lundi 28 juin 2021

Tonton tata

Je suis rempailleur de chaises. Mais plus personne ne veut se faire rempailler ses chaises. Alors il faut que je me reconvertisse. Alors je réfléchis à ce que je pourrais faire. Et je n’ai pas d’idées. Je pourrais faire livreur à vélo. Mais je n’ai pas de vélo. Je pourrais faire réparateur d’ordinateurs. Mais je ne sais pas réparer les ordinateurs. Je pourrais faire comptable. Mais je ne sais pas compter. Le champ des possibilités qui s’offrent à moi n’est pas infini. Au contraire.

Mais j‘y crois. Je vais trouver. Au début, ça me manquera, de ne plus jamais rempailler de chaises. Car j’aime rempailler les chaises. C’est une activité qui m’apporte de l’apaisement. C’est un peu comme tricoter. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Et ainsi de suite. Ça repose l’esprit. Eh bien, pour le rempaillage de chaises, c’est un peu pareil. Certes il ne s’agit pas à proprement parler de mailles. Et il ne s’agit pas simplement d’endroit et d’envers. Mais quand même, ça se ressemble. Et ça fait tellement du bien. Je crois que je continuerai à rempailler des chaises, pour le plaisir, le dimanche, après la messe. Et peut-être même avant. Car je me lève de plus en plus tôt. Il paraît que c’est normal, à mon âge. Vous avez moins besoin de sommeil, c’est normal. M’a dit mon médecin. Moi je l’écoutais attentivement. J’étais assis sur une chaise. J’avais un peu mal à la selle. Elle avait été mal rempaillée je crois. Certains de mes confrères sont peu scrupuleux. J’ose le dire, certains, certains jours, bâclent le travail. Ils nuisent à l’image de notre corporation. Ça n’est pas grave. Mais c’est dommage. Mais ça n’est pas grave. Mais c’est dommage. J’ai répondu à mon médecin que ça me plaisait, somme toute, de dormir peu, car ça me laissait plus de temps pour rempailler les chaises. C’est mon métier, lui avais-je même dit, je me souviens. Et c’était vrai que c’était mon métier. Mais quand même, j’ai peur pour ma santé, avais-je ajouté. Ne vous inquiétez pas, avait-il fini par me dire, et depuis je ne m’inquiète pas beaucoup et je profite de mes réveils matinaux pour faire plein de conneries autres que rempailler des chaises mais quand je ferai un autre métier que rempailleur de chaises je profiterai de mes insomnies pour rempailler, rempailler, oh yé.

J’ai envie de faire taxidermiste. Je n’y connais rien. Mais ça s’apprend, j’en suis sûr. Le tout est de savoir s’y prendre. Ouvrir le ventre de l’animal. Après l’avoir tué, s’il n’était pas mort. Mais il paraît que généralement la mort de l’animal survient avant la première intervention du taxidermiste. Tant mieux, tant mieux. Je n’ai jamais tué d’animal. Pourtant j’en mange parfois, mais je m’achète directement de l’animal mort dans ces cas là. Je ne saurais pas faire de toute façon. C’est un métier, de tuer les animaux. Un savoir-faire. je crois que je vais me spécialiser dans les animaux morts de vieillesse. Morts de leur belle mort. Celle que j’aimerais bien avoir, le moment venu. Oui, ça sera joli. Quand je serai taxidermiste, je plongerai mes mains dans les entrailles de l’animal. Ça sera tout chaud, et tout humide. Non, je fantasme. Il ne faut pas que je me fasse trop d’illusions. Ça sera, plus probablement, froid et sec. Car l’animal sera mort depuis un moment, probablement. Car les gens sont comme ça. Quand ils veulent faire empailler un animal, ils attendent qu’il soit bien sec. C’est dommage. Ça fait davantage de travail pour le taxidermiste. Il travaille sur une matière plus sèche, et certes c’est pratique, en un sens, mais c’est plus dur aussi, on ne s’y enfonce pas non plus comme dans du beurre, dans les entrailles d’un animal mort au point d’être tout dur et tout sec. Et tout froid ! moi qui aime tant la chaleur. 

