vendredi 31 décembre 2021

Eric Fottorino, Mohican

 Eric Fottorino, Mohican, Gallimard, Gallimard, 2021. 

 

Le genre: roman sur les-oubliés-de-la-campagne aux prises avec le progrès technique ; avec dedans aussi une histoire de relation père-fils.

 

L’histoire : Ça se passe dans le Jura. Il y a Brun, un vieux paysan taiseux bourru un peu ours et dur au mal et qui tombe malade et qui ne veut pas trop l’admettre parce que toute sa vie il a bossé et c’es pas le genre à se plaindre, etc. Et il y a Mo, son fils, qui lui s’intéresse à l’agriculture bio, etc. et puis il y a une entreprise qui a besoin de terres pour installer des éoliennes et qui achète des terres au vieux paysan. Et l’intrigue se développe autour de tout ça. Le vieux paysan raconte sa vie à son fils, le père et le fils se parlent plus que jamais à mesure que la santé du paysan se dégrade. L’entreprise installe ses éoliennes, et ça fait fuir les petits oiseaux, et alors le fils du paysan il se dit, faut faire quelque chose. 

 

Mon avis : bof. Style pas très nourrissant, histoire assez convenue. On peut même jouer à un jeu assez rigolo : deviner à l’avance ce qui va se passer. C’est vraiment pas bien difficile, puisqu’on a tous les lieux communs propres à ce genre de thème (le vieux paysan est bien bourru et pudique et taiseux comme il faut, et vous savez quoi, quand il était petit il y avait davantage d’oiseaux qui chantaient, il n’y avait pas tout le confort qu’il y a de nos jours (les chiottes étaient dans la cour) mais au moins ; et puis le chef de chantier qui vient installer les éoliennes est bien méchant et bien retors comme il faut ; et puis la nature est bien jolie comme il faut, et il faut la sauver ; etc,.etc.,etc., et c’est comme ça pendant à peu près tout le livre. Face à tous ces lieux communs à un moment je me suis dit, si ça se trouve c’est un livre qui date d’il y a quelques années, qui était moins convenu à l’époque de sa sortie, et qui est juste « victime » du fait que ces thèmes soient devenus un peu banals avec les années. Alors j’ai regardé la date sur la première page. 2021. Arf.

Soit dit en passant : un des seuls trucs inattendus c’est les prénoms des personnages (Brun et Mo). Bizarre. comme si Fottorino avait hésité entre des prénoms crédibles et des prénoms fantaisie, et qu’il avait coupé la poire en deux. Bon. 

Mais bref le fait que l’histoire soit convenue je trouve ça pas grave du tout, moi perso souvent j’adore les histoires toutes simples et souvent j’adore même les stéréotypes et les clichés et les lieux communs, je trouve que quand on joue avec ou qu’on s’appuie dessus ça peut faire des livres super, il suffit qu’il y ait des choses charmantes ou drôles ou stylées. Mais là je ne les ai pas trouvées chez Fottorino. 

Bon j’avais déjà lu un Fottorino il y a quelques années (c’était Baiser de cinéma je crois) et pareil je n’avais pas trop aimé. 

Les trucs qui m’ont plus quand même : Certains passages sur la relation entre le père et le fils et le fils qui aide le père (qui lui coupe sa viande, qui lui pèle ses poires) m’ont ému – peut-être parce que j’ai un père qui vieilit et qui est en pleine forme mais à qui il faudra peut-être un jour que je pèle les poires. Donc si ça se trouve si j’étais fils de paysan ou miiltant pro ou anti éoliennes j’aurai mieux aimé ce livre. Va savoir. 

Et la langue est sans charme mais sans lourdeur. C’est déjà ça. C’est écrit au passé, avec des passés simples décomplexés, et ça je trouve ça sympa de ne pas laisser les passés simples à Lévy et Musso et Houellebecq, les livres au présent à la Edouard Louis why not mais les livres au passé c’est chouette aussi. 

Mais bon bref : y a plein de romans mieux que Mohican, je trouve.  

 

Un extrait : 

 

« Brun opina. Ça irait pour cette fois. Ses yeux criaient « aide-moi », mais il se garda bien de rien dire. Fichue fierté. Le fils approcha la roue des gorges en fer. Brun tenait à serrer les boulons. Ils échangèrent encore un regard. Fâchés ou non, ils savaient bien qu’ils étaient forczés de s’entendre. Etre deux pour ne faire qu’un. Même quand ils ne se parlaient pas ils avaient la complicité des gestes, comme rectifier un sillon à la main, ou glisser dans leur poche des graines versées en trop. »

mercredi 29 décembre 2021

(h)al(l)u

 Je suis nul en paperasse,

en papiers.

d’ailleurs tout petit déjà dans le grand bain j’avais pas pied

ha, ha

tu saisis le  jeu de mots, papiers, pas pied, ha, ha

bon. 

 

sur le papier

la vie est belle

mais elle est belle

aussi,

en vrai

et d’ailleurs

vivre sur le papier

c’est pas forcément pire

que 

vivre en carton

vivre dans le béton

et caetera

ha, ha

et d’ailleurs vivre en alu

je ne veux pas

car j’aime les hallu-

cinations

mais je n’aime pas l’alu-

minium

car l’alu-

minium

ça se finit en

-um

et ça me rappelle le bibendum

de Michelin

et vu que j’ai grandi à Clermont-Ferrand

et que mon enfance

c’est mon enfance

à moi

eh ben je me sens dépossédé de quelque chose, 

quand j’entends quelqu’un dire 

bibendum

ou même

-ibendum

ou même

-bendum

ou même

-endum

ou même

-ndum

ou même

-dum

ou même

-um

ou,

même,

hum hum,

-ium,

ou -nium,

ou -inium,

ou -minium, 

ou -uminium, 

ou -luminium,

et encore plus, 

par surcroît,

aluminium

 

donc je n’aime pas l’aluminium

 

mais j’aimes les hallu-

cinations

 

parce que souvent

c’est jo

li

les ha

llu

 

 

Number Nine

 9

C’était le numéro fétiche de John Lennon. 

Un jour il a décidé que ça serait son numéro fétiche

Je ne sais pas comment ça lui a pris

Je ne sais pas ce qui lui a pris

Je crois qu’il a décidé que le numéro

9

Etait un numéro qui jouait

Un grand rôle

Dans sa drôle

De vie

Il est né le 9, 

Il est mort le presque-9

Car il est mort le 8

Mais il ne le savait pas encore, qu’il mourrait le presque-9

Quand il a choisi le 9

Comme numéro fétiche.

Par ailleurs, Son fils numéro 2

Est né le 9
Alors quand il a eu envie de mettre un numéro à sa chanson « Revolution », il a choisi 

Le 9

Et la chanson s’appelle « Revolution 9 »

Et Richard Starkey dit à plusieurs reprises,

Dans cette chanson,

Ces mots :

Number nine

Number nine

Number nine

Number nine.

On peut penser que s’il avait été joueur de foot, il aurait été avant-centre, peut-être, John Lennon. 
Le 9, c’est le numéro des avants-centres.

Number nine

Number nine

Number nine

Number nine

C’était le numéro de Ronaldo

C’est le numéro de Luis Suarez

Donc tu vois

Tu vois bien

Et c’est le numéro de Benzema

Donc tu vois
Et c’est le numéro de

Jesus

Gabriil Jesus. 

