Mistery
Trip
Ariane, de qui parles tu ? Car tu parles. Car je
t'entends. Alors c'est une preuve. Les sons, un par un, sortent de ta grande
bouche. Et viennent ricocher contre mon tympan. Le droit. Car le gauche, je
l'ai perdu. Même que je sais où je l'ai perdu. Mais des fois il ne suffit pas
de savoir où on a perdu ce qu'on a perdu pour savoir où le chercher, parce que
des fois on sait qu'il est tellement perdu que ça ne sert à rien de le
chercher. Ça m'a fait ça, déjà, une fois, il y a longtemps, avec mon enfance,
tombée un jour, dans un canyon, en même temps que mon papa alpiniste. Et ça me
fait ça aussi avec mon tympan, crevé par une frite trop cuite, un soir que je
travaillais. Car je travaille au contact des frites. Car je suis goûteur de
frites. Je goûte des frites, et je rédige des rapports sur les frites que je
goûte. Car je suis client mystère.
C'est mon travail. C'est ce à quoi je m'emploie, à présent.
Avant, j'ai fait dans la boulangerie, j'ai fait dans la poterie, j'ai fait dans
la boucherie, j'ai fait dans la restauration, j'ai fait dans la décoration,
j'ai fait dans l'animation, j'ai fait dans la conchiliculture, j'ai fait dans
l'agriculture, j'ai fait dans la culture, j'ai fait dans la malacologie, j'ai
fait dans la liturgie, j'ai fait dans la bougie, dans les abeilles, dans la
zoologie, dans l'employade de bureaux. J'en ai fait des boulots.
Client-mystère, c'est tout un art. On m'a formé pour. On m'a
enseigné l'art d'entrer, l'air de rien, dans les restaurants, et de commander,
l'air de rien, après avoir mimé une hésitation factice (en fait ce que je dois
commander m'est spécifiquement notifié par le back office, avec interdiction
absolue d'y déroger). Généralement je prends un kebab-frites, souvent. Car je
suis un client mystère spécialisé. Spécialisé ès kebabs. Je suis une
pointure, dans mon domaine. On m'a appris tout ce qu'il fallait. La formatrice,
Nadia, était une jeune femme à longs cheveux raides descendant jusqu'en bas du
dos, même que dès qu'elle se tournait je regardais la pointe de ses cheveux, et
que de là je me laissais glisser, et je descendais en rappel jusqu'à l'endroit
où j'imaginais le y qui annonce le sillon interfessier, et je ne faisais que
l'imaginer, parce que son pantalon n'était pas si moulant, non, quand même pas,
mais c'est pas grave, parce que, somme toute, c'est mieux d'imaginer. Je suis à
l'âge où on a déjà compris ça ; et où on est encore en état d'imaginer. Je
suis entre deux âges.
Je m'y attardais, sur ce y, et du coup comme par une
malédiction les rares fois où quelqu'un me parlait, pendant ces quelques jours
de formation, c'était quand j'y étais, en plein dedans, en plein milieu du y,
en plein sur le point de jonction entre les deux micro-sillons en diagonale et
le sillon vertical. John-Gérald, me disait Nadia en se retournant prestement,
John-Gérald (je m'appelle John-Gérald), qu'est-ce que tu en penses ? Et là
je bredouillais, Bah, beuh, boh, mais c'est normal parce que je n'avais pas encore
appris à bien faire semblant - j'avais le droit, à l'époque, encore, de ne pas
bien mentir.
Depuis, j'ai beaucoup progressé. J'ai d'ailleurs eu la
meilleure évaluation, à la fin de la formation. Quelques tests, et Nadia m'a
dit, John-Gérald, félicitations, ta formation est validée, tu es apte à te
cacher, à mentir, à espionner, tu es apte à devenir (roulement de tambour)
client mystère, et, dans son enthousiasme, elle s'est mis à crier sans raison,
mistery trip, mistery trip, mistery trip.
John-Gérald étant le meilleur du stage – il est vrai que nous
n'étions que deux -, il était logique que lui soient confiée d'emblée les
missions les plus délicates.