J’ai d’ores et déjà acheté le petit calorifère que je mettrai dans un coin de mon atelier. Il faudra que j’aie bien chaud aux mains et au dos et à la tête pour bourrer sereinement les animaux morts de paille, foin, herbes sèches, et autres matériaux qui puissent les regonfler, mes clients. Enfin les animaux de mes clients. Car les animaux seront plutôt, tout au plus, mes patients. J’ai déjà trouvé le nom de mon magasin. Il s’appellera Tonton tata. Tonton car je suis tonton. Ça n’est pas ma seule caractéristique, mais c’en est une, et pas la moindre. J’ai plusieurs neveux, plusieurs nièces. Je suis tonton. Et tata, car je trouve ça plus simple à prononcer que taxidermiste. Et j’ai le cœur gonflé d’émotion lorsque je pense à tous ces mignons petits enfants qui, alors même qu’ils ne seront guère au-delà du stade du babil, et en tout cas ne sauront pas encore dire des mots comme feu d’artifice, anticonstitutionnel, altercation, rugby, seront parfaitement à l’aise pour dire, maman, je veux aller chez tonton tata. Car ils le diront parfois les enfants car les enfants s’attachent très vite et s’attachent très vite notamment à leurs défunts et notamment à leurs animaux, hamsters, cochons d’inde, souris, lapins, renardeaux, chiens, chiennes, chiots, chats, chattes, chatons, lions, rats, qu’on leur offre parfois pour leurs anniversaires et qui meurent peu après, ou un peu plus tard mais toujours avant eux, à croire que c’est pour leur apprendre à supporter la mort des autres qu’on offre des animaux aux enfants. 

Oui ça fera des jolis scènes ces bambins disant, en plein recueillement devant le cadavre en putréfaction de Babal, Bibi, Totor, ce genre de nom (car c’est ce genre de noms que parfois les enfants donnent à leurs animaux), maman, je veux aller chez tonton tata. 

Et la maman répondra, mais oui mon chéri, mais oui ma chérie, nous irons chez tonton tata. Il faut attendre jusqu’à demain que Babal (ou Bibi, ou Totor) ait un peu séché, et nous irons chez tonton tata. 

Alors l’enfant rassuré pourra se rerecueillir, je veux dire retourner à ses oignons, je veux dire se replonger dans son recueillement. 

Et lorsque le lendemain l’enfant et sa maman, Bibi (ou Totor, ou Babal) dans un sac, pousseront la lourde porte de ma petite échoppe où ronronnera en permanence mon petit calorifère, ils auront les yeux un peu mouillés par l’émotion, mais ils auront aussi le cœur un peu plus léger que la veille, parce qu’ils se diront, somme toute grâce à tonton tata Totor (ou Babal ou Bibi) va rester parmi nous. 

Moi les voyant entrer je me frotterai les mains discrètement, puis leur dirai, soit monsieur dame, soit mesdames, et on me répondra bonjour tonton, et une fois la commande passée je laisserai les gens repartir, après leur avoir proposé un café qu’ils auront refusé (les gens font des manières de nos jours). Je leur confirmerai, sur mon seuil, Totor sera fin prêt la semaine prochaine ! et agiterai la main tout en respirant l’air du soir. 

Car mon échoppe sera dans une rue très salubre. L’air y sera de bonne qualité. Pas trop de particules fines, dans l’air. Pas trop de particules épaisses non plus, dans l’air. On se croira à la montagne, limite. C’est en tout cas ce que je souhaite. 

Puis je me mettrai rapidement au travail. Sur fond de Wagner (j’en écouterai de la musique dans mon échoppe, ça pour en écouter j’en écouterai, et pas qu’un peu, et pas pas fort), je crierai, pour qu’il puisse bien m’entendre et savoir à quoi s’en tenir, A nous deux, Bibi !, puis j’enfilerai des gants de latex transparent, et je commencerai à choisir mes outils, et je m’approcherai de l’animal, tout doucement pour ne pas lui faire peur, et puis d’un coup d’un seul je plongerai un grand couteau dans son ventre, et n’entendant rien je me dirai, décidément, il est mort. Puis je continuerai à le labourer dans tous les sens, et surtout, surtout, à le vider. Ça sera la partie du travail qui m’excitera le plus, je le sens déjà. Taxidermister, c’est remplir, c’est rembourrer. Mais pour faire ça il faut d’abord vider, comme toujours. Et vider, qu’est-ce que c’est bon. Faire place nette.

D’ailleurs quand je manquerai de clients, je viderai mon échoppe. Les détritus, les outils superfétatoires, les réserves de piles AAA3 pour mon radio-cassettes, les journaux soigneusement pliés pour si jamais j’ai envie de lire, les tee-shirts de remplacement pour si mes autres tee-shirts ne sont plus portables, les blouses blanches de rechange, les pages jaunes de l’annuaire m’indiquant les noms de mes confrères et néanmoins concurrents, tout ça, zou, par la fenêtre, lorsque je n’aurai aucun animal à vider puis remplir. 