Donc bon

 

 

 

9

Moi je trouve ça pas trop mal comme numéro

Mais je ne trouve pas ça génial

Comme numéro

Parce que 

Chacun ses goûts

Et les numéros fétiches de mes idoles ne sont pas forcément mes numéros fétiches

Alors

Fais pas la gueule

John

 

Mais moi 

Moi moi

Moi moi moi

Mon numéro 

Fétiche

C’est le 4


Et le 6 aussi un peu

Et peut-être aussi un peu

Le

Euh

 

 

 

"Devine qui c'est" (explicite)

  

 

Devine qui c’est

 

 

 

Je m’appelle Joséphin. Et avec Sylvie et Anne, j’aime jouer à « Devine qui c’est ». Peut-être parce que ça me rappelle quand j’avais sept-huit ans et que j’y jouais avec ma tante Jacqueline et ma cousine Valérie. L’une d’elle arrivait derrière moi, mettait ses mains sur mes yeux et me disait, d’une voix un peu contrefaite pour rendre la solution plus difficile, « Devine qui c’est ! ». Et moi je répondais, « Euh… Valérie ? » et alors Jacqueline riait et me disait, « Non », alors j’hésitais, je disais « je ne sais pas », et finalement Jacqueline me disait, « c’est Jacqueline ». Et parfois c’était ‘inverse, c’était Valérie qui me demandait devine qui c’est, et je disais « euh c’est Jacqueline ! » 

On rigolait bien.

Quand j’y joue avec Sylvie et Anne, c’est parfois à l’une des deux qu’on met le bandeau sur les yeux, mais ce que je préfère c’est quand c’est à moi qu’on le met. 

Et souvent, jusqu’à il y a peu de temps, je devinais, quand c’était Anne, que c’était Anne, et quand c’était Sylvie, que c’était Sylvie. C’est parce que, par-delà leurs grandes ressemblances (même taille et même souplesse de la chatte, notamment), j’ai rapidement identifié de subtiles différences dans leurs manières de faire. 

Parfois les mouvements étaient tellement subtils et doux et légers et précis que, tout en sentant bien que c’était une chatte autour de ma bite, je me disais, « c’est tellement précis et raffiné qu’on dirait une main, comment un cerveau humain peut-il guider un sexe de manière aussi raffinée ». Je sentais ma bite bien au chaud, toute pantelante, et que les petites pauses et les moments de quasi immobilité qui lui étaient imposés entre deux mouvements rendaient toute vibrante. Et je sentais des mouvements réguliers légèrement vers la gauche, puis légèrement vers la droite, puis légèrement vers la gauche , puis légèrement vers la droite, puis légèrement vers la gauche, puis légèrement vers la droite - parfois ça me berçait presque. Et c’est à ça que je reconnaissais Anne. Quand je sentais ma bite légèrement déportée d’un côté, je sentais en même temps la chatte qui s’en va, et le bas de ma bite qui prenait le frais, et le haut de ma bite qui était comme tiré vers l’extérieur. Et quand je la sentais qui se réaxait complètement, je sentais simultanément la chaleur qui m’engloutissait et m’envahissait, et je sentais toute ma bite, y compris le bas, qui m’était complètement rendue, et je sentais même parfois dans ce mouvement descendant un peu de liquide chaud et poisseux sur le bas de ma bite et sur le devant de mes deux couilles. Et c’est normal parce que Anne sécrète beaucoup de cyprine. 

Les mouvements de Anne sont généralement tellement délicats et précis que, tandis qu’elle guide ma bite avec les mouvements de son cul et de sa chatte, je pense parfois à mon arrière-grand-oncle qui était horloger en Franche-Comté, et dont les mouvements des aiguilles de ses montres – et, en amont, les mouvements que lui-même faisait avec ses mains pour fabriquer lesdites montres - étaient tellement précis qu’il s’était bâti une magnifique réputation. On parlait de lui et de ses montres à des kilomètres à la ronde, à tel point que de riches industriels descendaient parfois de Strasbourg ou de Mulhouse pour venir dans son échoppe franc-comtoise lui commander une montre. Et puis après avoir pensé à mon grand-oncle je reviens à la douceur et à la moiteur de la chatte de Anne, et c’est tellement bon que ça me fait comme si ma bite me brûlait et comme si elle allait exploser et parfois je dis à Anne des choses comme, « Mais, mais… Anne… », genre « Mais qu’est-ce que tu fais », et je l’entends rire, et là je devine que décidément c’est bien Anne. Sa chatte ressemble beaucoup à celle de Sylvie, même taille, même douceur, même tiédeur, même forme, même souplesse. Mais ces mouvements précis et lents et légèrement latéraux : pas de doute, c’est Anne. 

Avant j’avais un truc aussi pour distinguer Anne de Sylvie, c’était la manière dont Anne me caressait les couilles. C’était en général après une vingtaine de va-et-vient. Je sentais, outre la chatte autour de ma bite et les cuisses autour de mes cuisses, quelque chose effleurer le dessous de mes couilles, et c’était une main je le sais mais je ne le sentais pas, je sentais quelque chose de tout doux et si je me dis que c’était une main c’est parce que je m’y connais en corps humain et que je sais que pour une femme qui chevauche un homme dans la position dite d’Andromaque il n’y  pas trente-six solutions pour lui caresser en même temps les couilles, il faut faire descendre sa main derrière soi, l’ouvrir, puis laisser les doigts effleurer, avec leur pulpe, tout là-bas en bas, la peau des couilles. Et c’est tellement sensible même à cet endroit que j’ai l’impression que mes couilles sentent quand Anne en effleure les poils. Il m’est parfois arrivé de dire d’une voix sourde et un peu timide, « Anne… arrête ». Parce que quand Anne me caresse trop bien je jouis trop vite et quand je jouis trop vite elle me dit « Oh non ! Pas déjà !», sauf la fois où j’avais éjaculé vingt secondes après qu’elle avait commencé à me chevaucher, ne lui avais rien dit, et m’était remis à bander presque aussitôt, de sorte qu’elle n’a je crois jamais su que j’ai éjaculé deux fois de suite dans sa chatte, sans déconner, ce jour-là. 

Sylvie, quant à elle, ne me caressait guère les couilles. elle préférait promener ses mains ailleurs, et moi les yeux toujours bandés pendant ces parties de devine qi c’est, sentant que mes couilles n’était pas caressées je me disais, c’est probablement Sylvie, si c’était Anne je sentirais déjà le bout de ses doigts effleurer la peau de mes couilles, et puis tout d’un coup j’avais un moment de doute parce que je sentais quelque chose de stupéfiant sur mes couilles, et je me disais, ah si c’est Anne, et puis m’abandonnant à mes sensations je me disais qu’est-ce qu’elle me caresse bien et je me sentais tout brûlant et tout d’un coup je m’apercevais que la sensation n’était pas exactement la même qu’avec les mains de Anne, et je m’apercevais que c’était les longs cheveux de Sylvie qui, pendant loin dans son dos, étaient descendus jusqu’à mes deux couilles, et ça faisait une petite brise dessus, parce que ses cheveux, quand ils se déplaçaient dans l’air moite de l’un de nos baisodromes (nous baisions alternativement chez moi et chez l’une d’entre elles), ça faisait du vent.

 

J’avais encore un autre truc pour distinguer Anne de Sylvie, et c’était leur coiffure. La coiffure de leur sexe, je veux dire. Anne avait parfois le sexe entièrement rasé. Et d’autres fois elle avait laissé ses poils repousser, mais alors de façon naturelle et sauvage. Sylvie semblait au contraire entretenir au quotidien ou presque une pilosité intermédiaire entre le Tout et le Rien : elle avait toujours des poils, jamais très longs jamais très courts, jamais partout jamais nulle part, et ainsi lorsque je passais mon index et mon majeur droit (« de tes dix doigts c’est ces deux-là que je préfère » m’avait-elle dit un jour d’une voix coupée) sur son sexe, je me disais, « elle n’est ni toute rasée ni toute pas rasée », et ce ni-ni (ni toute rasée ni pas rasée), m’évoquant non pas mon arrière grand-oncle horloger mais ma prof d’économie en seconde nous racontant la politique du ni-ni (ni privatisations ni nationalisations) menée par tel gouvernement, me faisait voyager (cependant que mes doigts allaient et venaient doucement entre ses lèvres) dans le temps.

