vendredi 28 juin 2019

Mistery Trip


Mistery Trip

Ariane, de qui parles tu ? Car tu parles. Car je t'entends. Alors c'est une preuve. Les sons, un par un, sortent de ta grande bouche. Et viennent ricocher contre mon tympan. Le droit. Car le gauche, je l'ai perdu. Même que je sais où je l'ai perdu. Mais des fois il ne suffit pas de savoir où on a perdu ce qu'on a perdu pour savoir où le chercher, parce que des fois on sait qu'il est tellement perdu que ça ne sert à rien de le chercher. Ça m'a fait ça, déjà, une fois, il y a longtemps, avec mon enfance, tombée un jour, dans un canyon, en même temps que mon papa alpiniste. Et ça me fait ça aussi avec mon tympan, crevé par une frite trop cuite, un soir que je travaillais. Car je travaille au contact des frites. Car je suis goûteur de frites. Je goûte des frites, et je rédige des rapports sur les frites que je goûte. Car je suis client mystère.
C'est mon travail. C'est ce à quoi je m'emploie, à présent. Avant, j'ai fait dans la boulangerie, j'ai fait dans la poterie, j'ai fait dans la boucherie, j'ai fait dans la restauration, j'ai fait dans la décoration, j'ai fait dans l'animation, j'ai fait dans la conchiliculture, j'ai fait dans l'agriculture, j'ai fait dans la culture, j'ai fait dans la malacologie, j'ai fait dans la liturgie, j'ai fait dans la bougie, dans les abeilles, dans la zoologie, dans l'employade de bureaux. J'en ai fait des boulots.
Client-mystère, c'est tout un art. On m'a formé pour. On m'a enseigné l'art d'entrer, l'air de rien, dans les restaurants, et de commander, l'air de rien, après avoir mimé une hésitation factice (en fait ce que je dois commander m'est spécifiquement notifié par le back office, avec interdiction absolue d'y déroger). Généralement je prends un kebab-frites, souvent. Car je suis un client mystère spécialisé. Spécialisé ès kebabs. Je suis une pointure, dans mon domaine. On m'a appris tout ce qu'il fallait. La formatrice, Nadia, était une jeune femme à longs cheveux raides descendant jusqu'en bas du dos, même que dès qu'elle se tournait je regardais la pointe de ses cheveux, et que de là je me laissais glisser, et je descendais en rappel jusqu'à l'endroit où j'imaginais le y qui annonce le sillon interfessier, et je ne faisais que l'imaginer, parce que son pantalon n'était pas si moulant, non, quand même pas, mais c'est pas grave, parce que, somme toute, c'est mieux d'imaginer. Je suis à l'âge où on a déjà compris ça ; et où on est encore en état d'imaginer. Je suis entre deux âges.
Je m'y attardais, sur ce y, et du coup comme par une malédiction les rares fois où quelqu'un me parlait, pendant ces quelques jours de formation, c'était quand j'y étais, en plein dedans, en plein milieu du y, en plein sur le point de jonction entre les deux micro-sillons en diagonale et le sillon vertical. John-Gérald, me disait Nadia en se retournant prestement, John-Gérald (je m'appelle John-Gérald), qu'est-ce que tu en penses ? Et là je bredouillais, Bah, beuh, boh, mais c'est normal parce que je n'avais pas encore appris à bien faire semblant - j'avais le droit, à l'époque, encore, de ne pas bien mentir.
Depuis, j'ai beaucoup progressé. J'ai d'ailleurs eu la meilleure évaluation, à la fin de la formation. Quelques tests, et Nadia m'a dit, John-Gérald, félicitations, ta formation est validée, tu es apte à te cacher, à mentir, à espionner, tu es apte à devenir (roulement de tambour) client mystère, et, dans son enthousiasme, elle s'est mis à crier sans raison, mistery trip, mistery trip, mistery trip. 
John-Gérald étant le meilleur du stage – il est vrai que nous n'étions que deux -, il était logique que lui soient confiée d'emblée les missions les plus délicates.
C'est donc à moi qu'a échu l'honneur d'inspecter le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab. Le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab était un fast-food branché qui avait ouvert ses portes quelques mois auparavant, et qui avait su se faire une réputation flatteuse auprès d'une partie de la bourgeoisie casteltriviste. Car le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab (les habitués  disaient, le BBMRK. On se retrouve au BBMRK ?, disaient les uns. Passe au BBMRK, disaient les autres. Et de plus en plus disaient carrément, le BB. Si on allait au BB ? - Oh non, j'y ai passé toute la soirée hier – Ben oui mais où veux tu aller sinon ? - Bon d'accord, va pour le BB. Tels étaient les dialogues qu'on pouvait entendre dans les rues de Château-Trive depuis l'ouverture du Birdy Blue Moon Rabbit Kebab), car le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab, disais-je, avait su, par de judicieuses opérations marketing, faire parler de lui, et donner à penser aux plus blasés des Casteltrivistes que, là-bas, au moins, il se passait des choses, et que là-bas, au moins, on s'amusait.