Vider, remplir. C’est ça la vie. Je me sentirai tout près de l’os. Tout près de l’os de Babal et surtout tout près de l’os de la condition humaine. C’est pour ça que les énoncés des problèmes de mathématiques de l’époque que je n’ai pas connue où il s’agissait de baignoires qui se vident et se remplissent parlaient sans arrêt de baignoires qui se vident et se remplissent. A mon avis. Car oui c’est ça notre condition. 

Les animaux, les veinards, se contentent de se faire remplir, puis, quand ils passent par chez Tonton tata, se faire vider puis se faire remplir. Les veinards. Alors que nous autres humains il faut vraiment qu’on s’occupe de tout. 

Je soignerai la déco, dans mon échoppe. Rien de très ostentatoire. Hors de question que je mette partout sur les murs des têtes d’animaux empaillés. Je me contenterai d’une tête de loup au-dessus de la porte d’entrée, d’une tête de renard au-dessus de la porte des toilettes, et d’une cuisse de poule en face de l’atelier. Pour le reste, ça sera très sobre. Peut-être un poster avec un lac allemand, et un ou deux stickers. Car j’aime les stickers. La vie c’est pas seulement remplir et vider, c’est coller, aussi, des fois. J’aime tellement ça, coller, que je garde toujours par devers-moi un album panini et quelques vignettes autocollantes afférentes. Et en cas de coup de blues, hop : je colle quelques images. Après ça va tout de suite mieux. 

Et ça sera important, pour mon travail. Un bon taxidermiste ne saurait se laisser durablement atteindre par les outrages de la vie. Un moral d’acier, j’aurai. Dans les corps d’animaux morts : de la paille. Entre mes deux oreilles : du soleil, des oiseaux qui chantent, et de l’acier. Et même un peu d’airain. C’est la condition sine qua non pour faire du bon travail, j’ai remarqué. En tout cas c’était comme ça quand je rempaillais les chaises. Une mauvaise nouvelle, un coup de blues ? hop, mauvais rempaillage. La forme, la pêche ? hop, excellent rempaillage. 

Alors décidément : jamais sans mon album panini. Le problème, c’est pour me procurer les vignettes. Car j’en suis encore à l’album ‘Championnat de France 2004-2005’. Alors c’est difficile de me procurer les images de cette année-là. On ne les trouve plus chez le buraliste, ni à Franprix. Alors ce sont de longues heures de navigation, sur les internets, pour finir par trouver des gens, par exemple monsieur Abdel Ibn-Ab-Soun, du Bahrein, Paco Fernandez, de Colombie, Vladimir Kilimov, de Russie, des gens comme ça, rares mais précieux – rares donc précieux – qui, collectionneurs méticuleux et commerçants avisés, m’aident à obtenir les vignettes qui me manquent. Heureusement qu’ils sont là. J’ai pour eux beaucoup de gratitude. Si jamais ils ont un animal à faire empailler je leur ferai un prix. 

Il me faudra prendre soin de mon corps. Les gestes répétés, c’est dangereux. Les caissières de Carrefour se font souvent opérer du canal carpien. Les joueurs de tennis ont souvent des tennis-elbow. Moi je ferai souvent des exercices de musculation, et je suivrai des stages d’ergonomie, je ferai ce qu’il faut pour que ma santé ne pâtisse pas de mon activité professionnelle. 

Oui c’est décidé taxidermiste ça va être vraiment bien. Ça va me convenir. Et puis j’en ai marre de la solitude. Seul avec des chaises, au fond c’est pas toujours marrant. Des chaises, des chaises, des chaises. Alors que là : des animaux, des animaux, des animaux ! Et puis, pas toujours les mêmes, en sus. Car je serai très polyvalent. Il s’agira que la population sache que non seulement je fais toutes les parties du corps (tête, cou, tronc, jambes, oreilles, fessier), mais aussi tous les animaux, sauf les éléphants et les baleines que je n’empaillerai que par petits bouts, car j’aspire à ce que mon magasin reste de taille raisonnable. Hors de question de devoir arpenter une espèce d’immense hangar avec des cadavres de mammouth et de cachalots. Je n’irai pas au-delà des hippopotames, rhinocéros et autres gypaètes barbus.

Quant aux animaux de petite taille alors là pas de problème, tant qu’ils sont visibles à l’œil nu. Je suis un garçon très méticuleux. 