J’en parle au passé, de ces différences entre Anne et Sylvie, et il faudra bien que j’explique pourquoi. Mais avant, je voudrais encore parler de leurs manières de jouir, assez différentes l’une de l’autre. Les orgasmes de Sylvie étaient tout à la fois plus silencieux et moins discrets que ceux de Anne. C’est-à-dire que Sylvie avait tendance à gémir faiblement et parcimonieusement ; de sorte que c’est surtout le son de sa respiration haletante que j’écoutais quand elle allait et venait sur moi ou recevait les aller et retour de ma grosse bite dans sa petite fente. Or, ses orgasmes – très intenses – étaient systématiquement précédés de plusieurs secondes de silence absolu. Ne l’entendant plus, je me disais, je sens qu’elle va jouir, les secondes passaient, et plus c’était long plus ça signifiait que l’orgasme allait être intense. Elle poussait un cri, frémissait, et je sentais plusieurs longs spasmes parcourir tout son corps, et son cœur battait tellement fort que les premières fois j’avais presque l’impression qu’il allait sortir de sa cage, qu’il le voulait en tout cas, et parfois je ne pensais ni à mon grand-oncle horloger ni à la politique du gouvernement en matière de nationalisations, mais à je ne sais plus quel parlementaire britannique qui était mort par étouffement (il s’était mis un sac en plastique sur la tête, pour jouir plus fort) alors qu’il s’adonnait à je ne sais plus quelle pratique sexuelle. , et aussi évidemment à Félix Faure, dont la place dans l’histoire de l’humanité est à peu près garantie, certes pas par ses réalisations (il était président de la Troisième République, donc ne faisait pas forcément grand-chose) mais par sa mort par épectase, dans les bras de sa maîtresse. 

Anne, c’était différent. Elle passait son temps, cependant que j’allais et venais en elle, ou tandis qu’elle manipulait ma bite avec sa chatte de la manière précise et chaloupée dont j’ai parlé ci-dessus, à pousser des petits cris de ravissement, et qui n’était pas à proprement parler des gémissements. Souvent elle riait, d’un petit rire de gorge qui ne durait pas longtemps mais qu’on sentait venir du fin fond de ses tripes toutes douces et toutes chaudes Mais comme elle riait et criaillait tout le temps, elle ne le faisait pas davantage au moment de l’orgasme qu’avant. Alors ça m’empêchait de toujours bien savoir où elle en était, et ça me mettait en tête l’air de « Trompe la mort », une chanson de Georges Brassens où il est question de « tout brouiller tout embrouiller dans le fatidique sablier », et je me disais, « je reconnais bien là Anne, à sa façon de tout brouiller tout embrouiller dans le sablier, avant qu’elle ait joui elle rit et elle criaille, après qu’elle a joui elle rit et elle criaille, pendant qu’elle jouit elle rit et elle criaille, comment savoir où elle en est ». Et de fait j’avais pris l’habitude de me dire, « elle mène sa barque, si, après que je l’aurai toute remplie de mon sperme tout chaud elle en veut encore, elle saura me le faire savoir ».  

 

J’avais ainsi mes repères, et quand j’entendais l’une d’entre elle me poser la fameuse question, « devine qui c’est », et que je répondais, « Sylvie ? », en général, c’était Sylvie, et quand je répondais, « Anne ? », en général c’était Anne. 

Or, un jour que je sens des bouts de doigts effleurer mes couilles et entends une voix me dire, Devine qui c’est, je réponds sans trop hésiter, Anne. Je sens une main qui m’enlève le bandeau de taffetas que j’avais sur les yeux ; et je vois Sylvie en train de me chevaucher en me jetant des regards salaces. Un autre jour, je sens un vagin tout chaud faire monter ma bite  vers le ciel puis se l’enfoncer, puis la tirer vers le ciel puis se l’enfoncer puis la tirer vers le ciel puis se l’enfoncer, comme savait si bien faire Sylvie ; j’entends une voix me dire, Devine qui c’est, je réponds, sans trop hésiter, « Sylvie », on m’enlève le bandeau : c’était Anne qui s’empalait sur mon membre en faisant d’énergiques mouvements avec son cul tout rond. 

Et c’était de plus en plus souvent comme ça. Il me fallait me rendre à l’évidence. Elles avaient quelque peu changé leur facture. J’en étais impressionné. Les manières de baiser, c’est comme les manières de marcher. Vu de loin, tout le monde marche pareil, en mettant un pied devant l’autre et puis voilà. Mais quand on rentre vraiment dans le détail, on finit par s’apercevoir que chaque démarche est unique. Et pourtant Anne et Sylvie avaient bel et bien changé de manières à la fois profondes et subtiles leurs manières de me caresser, de me chevaucher, de me sucer, de faire passer leurs mains sur mes couilles et mes tétons, de lécher ma lèvre avec leurs lèvres, d’effleurer mon anus de leur index, de s’empaler sur moi, et même de gémir et haleter. 

 

On tenait les comptes. Je perdais de plus en plus souvent. Et ça commençait à me coûter des sous ; parce qu’il y avait des enjeux, à nos petits jeux. Si je perdais trois fois de suite au Devine qui sait, je devais les inviter au restaurant. « Perdu ! », disaient-elles en riant, « ça fait trois fois de suite, tu nous dois un restau ! » Moi ça me contrariait parce que je n’avais pas beaucoup de sous, mais je me consolais en choisissant un restaurant pas trop cher et où je savais que la musique était suffisamment forte, les chiottes suffisamment spacieux, et le personnel suffisamment discret pour que nous puissions, généralement entre le café et les liqueurs, aller baiser tous les trois dans les toilettes. Alors en glissant ma bite toute dure dans la chatte de Sylvie tout en regardant ses mains appuyées sur le rebord du lavabo et son cul où perlaient des gouttes de sueur, cependant que Anne glissait sa langue goulue dans ma bouche entrouverte et ses mains sur mes couilles et son pouce à l’orée de mon anus, et me disais, « j’ai perdu trois fois de suite à Devine qui c’est, j’ai perdu un pari, ça m’aura coûté quelques sous, mais je suis en train de passer une bonne soirée avec ces deux baiseuses hors-pair, ces deux joueuses goulues et jouisseuses et jouissives, ces deux femmes dont la fraîcheur de peau et la fraîcheur d’âme font d’elles les femmes les plus excitantes de la région, ces deux amantes torrides et lutines et mutines et coquines qui me font visiter des terrae incognitae, des endroits où ma cervelle n’était jamais allé, et dont je ne pensais même pas qu’ils pouvaient exister ». Parfois, au moment précis où Anne me chuchotait dans l’oreille, tout en continuant d’effleurer mes couilles avec ses doigts, « Tu as une grosse bite bien dure », je jouissais très fort dans la chatte de Sylvie en poussant un râle dont je me disais que les serveurs ne pouvaient pas ne pas l’entendre, et je me disais, « La prochaine fois quand même, à des fins de discrétion, je donnerai un plus gros pourboire, et je demanderai de monter le volume de la musique ». 

 

Je m’interrogeai de plus en plus sur mes difficultés croissantes, dès lors que j’avais les yeux bandés, à distinguer les manières dont Sylvie et Anne me baisaient. Mon pouvoir de concentration, mon aptitude à être attentif et sensible, étaient-ils en chute libre ? S’agissait-il de signes avant-coureurs d’une maladie neuro-dégénérative ? Allais-je progressivement voir toutes mes fonctions sensibles s’atrophier ? J’étais inquiet. 

