mardi 5 octobre 2021

Nastassja Martin, Croire aux fauves.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, 2019, Verticales, 150 p., 12,50 euros.


L’histoire part de la rencontre entre une femme et un ours. La rencontre dure quelques secondes où l’ours croque un bout du visage de la femme et où la femme lui donne un coup de piolet. L’ours s’enfuit. Les secours arrivent, la femme survit miraculeusement.

Visage démoli, opérations très lourdes, complications, questionnement identitaire, qui suis-je, où aller maintenant avec mon visage défiguré, etc. La jeune femme se dit que c’est très cruel, et puis elle se dit aussi qu’elle l’a bien cherché et que c’était peut-être son destin. Et petit à petit la tension entre ce qu’elle était et ce qu’elle a à devenir se précise, puis finit même par se résorber doucement. Et là forcément on pleure. Moi en tout cas j’ai pleuré. Page 71. Page 78. Page 131. Page 148. 

On pleure parce qu’on a tou.te.s vécu ça. On pleure parce que être profondément altéré par un événement ou une rencontre qu’on n’a pas consciemment souhaitées et que en même temps on a peut-être inconsciemment désirées et cherchées, ça nous est tou.te.s arrivé. 

Que faire de ce que la vie a fait de nous. C’est ça le sujet du livre. Puisque derrière l’extraordinaire de l’anecdote (se faire mordre par un ours, c’est rare) il y a l’universalité de la situation (devoir vivre après et avec un traumatisme, ça arrive à presque tout le monde). Ça raconte ça, ce livre, et ça confirme que décidément, quand une histoire est ultra-singulière, il ne faut pas avoir peur de s’y enfoncer, au contraire : c’est le chemin le plus court vers l’universel. 

 

Le livre est hyper

hyper

hyper

bien écrit. Le style est léger et, en même temps, dense. Aérien et, en même temps, chargé de sens et d’épaisseur. Le style devient d’ailleurs encore un peu plus délié vers la fin, comme si l’autrice voulait nous montrer qu’en regardant et caressant et acceptant son traumatisme, elle s’est délestée de quelque chose de lourd. 

C’est hyper facile à lire (comme souvent quand c’est vraiment bien écrit) et hyper bien écrit (comme souvent quand c’est vraiment facile à lire). Les adjectifs sont tous justes, comme s’ils étaient bien choisis (et ils ont l’air tellement bien choisis qu’ils sont très probablement sentis avant d’être écrits).

C’est tout raconté au présent, mais ça n’est pas tout-plat-tout-sec comme dans trop de livres qui se complaisent dans des narrations très premier degré (« J’entre dans la cuisine. Ma mère est là. Je lui dis tu es en retard. Elle me répond oui je sais », ce genre-là, qui pullule dans les librairies) dont ils s’imaginent que ça désosse et dissèque l’humanité alors que ça ne fait que rachitiser la langue. Là, l’écriture de Nastassja Martin est simple sans être sèche. Elle est juste. 

 

Il y a plein de moments où on se dit wouaw comme elle écrit trop bien. Par exemple quand elle parle de larmes. Il y a beaucoup de larmes, et à chaque fois l’autrice en parle d’une manière simple et directe, et toujours tellement juste. Nastassja Martin parle des larmes comme Jean Genet parle du sexe : c’est simple et évident et puissant. Je n’ai pas souvenir d’un livre où l’évocation des larmes est aussi juste.

Autre exemple : les rêves. Ils sont hyper bien racontés. Perso je n’avais jamais (jamais) lu un livre où les rêves sont aussi bien racontés.  

Celleux qui aiment quand les livres les font réfléchir trouveront de quoi (sur l’humanité, ses limites, ses confins, son destin, la possibilité ou la nécessité qu’elle a d’admettre qu’elle est une espèce comme les autres qui doit assumer sa condition animale et accepter calmement d’altérer et de se faire altérer, mais pas n’importe comment).

Mais surtout : c’est un livre qui apprend à vivre, puisque c’est un livre sur la manière de négocier avec ce que la vie, en cours de route, nous a mis dans la gueule. 