C'est donc à moi qu'a échu l'honneur d'inspecter le Birdy
Blue Moon Rabbit Kebab. Le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab était un fast-food
branché qui avait ouvert ses portes quelques mois auparavant, et qui avait su
se faire une réputation flatteuse auprès d'une partie de la bourgeoisie
casteltriviste. Car le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab (les habitués disaient, le BBMRK. On se retrouve au
BBMRK ?, disaient les uns. Passe au BBMRK, disaient les autres. Et de plus
en plus disaient carrément, le BB. Si on allait au BB ? - Oh non, j'y ai
passé toute la soirée hier – Ben oui mais où veux tu aller sinon ? - Bon
d'accord, va pour le BB. Tels étaient les dialogues qu'on pouvait entendre dans
les rues de Château-Trive depuis l'ouverture du Birdy Blue Moon Rabbit Kebab),
car le Birdy Blue Moon Rabbit Kebab, disais-je, avait su, par de judicieuses
opérations marketing, faire parler de lui, et donner à penser aux plus blasés
des Casteltrivistes que, là-bas, au moins, il se passait des choses, et que
là-bas, au moins, on s'amusait.
J'y suis allé. J'avais peur, évidemment, un peu. Ne
risquais-je pas d'être repéré ? N'y avait il pas eu une fuite ? Le
secret n'avait il pas été éventé ? Allais-je pouvoir mâcher furtivement,
manger à mon aise, un kebab sauce samouraï, ou blanche, comme n'importe quel
quidam ? Je crois que je transpirais, quand j'ai poussé la porte du BBMRK.
Il faisait, il est vrai, chaud, et j'avais, conformément au dress-code qui
m'était imposé par mon employeur, un bas de survêtement noir qui emmagasinait
la chaleur. Mais quand même, j'avais un peu peur, et quand j'ai dit, d'une voix
que j'espérais ferme et assurée, Un kebab-frites, quand le gars en face de moi,
tandis que je comptais (discrètement) le nombre de taches d'huile graisseuse
sur son tablier blanc, m'a répondu, non pas, comme je m'y attendais,
Salade-tomate-oignon, mais Oignon-salade-tomate, les bras m'en sont tombés,
j'ai perdu mes moyens, et j'ai balbutié, un peu comme quand ma formatrice
m'interrompait dans mes rêveries quand j'en étais au y du haut de son fessier,
Bah, beuh, boh, et j'ai eu l'impression, à ce moment précis, que le magasin
entier avait repéré, sous son bas de survêtement noir,
John-Gérald-le-client-mystère, et je crois que j'ai rougi, et je crois que je
me suis dit, John-Gérald, es-tu vraiment fait pour ce métier, et je suis allé
m'asseoir en titubant. Quelques instants plus tard, quand j'ai eu fini de
mâcher et les frites et le pain et l'oignon et la salade et les rondelles de
tomate et la sauce et que j'ai senti que j'avais la nausée je me suis dirigé
d'un pas décidé vers les chiottes, où là, mobilisant non les outils qui m'avaient
été donnés pendant ma formation mais sur un savoir-faire profane et immémorial,
j'ai vomi un bon coup. Après quoi, revenant à ma place, j'ai sorti mon petit
calepin en moleskine et mon stylo Parkerman (mon côté vintage, toujours), et
j'ai noté, frites, bonnes, sauce, correcte, salade, ok, tomates, ok, oignon,
bof. Puis, ma mission étant accomplie, et moi par conséquent libre jusqu'au
lendemain (où je devais visiter le Rencard à Ankara, le midi, et, le
soir, le Ugly Touchy Slurp Burger Bouffe), j'ai souri d'aise, me suis
levé d'un coup sec, et c'est là, Aude, que le malheur est arrivé. Un gars
passait, toutes frites dehors, et mon tympan gauche a rencontré une frite trop
cuite et tout dure, et j'ai senti une vive douleur, et ai perdu l'équilibre. Je
suis tombé par terre, me suis rassis, difficilement, sur ma chaise. Depuis je
n'ai plus qu'un tympan. Je ne crois pas au hasard. L'espionnage ne paie pas.
C'était mon premier jour : j'entrais dans la carrière, l'espionnage, la
surveillance, le flicage. J'y ai laissé un tympan. Pour écouter aux portes, je
n'ai plus qu'une oreille, la droite. Pour écouter tes conneries, Ariane, je n'ai
plus qu'une oreille, la droite. Alors parle moi dans la bonne oreille, et dis
moi, trois fois, Sincérité, Transparence, Bienveillance, Liberté. Et puis dis
moi aussi trois fois, parce que c'est joli, et poétique, et parce que j'aime
les frites, la sauce blanche, et les parties de cache-cache, dis moi, avec ta
voix suave, et en détachant bien les voyelles et les syllabes, Mistery trip, Mistery
trip, Mistery trip.