Or un jour je venais juste de verser de longs jets de sperme sur le thorax de Anne, et, tandis que celle-ci donnait ma semence à lécher à Sylvie, je m’étais allongé et avais fermé les yeux. Comme il m’arrivait très souvent de m’endormir et de faire une véritable sieste après avoir joui, pensant que je dormais, elles se sont mis à parler aussi librement que si je n’étais pas là. Toutes à l’euphorie post-coït qu’elles éprouvaient volontiers (« ah ! ça fait du bien » disaient elles volontiers, et très fort, et parfois en riant à gorge déployée comme si elles venaient de faire une farce, juste après le climax), elles riaient en s’échangeant des trucs et des tips et des pratiques diverses, comparaient la coiffure de leur chatte, se montraient l’une à l’autre les manières de caresser avec les mains et les lèvres du haut et les lèvres du bas, comparaient leurs manières de remuer des hanches et du bassin quand ma bite est dedans. Elles s’échangeaient des trucs, comme d’autres s‘échangent des trucs sur les meilleurs manières de faire de la sauce gribiche ou d’éviter que la mayonnaise redescende, ou sur les magasins de vêtements où on peut être sûr de la provenance des tissus et de la fiabilité et de la durabilité des produits. 

Pour bien se montrer les mouvements, elles se montraient l’une à l’autre comment faire, vas y mets ton doigt dans ma chatte ça serait sa bite, disait Sylvie à Anne, et Anne toujours riant glissait un doigt dans la petite fente de Sylvie, et lui chuchotait à l’oreille, « celui-ci ? » et Sylvie au visage déjà rosi par le désir répondait dans un souffle, « si tu veux », et Anne comprenant l’invitation sibylline de Sylvie glissait un deuxième doigt dans la chatte de Sylvie qui faisait de  mouvements de hanche de plus en plus ardents, et Anne cependant tout en laissant ses deux doigts là où elle les avait mis approchait sa langue de la bouche de Sylvie qui en réponse tirait sa langue. Moi je faisais toujours semblant de dormir. Je pouvais voir leurs langues s’effleurer et se caresser, à l’air libre, toutes les deux hors-bouche, et Sylvie d’un coup ne pouvait plus maintenir sa langue hors de sa bouche, parce que sa bouche elle en avait besoin pour gémir parce que le plaisir était en train de prendre le pouvoir sur elle et Anne voyant cela continuait à remuer doucement ses deux doigts, et Sylvie tordue par le plaisir regardait de plus en plus vers le plafond, comme s’il y avait quelque chose écrit dessus, et elle se pâmait et Anne riait et posait ses lèvres sur la joue gauche de Sylvie, puis sur sa joue droite, tout en lui chuchotant des choses. Le visage de Sylvie était de plus en plus rose. Je ne l’avais jamais vue aussi rose auparavant, alors j’étais un peu vexé de la voir prendre autant de plaisir avec Anne. Et cependant j’étais fasciné et surtout, de les voir prendre autant de plaisir, je sentais mon sexe déjà redurcir. A un moment, Anne a fait monter sa main contre le ventre de Sylvie. La main est montée doucement. Et elle s’est approchée du sein droit de Sylvie, que je savais être le plus sensible des deux. La main montait un peu comme une araignée sur un mur, avec des petits mouvements légers, et finalement la main de Anne est arrivée juste sous le sein, à l’endroit précis du pli, et alors tout en laissant son pouce dans le pli submammaire, elle a promené les quatre autres doigts sur le globe jusqu’à ce que l’un de ces quatre doigts se promène sur le pourtour aréolaire puis, après encore quelques entrechats, se pose sur le bout du téton, et alors un grand bruit rauque et monté dans la gorge de Sylvie dont le corps a été tout secoué de spasmes pendant de longues secondes cependant que Anne la serrait contre son buste et lui grignotait le lob de l’oreille gauche et lui chuchotait des choses dans l’oreille et lui caressait le dos et la serrait contre elle comme pour amortir l’atterrissage de Sylvie. 

Et là forcément je me suis dit, « Ah les coquines, les enfoirées les fourbes ! Elles trichent à Devine qui c’est, en fait ! Tricheuses ! ». 

Et en même temps elles s’étaient aperçu que ma bite s’était dressée. Elles pouvaient éventuellement imaginer que je faisais un rêve érotique, mais je crois qu’elles ont deviné que j’étais en train de faire semblant de dormir - et en train de ne pas faire semblant de les regarder. J’ai senti une main sur ma bite. Un index se glissait sous mes testicules. Un majeur s’approchait de mon anus. Je confonds rarement les doigts les uns avec les autres. La paume de la main était bien répartie sur tout l’espace entre le bas de mes couilles et l’anus. C’est pas très grand, comme espace. Raison de plus, raison de plus, me disais-je en essayant de faire semblant encore de dormir, raison de plus, autant le couvrir en entier, et la paume de la main était d’une douceur ineffable et moi ma tête partait vers l’arrière et mes yeux vers le ciel et mes pensées vers Anne et Sylvie et Sylvie et Anne et vers leurs douceur et leur générosité et leur prodigalité, et aussi leur fourberie puisqu’il s’avérait qu’elles se jouaient de moi à notre jeu du « Devine qui c’est ».

Je pourrais réclamer qu’à leur tour elles m’invitent au restau, et où, après le café et avant les liqueurs, nous irions nous caresser et baiser dans les chiottes, en gémissant doucement, pour ne pas trop déranger les autres clients. Et nous le ferions sans jouer à Devine qui c’est. J’aurais les yeux débandés. J’avais d’ailleurs repéré peu de jours avant un restaurant où non seulement la bouffe n’était pas trop chère, les chiottes pas trop petits, le personnel discret, mais où en plus il y avait un immense miroir juste au-dessus de chaque cuvette de chiotte, ce qui me permettrait, en prenant telle de mes deux amies contre le lavabo ou contre le mur, de bien voir et bien regarder leurs seins ronds et tout chauds, les raies de leurs culs – celle, bizarrement ouverte, limite vallée en U, de Sylvie, et celle, plus standard, de Anne -, leurs cous où je verrais naître quelques gouttes de sueur, leurs nuques odorantes, leurs épaules de panthères, leurs mollets galbés. 

Mais surtout la découverte que j’avais faite de leurs petits arrangements et de leurs manigances destinées à se rendre pour ainsi dire interchangeables et à tout brouiller tout e embrouiller dans ma cervelle en feu, la découverte que j’avais faite de leurs adorables magouilles et de leurs torrides échanges de trucs et de recettes et de machins et de choses, ça me donnait envie d’épicer nos jeux. Je proposais aussitôt qu’on appelle Sarah. Elle, avec son tout petit cul et ses tout petits seins et son immense bouche et ses immenses lèvres et sa petite fente, je ne risquerais pas de la confondre avec Sylvie ni avec Anne, et on pourrait reprendre nos parties, et je gagnerais souvent. Et je leur ai proposé qu’elles proposent elles aussi à l’un ou l’une de leurs ami.e.s de se joindre à nous, et j’étais tout ému à l’idée que nos parties de « Devine qui c’est » allaient reprendre de plus belle, et qu’elles me plongeraient encore dans des voluptés miraculeuses, et qu’elles me permettraient de faire sortir de moi les litres de foutre qui ne demandent qu’à être secrétés et éjaculés tout partout. 

Et cette aptitude qu’avaient eu Sylvie et Anne, Anne et Sylvie, à se contrefaire, à modifier et altérer ce qui est à la fois tellement trivial et tellement intime – les manières de baiser et de jouir, les manières d’effleurer et de caresser, les manières de secréter et d’avaler, les manières de monter et de descendre, les manières de gémir et de rire – m’avait plongé dans des abîmes de réflexion. Que répondrais-je, moi Joséphin, lorsque ça ne serait pas moi qui aurais les yeux bandés mais, comme il était prévu que ça arrive de plus en plus souvent, Sylvie ou Anne, si au lieu d’attendre mon devine qui sait elles en venaient à demander, « c’est qui » ? 