La couverture est un peu naze (dessin de la rencontre d’une femme et d’un ours) puisqu’elle tend à rabattre l’imaginaire du lecteur sur l’anecdote, hallucinante et extraordinaire et terrible et à peine croyable, mais anecdotique, d’où part ce livre puissant et universel. 

Le titre aussi est très bof bof (ces infinitifs, ça fait vraiment programme électoral, et ces histoires de fauves pourraient laisser croire à un énième livre qui explique que la nature c’est bien et que faire du mal à la planète c’est mal) - titre choisi par l’éditeur, je parie. Mais peu importe, la couverture et le titre. Tout le reste est tellement bon.)

 

L’autrice est anthropologue. Ça compte beaucoup. Croire aux fauves, à sa façon, illustre à quel point l’anthropologie est une discipline qui correspond bien aux questions les plus en vogue actuellement, puisque l’anthropologie interroge l’humanité, ce qui la distingue de - et ce qui la confond avec - le reste du Vivant. 

Le fait que le livre soit aussi bien écrit laisse d’ailleurs rêveur. Est-ce que la pratique des sciences sociales aide à  bien écrire ? Est-ce qu’il y a un rapport entre les questions que se posent les anthropologues et l’aptitude à bien sentir et donc à bien écrire ? Rappelons ici que Nastassja Martin n’est pas la première anthropologue à se révéler grande écrivaine. Avant d’être une rock-star de l’anthropologie, Claude Lévi-Strauss est devenu célèbre via un livre… qui n’est pas un livre scientifique mais un récit de voyage – au style simple, précis, sensible, élégant (Tristes tropiques). 

Nastassja Martin va continuer à écrire. Mais qu’est-ce qu’elle va continuer à écrire ? Après avoir lu Croire aux fauves, on n’a pas évidemment pas envie de l’encourager à ne se remettre que à écrire de la pure anthropologie universitaire. Elle en parle de ça à la fin. Elle parle des différentes manières d’écrire, des différents rapports à l’écriture induits par sa double identité de chercheuse qui doit produire de la science, et d’accidentée de la vie qui a un traumatisme à digérer. Et elle annonce que c’est toute sa vie qui aura été changée par cette rencontre avec un ours, et que toute sa vie, c’est aussi son écriture. 

Evidemment c’est magistral. Un livre sublimement écrit qui en plus se termine sur « j’ai trouvé ma voix » (ma manière d’écrire) c’est très très émouvant et très très très classe (quelqu’un qui cherche sa voie et sa voix, puis les trouve, c’est, par exemple, l'histoire de A la recherche du temps perdu).

 

Merci Nastassja. 

Nastassja Martin. 

Enchaînement nom-prénom absolument fabuleux, d’ailleurs. S’appeler Nastassja Martin c’est presque comme s’appeler Thelonious Durand ou Apitchapong Duchamp. Pas besoin d’être un obsédé de l’onomastique pour jouer avec l’idée que ce télescopage d’un prénom franchement exotique et d’un nom franchement franchouillard ait pu jouer dans la construction de l’identité de l’autrice et dans la manière profonde et juste dont elle parle de la confrontation entre plusieurs mondes. Confrontation « sociétale » (entre le techno-capitalisme numérisé et la frugalité d’une vie encore marquée par le nomadisme des chasseurs-cueilleurs), confrontation intime (entre le Soi d’avant, profondément ancré mais déjà transformé et dépassé par l’Evénement, et le nouveau Soi, balbutiant et vagissant, dont on ne sait pas dans quelle mesure il est la révélation de quelque chose de déjà-là qui ne demandait qu’à sortir, ou un pur accident de l’histoire qui serait le fruit de l’Evénement) et, entre les deux, confrontation de deux corps, le grand corps poilu de l’ours, avec ses dents, et le corps moins gros et moins poilu de l’anthropologue, avec son piolet.

 

Chef-d’œuvre.

Douze balles cinquante.

Editions Verticales.

150 pages. Si tu aimes lire vite, y a moyen - même si c’est probablement encore mieux de le lire tranquillement et de laisser fondre et se dissoudre en soi ce livre sublime. 

 

  

Avoir lu ce livre, ça laisse probablement des traces moins profondes que s’être faire mordre par un ours. 

Mais va savoir.

Merci Nastassja.

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