J'y suis allé. J'avais peur, évidemment, un peu. Ne risquais-je pas d'être repéré ? N'y avait il pas eu une fuite ? Le secret n'avait il pas été éventé ? Allais-je pouvoir mâcher furtivement, manger à mon aise, un kebab sauce samouraï, ou blanche, comme n'importe quel quidam ? Je crois que je transpirais, quand j'ai poussé la porte du BBMRK. Il faisait, il est vrai, chaud, et j'avais, conformément au dress-code qui m'était imposé par mon employeur, un bas de survêtement noir qui emmagasinait la chaleur. Mais quand même, j'avais un peu peur, et quand j'ai dit, d'une voix que j'espérais ferme et assurée, Un kebab-frites, quand le gars en face de moi, tandis que je comptais (discrètement) le nombre de taches d'huile graisseuse sur son tablier blanc, m'a répondu, non pas, comme je m'y attendais, Salade-tomate-oignon, mais Oignon-salade-tomate, les bras m'en sont tombés, j'ai perdu mes moyens, et j'ai balbutié, un peu comme quand ma formatrice m'interrompait dans mes rêveries quand j'en étais au y du haut de son fessier, Bah, beuh, boh, et j'ai eu l'impression, à ce moment précis, que le magasin entier avait repéré, sous son bas de survêtement noir, John-Gérald-le-client-mystère, et je crois que j'ai rougi, et je crois que je me suis dit, John-Gérald, es-tu vraiment fait pour ce métier, et je suis allé m'asseoir en titubant. Quelques instants plus tard, quand j'ai eu fini de mâcher et les frites et le pain et l'oignon et la salade et les rondelles de tomate et la sauce et que j'ai senti que j'avais la nausée je me suis dirigé d'un pas décidé vers les chiottes, où là, mobilisant non les outils qui m'avaient été donnés pendant ma formation mais sur un savoir-faire profane et immémorial, j'ai vomi un bon coup. Après quoi, revenant à ma place, j'ai sorti mon petit calepin en moleskine et mon stylo Parkerman (mon côté vintage, toujours), et j'ai noté, frites, bonnes, sauce, correcte, salade, ok, tomates, ok, oignon, bof. Puis, ma mission étant accomplie, et moi par conséquent libre jusqu'au lendemain (où je devais visiter le Rencard à Ankara, le midi, et, le soir, le Ugly Touchy Slurp Burger Bouffe), j'ai souri d'aise, me suis levé d'un coup sec, et c'est là, Aude, que le malheur est arrivé. Un gars passait, toutes frites dehors, et mon tympan gauche a rencontré une frite trop cuite et tout dure, et j'ai senti une vive douleur, et ai perdu l'équilibre. Je suis tombé par terre, me suis rassis, difficilement, sur ma chaise. Depuis je n'ai plus qu'un tympan. Je ne crois pas au hasard. L'espionnage ne paie pas. C'était mon premier jour : j'entrais dans la carrière, l'espionnage, la surveillance, le flicage. J'y ai laissé un tympan. Pour écouter aux portes, je n'ai plus qu'une oreille, la droite. Pour écouter tes conneries, Ariane, je n'ai plus qu'une oreille, la droite. Alors parle moi dans la bonne oreille, et dis moi, trois fois, Sincérité, Transparence, Bienveillance, Liberté. Et puis dis moi aussi trois fois, parce que c'est joli, et poétique, et parce que j'aime les frites, la sauce blanche, et les parties de cache-cache, dis moi, avec ta voix suave, et en détachant bien les voyelles et les syllabes, Mistery trip, Mistery trip, Mistery trip.

mardi 25 juin 2019

Ping-pong


Quand je joue au ping-pong
Je me charge, le plus souvent
Du ping
Et mon partenaire 
S’occupe du pong
Et ça fait 
ping, 
pong, 
ping, 
pong, 
ping, 
pong
Et de temps en temps nous intervertissons
Je me charge du pong
Et mon adversaire 
S’occupe du ping
Et alors ça fait 
pong, 
ping, 
pong, 
ping, 
pong, 
ping

Je ne sais pas pourquoi
C’est bizarre
Je crois que je suis meilleur
au ping-pong
Qu’au pong-ping
Je ne sais pas pourquoi
Je ne veux pas le savoir

mercredi 19 juin 2019

Mahmoud


Du calme Mahmoud
Ça sert à rien de s’énerver
Mahmoud
Reste tranquille
Mahmoud
Jusqu’à demain
D’ici là je te promets
J’aurai ramené
Pieds et poings liés
Ton ennemi
Et l’aurai obligé
A se prosterner
Devant toi
Mahmoud
Et toi
Tu auras alors tout loisir
De lui mettre de grands coups de pied
Dans les couilles
Ou dans la tête
Ou les deux
Et tu seras vengé
Mahmoud