Je ne suis jamais le même après avoir baisé qu’avant. Toute relation est une altération réciproque. Et tout être humain est fait par ce qu’il fait. Alors je suis une entité instable et labile, qui va et vient entre les lèvres de Anne et de Sylvie et d’autres, et que chaque va-et-vient rend différent. Alors oui, la prochaine fois où, plutôt qu’attendre que je dise « devine qui c’est », Anne, ou Sylvie, à quatre pattes sur un des futons japonais sur lesquels nous jouons, me demandera, « c’est qui ? », peut-être que j’hésiterai à répondre, « c’est Joséphin ». Peut-être que je répondrai, « je ne sais pas : chaque fois que tu m’enveloppes dans ton sexe tu m’altères, tu fais de moi quelqu’un d’autre, quelqu’un d’un peu différent, et ça c’est après, parce que pendant, franchement, par moments je ne sais plus qui je suis tellement je m’oublie ». Oui, décidément, peut-être que je répondrai, « je ne sais pas ». 

Et alors Sylvie, ou Anne, rira et dira, « je te reconnais bien là, Joséphin ». 

Ou alors elle ne répondra rien. 

Et alors je songerai à la fameuse phrase de Donald Winnicott, « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe », et, enlevant le bandeau des yeux de Anne, ou de Sylvie, et caressant sa bouche avec mes lèvres, je lui chuchoterai : 

 

c’est moi, 

c’est moi, 

c’est moi. 

 

 

 

jeudi 2 décembre 2021

Apollinaire


Apollinaire

Etait un

Fils 

De pute.

Le fils

D’une pute.

Un fils

D’une pute.

Mais son père

Il ne sait pas

Et nous non plus

Nous ne savons pas

Mais c’est pas grave

Parce que de toute façon

Apollinaire

C’est chiant

lundi 18 octobre 2021

Le Tellier, L'anomalie

Le Tellier, Hervé, L’anomalie, Gallimard, Paris, 2020.

 

Le genre : fresque pseudo-profonde et existentielle. C’est le dernier prix Goncourt. 

 

Si j’ai aimé : non. Hervé, je te reçois 0,5 sur 5. Déso. 

 

L'histoire : Ce livre raconte l’histoire de plein de gens qui prennent l’avion, et ils prennent tous le même avion, et il se passe des choses avec cet avion qui vont changer leurs vies.


Mon avis : Dès le début, ça ne m’a pas trop plu. J’ai continué, et puis ça s’est confirmé. Je n’aime pas la langue de Le Tellier.

Je n’aime pas trop dire du mal, et je ne vais pas m’étendre trop sur le sujet. Mais quand même. J’ai ouvert à la page 100, pris un extrait au hasard. Voyons.

"Meredith plaque ses lèvre sur les siennes. Elles ont un goût de fraise".

Pas besoin d’être un aigle pour savoir que quand on « plaque ses lèvres » sur d’autres lèvres, on n’en sent pas le goût. Pour connaître le goût, il faut ouvrir la bouche et laisser passer la langue (là où y a les papilles, quoi). 

Phrase suivante : « La poche sonne ». Ça pourrait être intéressant s’il s’agissait d’exprimer le point de vue de quelqu’un qui ne saurait pas que les téléphones portables existent : on aurait alors son point de vue subjectif, en mode « comment peut-on être persan », genre « les gens sont bizarres, leurs poches sonnent ». Mais en l’occurrence ça n’est pas le cas, et dire « la poche sonne », c’est juste pas bon quoi. C'est ni beau, ni précis, ni rigolo, ni simple. Et dans un livre, une phrase qui n'est ni belle, ni précise, ni rigolote, ni simple : c'est fâcheux.

Et c’est comme ça tout le temps. Langue ni poétique ni juste. Ni élégante ni précise. Langue sans charme et sans justesse.

La littérature, ça doit servir à nous montrer du Beau, ou du Juste (au sens de Justesse). Ça doit nous aider à resserrer d’un cran l’attention que nous portons aux choses, au monde autour de nous, et à nous. Le Tellier, lui, fait presque l’inverse. Le Tellier nous laisse à (et même nous conforte dans) nos approximations habituelles. La langue de Le Tellier ne sert à rien. Le musicien Emmanuel Chabrier disait de certaines musiques dont il trouvait qu'elles n'apportaient rien, "c'est de la musique que c'est pas la peine". Le Tellier, c’est de la littérature que c’est pas la peine. 

 

Extrait 1 : 

« Meredith l’attire soudain à lui, et plaque ses lèvres sur les siennes. Elles ont un goût de fraise, ils ferment les yeux, et ils restent ainsi l’un contre l’autre quelques instants, sans même oser s’embrasser, lorsque la poche intérieure de la veste d’Adrian vibre et sonne bruyamment. D’un coup il s’écarte d’une Meredith aussi étourdie que lui, puis extrait un smartphone gris métal qu’il contemple avec stupéfaction. 

-       C’est votre femme ? demande aussitôt Meredith – elle s’en moquerait en l’occurrence complètement. 

-       Je ne suis pas marié. »

 

dimanche 17 octobre 2021

Sagan, Les faux-fuyants

 Sagan, Françoise, Les faux-fuyants. 

 

Le genre : C’est du Sagan. Avec un côté « Martine à la ferme ». C’est des citadins qui se retrouvent aux champs.

 

J’ai kiffé. Allez, quatre étoiles. 

 

Les faux-fuyants, c’est donc l’histoire de quatre parisiens (deux femmes et deux hommes) riches et oisifs et mondains qui, pendant la débâcle de 1940, pour fuir l’avancée des allemands, s’en vont précipitamment de paris en voiture. En route, un poblème mécanique les amène à accepter l’hospitalité d’un paysan. Ils passent finalement plusieurs jours dans la ferme. Ces quelques jours à la ferme chamboulent pas mal les quatre personnages, qui révèlent et se révèlent pas mal de choses. 

 

C’est vraiment un Sagan. Comme d’habitude dans Sagan, c’est assez court (moins de deux cent pages). Comme d’habitude dans Sagan, les personnages sont des parisiens oisifs et riches et mondains. Comme d’habitude dans Sagan, on peut avoir l’impression pendant douze secondes que c’est un livre un peu frivole, et comme d’habitude on s’aperçoit très vite qu’en fait c’est juste et profond. Comme d’habitude dans Sagan, l’écriture est élégante et précise. Comme d’habitude dans Sagan, la manière dont les personnages sont campés et évoluent est hyper fine et précise et futée. Et comme c’est juste et précis et futé, ça touche à des choses assez universelles sur la vie l’amour la mort. Mais là en plus le fait que ça ne se passe pas dans les palaces et dans les salons parisiens, mais chez des fermiers pauvres et rustiques, ça donne un côté un petite exotique à ce livre par rapport aux autres Sagan. 

La fin nous rappelle montre que Sagan n’a que deux manières de terminer ses livres. Sa pente naturelle, c’est que les personnages, après qu’il leur soit arrivé pas mal de trucs, finissent par rentrer à la niche, revenir à peu près à la case départ - qui n’est pas tout à fait la case départ puisqu’il leur est arrivé des trucs en route. Et puis, parfois, pour alterner sans doute, pour changer, elle fait survenir un drame à la fin qui permet de finir non pas sur un retour au motif initial, mais sur un coup de théâtre. 

Si vous aimez Sagan, vous aimerez ce livre, pas forcément plus, mais pas moins que les autres. Si vous n’aimez pas Sagan, dommage pour vous. Et si vous ne connaissez pas Sagan : bah vous attendez quoi ? C’est des livres subtils et profonds, et hyper faciles à lire (ça se lit en deux ou trois heures), et qui coûtent pas cher. Lisez-en un. 

 

Extrait : 

Loïc Lhermitte n’avait jamais eu à supporter une telle fatigue physique, qui, pour un tempérament nerveux comme le sien, était au demeurant une bénédiction. Et il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi bien. Arrivé en haut du chemin, il avait émergé de la combe et s’était allongé dans un tas de foin que sa machine à triple usage avait dédaigné lors du retour. Il avait tiré de sa poche un litre de du vin, rouge et frais, à goût de raisin, de la fermière et s’était allumé de l’autre main une cigarette paysanne et jaunâtre. Etendu sur le dos, des miettes de foin lui chatouillant le nez, la gorge âpre de raisin et la bouche brûlée de nicotine, il éprouvait une volupté et un plaisir de vivre comme il ne s’en rappelait pas de semblables. 

