway et toi, ça s’annonce très bien. J’ai fait une petite simulation, pour vérifier : les algorithmes sont formels : ça matche. C’est comme ça que j’interprète le chiffre qui est sorti quand j’ai entré tes principales caractéristiques (bougonne, brune, lèvres épaisses, cerveau relativement petit, pieds plats, poitrine ferme et généreuse, nez charnu, visage mafflu, tempérament nerveux, tendance à la procrastination, appétit d’oiseau, paresse, angoisse de la mort) et celles du Steinway (ferme, boisé, noir, sauf à certains endroits où il est blanc, calme, vibrant, résonnant, profond, caverneux, impavide) : quatre vingt trois pour cent. Quatre-vingt pour cent de quoi ? Je ne sais pas. Mais ça me semble un bon chiffre.

Tu auras tout ce qu’il te faut. A boire bien entendu. Citron à l’eau, eau, café, thé, gin, vodka, jus de cerise, jus de pruneaux. J’ai d’ailleurs tout intérêt à ce que tu soies satisfaite des conditions. Il me faut asseoir ma réputation. J’ai besoin de toi, pour ça. Je te donnerai tout le matériel nécessaire à ce que tu communiques abondamment. Tu enverras tes informations au reste du monde. Tu écriras, Je suis bien, ici. Je suis bien sous ce Steinway. Je vous recommande de venir un jour séjourner sous ce Steinway. Ne laissez pas passer votre chance, si elle passe. Je te dicterai ce genre de phrases. Mais si tu ne les écris pas, si tu ne les envoies pas, je ne te frapperai pas. Je diminuerai un peu tes rations, certes.

Passer ses journées à ne rien faire : pas bon. Le fait d’écrire ces petits messages, ça t’occupera. Il te faudra une vie saine et équilibrée. Viens, viens sous mon Steinway.

Je n’en jouerai pas. Il faut, parfois, laisser le silence prendre. Et, une fois qu’il a pris, ne pas le briser. Dans ces moments là, quand tu parleras, car telle que je t’imagine, tu parleras, au début, tu ne te résigneras pas au silence, tu n’es pas très forte pour le silence - mais tu progresseras, tu progresseras - quand tu parleras disais-je, je te dirai, d’une voix douce, Chut. S’il te plait ne dis rien. Ecoute le silence. Tu écarquilleras tes grands yeux tricolores, vert-bleu-gris peut-être, tu me jetteras un regarde implorant, genre, Mais j’ai envie, de parler, mais tu liras dans mes yeux à moi que ce n’est pas le moment de parler. Et petit à petit tu t’y habitueras, au silence. Moi je m’y suis bien habitué. Ce sera bien d’être silencieux tous les deux. Tous les trois. Moi, mon Steinway, et toi.

Non seulement tu t’habitueras à ce silence et tu y trouveras tout ce que tu veux, tout ce que tu as déjà en toi, en le sachant, ou sans le savoir, le calme, l’angoisse, l’excitation, la terreur, et, vers la fin, une sorte de repos.
Ça te fera du bien. Car tu as l’air fatiguée de ces jours-ci. Le travail peut-être. Tu travailles beaucoup. On te donne du travail. Tu le prends. C’est une transaction. Un peu comme à Noël. Moi on ne me donne plus rien à Noël mais avant on me donnait des choses et je faisais comme toi avec ton travail, je le prenais, j’y jouais, puis je me lassais. Tu vois, nous nous ressemblons. Et nous nous ressemblerons de plus en plusseuh lon la. Tout à fait à la fin les gens nous confondront. Il faut dire que deux personnes qui se cachent et se taisent ont tendance à se ressembler. D’ores et déjà, mes voisins ont du mal à faire la différence entre moi et mon Steinway. D’ailleurs quand ils frappent, mon Steinway réagit exactement comme moi. Il se tait. J’attends la même chose de toi. Nous serons bien. Tous les trois. Moi, mon Steinway, et toi.

Un jour tu t’apercevras que tu ne veux plus partir. Ça prendra du temps mais ça arrivera. Ce jour là je constaterai tout de suite le changement. Je lirai sur ton visage, Je veux rester. Alors un grand bonheur m’envahira, je soupirerai d’aise, je te détacherai, je t’embrasserai, tu m’embrasseras. Comment vas tu, demanderai-je ? Tu me l’as déjà demandé tout à l’heure, me répondras tu. Non, c’était hier, te répondrai-je. Non c’était aujourd’hui, me répondras tu. Non, c’était hier, te répondrai-je. Je suis sûre que c’était aujourd’hui, ce matin, me répondras tu. Tu perds la notion du temps ces derniers temps, te répondrai-je. Ça doit être la station assise/couchée prolongée qui fait ça. Non non, me répondras tu, piquée au vif, et j’aime bien ces moments où tu t’animes, où tu t’échauffes, où tu te vexes presque, tu es charmante dans ces moments là, j’aime bien, et j’aimerai encore, même après t’avoir vu pendant des jours des mois des années accroupie ou couchée sous mon Steinway. Peu importe que je te l’aie demandé hier ou aujourd’hui, réponds moi s’il te plait, comment vas tu ? finirai-je par dire.
Bien.
Ainsi l’histoire se finira bien. L’histoire entre moi, mon Steinway, et toi.