 

 

samedi 16 octobre 2021

Petit Ours (Minarik/Sendak)

Else Minarik, Maurice Sendak, Petit Ours, Paris, L’école des loisirs, 1970 (édition originale en suédois, 1957). 

 

Littérature pour enfants. Un ourson, sa maman, ses amis. 

Un livre pour enfants standard, avec un petit ours qui a des rêves et des rêveries et des angoisses et des craintes et des envies et des élans, et tout ça se confronte avec le monde autour de lui. 

Il y a quatre historiettes. La première, « Petit ours n’a rien à se mettre », c’est l’histoire d’un ourson qui veut une chemise, un manteau, un chapeau, les réclame à sa mère, les obtient, et finit par s’apercevoir que le meilleur des vêtements c’est sa fourrure d’ourson. Le thème habituel – et tellement puissant et efficace et pertinent – du gamin qui a des grands rêves de voyage et d’évasion et d’autre vie et qui finit par s’apercevoir que la bonne vie c’est celle qu’il mène. 

Dans la deuxième histoire, « la soupe d’anniversaire », c’est l’anniversaire de Petit Ours, sa mère n’est pas là et il se dit qu’elle a probablement oublié, et il fait une soupe et invite ses amis Poule, Canard, et Chat, à la manger avec lui. A la fin sa mère arrive avec un gros gâteau plein de bougies et dit à son petit ours je n’ai jamais oublié ton anniversaire et je ne l’oublierai jamais. 

Dans la troisième histoire, « Petit Ours va sur la lune », Petit Ours met un carton (qu’il appelle casque spatial) sur sa tête, annonce à sa mère qu’il part sur la lune, va dans le bois juste à côté et s’imagine sur la lune et revient voir sa mère et joue avec elle au terrien qui rencontre un habitant de la lune, et à la fin la mère dit à son petit ours on a bien joué mais tu sais bien qu’on est sur terre et que je suis ta maman. 

Dans la dernière histoire, « Petit Ours fait un voeu », c’est la scène immémoriale et tellement émouvante, de l’endormissement et de la peur de l’endormissement et de la peur du non-endormissement. Maman Ours demande à Petit Ours pourquoi il ne dort pas, Petit Ours dit qu’il fait un vœu et raconte  des vœux impossibles (voyage sur la lune, etc.) et sa mère  lui dit, tout ça ne se réalisera pas, mais il y a un vœu qui peut se réaliser, c’est que je te raconte des histoires sur toi – et elle lui raconte les trois historiettes précédentes. Petit Ours est ravi, et à la fin Maman Ours dit moi j’ai un vœu, c’est que tu t’endormes, et ils se souhaitent bonne nuit. 

Ce face à face entre deux personnes qui s’aiment et se le disent comme ils peuvent, tout en retenue, ce contraste entre le caractère à la fois intense et banal de ce qui les relie et les sépare et le calme et la douceur du ton sur lequel c’est raconté, donnent beaucoup de charme à ces histoires. Les petits regards par en dessous, un peu timides, de Petit Ours vers sa mère, et le côté simple et épuré et lapidaire des dialogues, ça donne un côté à la fois mignon et profond. Le dessin et le texte (faits par deux personnes différentes) sont parfaitement harmonisés. Par-delà certaines spécificités (on imagine volontiers une écrivaine plutôt bourgeoise que prolétaire, et on voit bien que ça date d’avant metoo (rôles genrés)), Petit Ours évoque avec élégance, délicatesse, et puissance, des sentiments enfantins et parentaux sinon universels, du moins répandus. 

Vraiment un très bon livre. Il y a un ton Petit Ours. C’est très retenu, très calme. Pas d’éclats de voix, pas de sauts de cabri. C’est à peu près l’inverse, de ce point de vue, du ton Tom-Tom et Nana (que j’aime beaucoup aussi hein) par exemple. 

Il y a quatre autres livres de la série Petit Ours, et une adaptation canadienne en série animée.

 

Extrait : 

« Petit Ours », dit Maman Ours.

« Oui, Maman Ours. »

« Tu ne dors pas ? »

« Non, maman », répondit Petit Ours. « Je n’arrive pas à dormir. »

« Pourquoi ? », fit Maman Ours.

« Je fais un vœu », dit Petit Ours.

 

mardi 5 octobre 2021

Nastassja Martin, Croire aux fauves.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, 2019, Verticales, 150 p., 12,50 euros.


L’histoire part de la rencontre entre une femme et un ours. La rencontre dure quelques secondes où l’ours croque un bout du visage de la femme et où la femme lui donne un coup de piolet. L’ours s’enfuit. Les secours arrivent, la femme survit miraculeusement.

Visage démoli, opérations très lourdes, complications, questionnement identitaire, qui suis-je, où aller maintenant avec mon visage défiguré, etc. La jeune femme se dit que c’est très cruel, et puis elle se dit aussi qu’elle l’a bien cherché et que c’était peut-être son destin. Et petit à petit la tension entre ce qu’elle était et ce qu’elle a à devenir se précise, puis finit même par se résorber doucement. Et là forcément on pleure. Moi en tout cas j’ai pleuré. Page 71. Page 78. Page 131. Page 148. 

On pleure parce qu’on a tou.te.s vécu ça. On pleure parce que être profondément altéré par un événement ou une rencontre qu’on n’a pas consciemment souhaitées et que en même temps on a peut-être inconsciemment désirées et cherchées, ça nous est tou.te.s arrivé. 

Que faire de ce que la vie a fait de nous. C’est ça le sujet du livre. Puisque derrière l’extraordinaire de l’anecdote (se faire mordre par un ours, c’est rare) il y a l’universalité de la situation (devoir vivre après et avec un traumatisme, ça arrive à presque tout le monde). Ça raconte ça, ce livre, et ça confirme que décidément, quand une histoire est ultra-singulière, il ne faut pas avoir peur de s’y enfoncer, au contraire : c’est le chemin le plus court vers l’universel. 

 

Le livre est hyper

hyper

hyper

bien écrit. Le style est léger et, en même temps, dense. Aérien et, en même temps, chargé de sens et d’épaisseur. Le style devient d’ailleurs encore un peu plus délié vers la fin, comme si l’autrice voulait nous montrer qu’en regardant et caressant et acceptant son traumatisme, elle s’est délestée de quelque chose de lourd. 

C’est hyper facile à lire (comme souvent quand c’est vraiment bien écrit) et hyper bien écrit (comme souvent quand c’est vraiment facile à lire). Les adjectifs sont tous justes, comme s’ils étaient bien choisis (et ils ont l’air tellement bien choisis qu’ils sont très probablement sentis avant d’être écrits).

C’est tout raconté au présent, mais ça n’est pas tout-plat-tout-sec comme dans trop de livres qui se complaisent dans des narrations très premier degré (« J’entre dans la cuisine. Ma mère est là. Je lui dis tu es en retard. Elle me répond oui je sais », ce genre-là, qui pullule dans les librairies) dont ils s’imaginent que ça désosse et dissèque l’humanité alors que ça ne fait que rachitiser la langue. Là, l’écriture de Nastassja Martin est simple sans être sèche. Elle est juste. 

 

Il y a plein de moments où on se dit wouaw comme elle écrit trop bien. Par exemple quand elle parle de larmes. Il y a beaucoup de larmes, et à chaque fois l’autrice en parle d’une manière simple et directe, et toujours tellement juste. Nastassja Martin parle des larmes comme Jean Genet parle du sexe : c’est simple et évident et puissant. Je n’ai pas souvenir d’un livre où l’évocation des larmes est aussi juste.

Autre exemple : les rêves. Ils sont hyper bien racontés. Perso je n’avais jamais (jamais) lu un livre où les rêves sont aussi bien racontés.  

Celleux qui aiment quand les livres les font réfléchir trouveront de quoi (sur l’humanité, ses limites, ses confins, son destin, la possibilité ou la nécessité qu’elle a d’admettre qu’elle est une espèce comme les autres qui doit assumer sa condition animale et accepter calmement d’altérer et de se faire altérer, mais pas n’importe comment).

Mais surtout : c’est un livre qui apprend à vivre, puisque c’est un livre sur la manière de négocier avec ce que la vie, en cours de route, nous a mis dans la gueule. 

La couverture est un peu naze (dessin de la rencontre d’une femme et d’un ours) puisqu’elle tend à rabattre l’imaginaire du lecteur sur l’anecdote, hallucinante et extraordinaire et terrible et à peine croyable, mais anecdotique, d’où part ce livre puissant et universel. 

Le titre aussi est très bof bof (ces infinitifs, ça fait vraiment programme électoral, et ces histoires de fauves pourraient laisser croire à un énième livre qui explique que la nature c’est bien et que faire du mal à la planète c’est mal) - titre choisi par l’éditeur, je parie. Mais peu importe, la couverture et le titre. Tout le reste est tellement bon.)

 

L’autrice est anthropologue. Ça compte beaucoup. Croire aux fauves, à sa façon, illustre à quel point l’anthropologie est une discipline qui correspond bien aux questions les plus en vogue actuellement, puisque l’anthropologie interroge l’humanité, ce qui la distingue de - et ce qui la confond avec - le reste du Vivant. 

Le fait que le livre soit aussi bien écrit laisse d’ailleurs rêveur. Est-ce que la pratique des sciences sociales aide à  bien écrire ? Est-ce qu’il y a un rapport entre les questions que se posent les anthropologues et l’aptitude à bien sentir et donc à bien écrire ? Rappelons ici que Nastassja Martin n’est pas la première anthropologue à se révéler grande écrivaine. Avant d’être une rock-star de l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss est devenu célèbre via un livre… qui n’est pas un livre scientifique mais un récit de voyage – au style simple, précis, sensible, élégant (Tristes tropiques). 

Nastassja Martin va continuer à écrire. Mais qu’est-ce qu’elle va continuer à écrire ? Après avoir lu Croire aux fauves, on n’a pas évidemment pas envie de l’encourager à ne se remettre que à écrire de la pure anthropologie universitaire. Elle en parle de ça à la fin. Elle parle des différentes manières d’écrire, des différents rapports à l’écriture induits par sa double identité de chercheuse qui doit produire de la science, et d’accidentée de la vie qui a un traumatisme à digérer. Et elle annonce que c’est toute sa vie qui aura été changée par cette rencontre avec un ours, et que toute sa vie, c’est aussi son écriture. 

Evidemment c’est magistral. Un livre sublimement écrit qui en plus se termine sur « j’ai trouvé ma voix » (ma manière d’écrire) c’est très très émouvant et très très très classe (quelqu’un qui cherche sa voie et sa voix, puis les trouve, c’est, par exemple, l'histoire de A la recherche du temps perdu).

 

Merci Nastassja. 

Nastassja Martin. 

Enchaînement nom-prénom absolument fabuleux, d’ailleurs. S’appeler Nastassja Martin c’est presque comme s’appeler Thelonious Durand ou Apitchapong Duchamp. Pas besoin d’être un obsédé de l’onomastique pour jouer avec l’idée que ce télescopage d’un prénom franchement exotique et d’un nom franchement franchouillard ait pu jouer dans la construction de l’identité de l’autrice et dans la manière profonde et juste dont elle parle de la confrontation entre plusieurs mondes. Confrontation « sociétale » (entre le techno-capitalisme numérisé et la frugalité d’une vie encore marquée par le nomadisme des chasseurs-cueilleurs), confrontation intime (entre le Soi d’avant, profondément ancré mais déjà transformé et dépassé par l’Evénement, et le nouveau Soi, balbutiant et vagissant, dont on ne sait pas dans quelle mesure il est la révélation de quelque chose de déjà-là qui ne demandait qu’à sortir, ou un pur accident de l’histoire qui serait le fruit de l’Evénement) et, entre les deux, confrontation de deux corps, le grand corps poilu de l’ours, avec ses dents, et le corps moins gros et moins poilu de l’anthropologue, avec son piolet.

 

Chef-d’œuvre.

Douze balles cinquante.

Editions Verticales.

150 pages. Si tu aimes lire vite, y a moyen - même si c’est probablement encore mieux de le lire tranquillement et de laisser fondre et se dissoudre en soi ce livre sublime. 

 

  

Avoir lu ce livre, ça laisse probablement des traces moins profondes que s’être faire mordre par un ours. 

Mais va savoir.

Merci Nastassja.

lundi 4 octobre 2021

Peinture

Tout le monde peint

Par ici

Sur des toiles

Sur des murs

Sur des tables

Sur soi

Sur moi

Aussi

Un peu

 

Mais pas trop

Parce que je ne me laisse pas complètement faire

Je leur dis bon d’accord mais pas trop

Et même parfois au bout d’un moment je leur dis : ça suffit !

Mais il en reste des traces

Sur le ventre, le cou, la nuque, le nombril, le zizi, les genoux, les cheveux

Qui maintenant sont tout bleus

D’un beau bleu pétrole

Ou cyan je sais plus

Moi vous savez les couleurs

lundi 27 septembre 2021

Charbonnier, Pierre, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, 459 p.

 Charbonnier, Pierre, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020, 459 p.


https://extranet.editis.com/it-yonixweb/IMAGES/DEC/P3/9782348046780.jpg

Pierre Charbonnier est philosophe, chargé de recherche au CNRS. 

Ce livre est un livre d’histoire des idées politiques. Il relit les grandes théories politiques, depuis Locke (XVIIe siècle) jusqu’à Bruno Latour, en cherchant à montrer comment l’élaboration des idées politiques a toujours été liée à une certaine conception des rapports des humains à la terre et à l’environnement. Cette relecture permettrait de sortir d’une opposition fausse entre une longue période d’indifférence à la « nature » à laquelle succéderait depuis quelques décennies une nouvelle prise en compte des l’environnement. Surtout, cette relecture pourrait contribuer à la nécessaire élaboration d’une approche des sociétés humaines adaptée à la situation écologique actuelle.

Charbonnier distingue les pensées politiques élaborées avant la révolution industrielle, celles élaborées après la révolution industrielle, et celles, balbutiantes, correspondant à la situation d’urgence environnementale contemporaine. 
Il revisite Locke, Smith, Tocqueville, Proudhon, Durkheim, Saint-Simon, Veblen, Marx, Polanyi, Marcuse, à chaque fois en s’attachant à montrer que ces approches font référence non pas seulement à la société, ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, mais aussi à ce que le monde matériel empêche et permet (Charbonnier, dans le sillage de Baptiste Morizot, parle des « affordances de la terre » pour désigner ce que la terre propose et rend possible). 
Il montre que les deux aspirations fondamentales de la modernité que sont selon lui l’abondance et la liberté se sont développées ensemble – même si l’idéal de liberté et d’autonomie des sociétés n’avait pas été initialement pensé comme une manière d’accéder à l’abondance. A la fin de l’ouvrage, Charbonnier indique que la nouvelle situation de l’humanité face à l’urgence écologique oblige à reconstruire un arrangement entre liberté et abondance. 

A la fin de ce livre, on reste sur sa faim. Pierre Charbonnier s’attache à suivre son idée de revisiter les grandes théories politiques à l’aune de leur rapport au monde matériel. Il le fait, mais il ne parvient pas à nous les faire voir sous un nouveau jour. Au contraire, il nous les fait revoir à peu près comme ferait n’importe quel prof des idées politiques. Et une fois qu’on a compris qu’on ne lirait rien de très saillant, on espère que la fin de l’ouvrage contiendra des choses qui donneront un sens fort à tout ce qu’on aura lu jusque-là. Mais non. La fin de l’ouvrage nous dit simplement qu’il faut trouver de nouvelles manières d’articuler abondance et liberté dans une situation où les affordances de la terre ne sont pas du tout les mêmes qu’avant. Bon. Merci Pierre Charbonnier. Mais bon. 
Parmi la foule de livres sur ces questions, il y en a qui disent des choses plus précises et plus nourrissantes. Celui de Pierre Charbonnier n’est pas forcément le plus important. 
Ce livre a quand même une qualité : il n’est pas très bien écrit. Il y a beaucoup d’endroits où Charbonnier dit des choses simples de manière un peu compliquée, et des choses claires de manière assez confuse. Or des expériences de psychologie sociale ont montré que le premier réflexe de la plupart des gens, lorsqu’on leur dit des choses qu’ils ne comprennent pas, est de se dire que ce qu’on leur dit est puissant et qu’ils ne sont pas assez intelligents pour comprendre. C’est probablement pour ça que des gens trouveront ce livre de Charbonnier utile et nourrissant et précieux. Je pense à peu près l’inverse : livre peu utile et peu nourrissant. 

samedi 11 septembre 2021

Mabanckou, Alain, Demain j'aurai vingt ans, Paris, Gallimard, 2010.

 Mabanckou, Alain. Demain j’aurai vingt ans

Gallimard, 2010 (réed. En Folio/Gallimard en 2012)

Mabanckou : auteur très réputé, professeur de littérature francophone à l’Université de Californie de Los Angeles, prix Renaudot en 2006, et directeur de la collection « Points Poésie » aux éditions Points. 


 
Demain j’aurai vingt ans, c’est l’histoire d’un enfant. Tout de suite je me suis dit, chouette, un enfant qui parle. C’est souvent mieux je trouve, un enfant qui parle, qu’un adulte qui parle. Au moins on a peu de chances de trop tomber sur des phrases pontifiantes et solennelles. On a de bonnes chances d’échapper aux lourdeurs qu’on trouve dans les textes d’adultes pour adultes. 
Ça se passe au Congo, à Pointe-Noire. Ça raconte la vie de Michel, dont on ne sait pas trop s’il a sept ans ou onze ans (c’est souvent comme ça dans les livres pour enfants). C’est le Congo des années 1970. C’est après la décolonisation, c’est avant la Chute du mur. Il y a des féticheurs, des pères polygames, des familles nombreuses, des goyaves. Le gamin habite une parcelle avec son père et sa mère. Il raconte sa vie, ses parents qui aimeraient avoir un autre enfant mais n’y parviennent, ses demi-frères (l’aîné qui a plusieurs amoureuses, un petit qui l’aide à resquiller pour assister à des concerts), l’école avec les punitions sévères du maître et le chouchou de la classe que les autres trouvent humiliant, l’oncle apparatchik du parti au pouvoir, etc.

Globalement un chouette livre. Ce livre donne à rêvasser sur ce qui se passe entre les deux oreilles d’un enfant, sur ce qu’il sent, et sur ce qu’il se raconte, et sur la manière dont il relie ce qu’il sent à ce qu’il se raconte. 
Je trouve que Mabanckou n’a pas réussi à retrouver exactement la manière dont un enfant se raconte sa vie. Il y a des moments où il met dans le langage de l’enfant des images et des pensées d’adulte. Par exemple, je ne pense pas qu’un enfant se dise, ça fait longtemps que personne n’a habité dans le ventre de maman, ni qu’un enfant que ses yeux piquent et qui sent qu’il est tout près de se mettre à pleurer se dise « j’ai comme une fourmi dans l’œil », ni que quand il voit quelqu’un griffer quelqu’un il dise « c’est comme s’il écrivait un livre sur son visage ». Je ne pense pas que les enfants quand ils se racontent des choses fassent tant que ça des comparaisons compliquées. C’est peut-être seulement parce que les enfants, quand ils se racontent leur vie, le font dans une espèce de flou, et que s’ils étaient davantage amenés à « tirer les choses au clair » ou à les « mettre au net » (comme on dit parfois à propos de l’écriture) ils useraient davantage d’images compliquées. Mais quand même : les enfants ont des impressions très fortes, mais pour la plupart d’entre elles ça n’est que plus tard, à l’âge adulte, qu’ils les mettent en relation avec d’autres sensations et d’autres choses. 
L’enfant reçoit et impressionne sur les plaques sensibles de son cerveau. 
L’adulte compare et situe les choses les unes par rapport aux autres. 
L’enfant sent. 
L’adulte situe. 
Tendanciellement c’est ça il me semble. 
Mais bon, si je trouve que certaines expressions et comparaisons du narrateur sont un peu forcées, c’est peut-être aussi parce que l’imaginaire et l’enfance de quelqu’un qui, comme l’auteur, a grandi au Congo dans les années 70-80 ne sont pas les mêmes que ceux de quelqu’un qui, comme moi, a grandi en France dans les années 80-90. Par exemple le narrateur dit souvent « or » là où, me semble-t-il, n’importe quel enfant dirait soit « et » soit « mais ». Mais si ça se trouve c’était banal pour un enfant congolais des années 70 de dire « or ». Faut voir. 
En tout cas, il faudrait comparer la fréquence  des « comme » et des « on dirait que » dans la bouche du narrateur de Demain j’aurai vingt ans et dans celle du Petit Nicolas ou du narrateur de La Vie devant soi. Il faudrait surtout comparer les comparants. Je pense qu’on s’apercevrait que les comparaisons sont à la fois moins fréquentes et plus simples, plus fluides, dans le Petit Nicolas ou dans Romain Gary que dans Mabanckou. 
Demain j’aurai vingt ans, c’est sur l’enfance, donc c’est sur la vie l’amour la mort, et par endroits c’est très émouvant – on aimerait que ça soit encore plus juste et encore plus nourrissant, mais c’est souvent très évocateur et par moments très émouvant. 

Au début de la lecture de ce livre j’ai espéré un excellent livre sur l’enfance. C’est plutôt un très bon livre sur le Congo des années 70-80.

J’ai chez moi un autre livre de Mabanckou. Je le lirai, ne serait-ce que pour voir si Mabanckou a d’autres tons que ce ton enfantin pas forcément parfait mais agréable qu’il y a dans Demain j’aurai vingt ans. 

Extraits : 

« Maman Pauline, je ne me vante pas, elle sait comment bien griffer le visage des femmes méchantes. Quand elle griffe une femme méchante c’est on dirait qu’elle a écrit un gros livre en chinois ou en arabe sur son visage. »

« Si ça sent très mauvais dans la classe, c’est  à cause des élèves qui font pipi pendant que le maître est en train de les chicoter. Lorsque tu bavardes trop, le maître te dit de te lever, d’aller te mettre à genoux et de croiser tes bras sur l’estrade devant les autres camarades qui te regardent. Le maître continue à faire sa leçon pendant que toi tu es là en train de te demander : Qu’est-ce qui va se  passer lorsqu’il va finir sa leçon et qu’il va venir vers moi ? Alors tu pleures d’avance. Or tu gaspilles tes larmes car c’est après qu’il faudra pleurer, une fois qu’on t’aura fouetté. Et comme tu pleures d’avance, on t’entend . Et comme on t’entend, c’est que tu embêtes les camarades qui recopient la leçon, donc tu aggraves ton cas. Le maître se retourne vers toi, il est très fâché. Il va chercher une brique dehors. Il te dit de la tenir bien au-dessus de la tête et de ne pas bouger jusqu’à la fin de la leçon. Si tu laisses tomber la brique, il double ta punition »