Ça sera émouvant de donner la vie éternelle à ces animaux morts. Je leur parlerai doucement, et j’aurai une pensée pour mes lointains prédécesseurs, ceux qui embaumaient les pharaons, et ceux moins lointains qui se sont occupé du cadavre de Lénine. Car oui pour bien travailler il faut connaître un peu l’histoire de sa corporation, je crois. Comme dit le proverbe chinois, pour savoir où tu vas il faut savoir d’où tu viens, mais en même temps je m’en fous des proverbes chinois, je préfère les hamsters. 

Je compte bien avoir rapidement une certaine notoriété. Je me vois assez me promenant, ou revenant d’aller acheter une baguette à la boulangerie, et me faisant héler, (hep ! taxi !) par un client pressé. Hep, taxi : Médor vient de passer de vie à trépas, il va me manquer, veuillez le rempailler. Votre prix sera le mien rajoutera peut-être le client pressé, interprétant mon silence par une certaine réticence, alors que ça n’aura été que parce que j’aurai mordu dans le quignon de ma baguette et ai horreur de parler la bouche pleine. 

Tous ces animaux morts ça sera bien mais j’en prendrai aussi des vivants. Ça fera une moyenne. Un chien, peut-être, ou un chat, peut-être, ou un boa, peut-être. Mais un singe, plus probablement. Oui, je prendrai un singe de compagnie. Je le prendrai jeune, robuste, sociable, intelligent. On se tiendra compagnie, tous les deux. De temps en temps, lui désignant une tête de sanglier, je lui dirai, qu’est-ce que tu en penses, Belzébuth ? Car je l’appellerai Belzébuth. Car Belzébuth, c’est joli. Et lui, j’y compte bien, me fera une grimace appréciative. Car ça m’étonnerait qu’il sache parler. Car on a beau dire, les animaux, quand même, ils sont moins bavards que vous et moi. Sauf les oiseaux. Car les oiseaux ne chantent pas, ils parlent. J’en ai marre de ces car. Allez j’arrête avec les car. Belzébuth sera joli. C’est important. J’ai envie que, dans mon échoppe, tout ne soit qu’ordre et beauté, luxe, calme et têtes de sanglier. C’est ainsi que je veux y vivre, dans mon échoppe. Quand je dis luxe c’est une façon de parler. Je me contenterai de la vieille pendule de mon grand-père, avec ses beaux reflets argentés et son aiguille (celle des secondes, qui fait tic-tac) en plaqué or. Pour le reste, tout ne sera que sobriété, simplicité, frugalité, chimpanzé. Car Bélzébuth sera un chimpanzé. J’en ai décidé ainsi, depuis tout à l’heure. Mon projet avance, je crois que c’est clair. Les choses se précisent. 

De temps en temps, pour tuer le temps, pour rompre l’ennui, pour me fouetter les sangs, ou pour le simple plaisir du changement, je hurlerai soudainement, Belzébuth, au pied ! Belzébuth ne viendra pas, car je l’aurai dressé à être indocile. Trop de docilité, ça me soûle. Ça me gave. En fait de docilité, j’aurai ma dose. Car mes animaux seront tout ce qu’il y a de plus dociles, sur ma table de travail. Belzébuth se contentera de rester dans son coin, là-bas dans le fin fond de l’échoppe, et si je vois des dents blanches ou une langue rose ou les dents ça voudra dire qu’il aura ouvert la bouche. 

Je le dresserai, Belzébuth. Je m’occuperai bien de lui. Je lui apprendrai les gestes du métier, pour qu’il puisse m’aider. Quand il réussira, je lui dirai, bien, Belzébuth. Quand il échouera, je lui dirai, mal, Belzébuth. Et je m’empresserai d’ajouter, mais ça n’est pas grave, tu vas y arriver. Et Belzébuth comprendra tout et petit à petit m’apportera une aide précieuse, m’évitant de devoir éconduire les clients toujours plus nombreux que ma grande notoriété immanquablement attirera. 

On s’aimera bien, lui et moi. On se tiendra compagnie. De loin en loin, on fera des parties de je te tiens tu me tiens par la barbichette. Et de temps en temps je le laisserai gagner car les animaux, j’aime ça. Et puis je me méfie des colères des chimpanzés, il faut dire, aussi. 

A force Belzébuth sera devenu lui-même un bon taxidermiste. Il connaîtra bien les gestes à effectuer, et les effectuera avec une grande précision. Sacré Belzébuth. Je lui aurai même enseigné certains des adages de la profession, du genre le taxidermiste est au croque-mort ce que le vétérinaire est au médecin, ou du genre, le taxidermiste est au vétérinaire ce que le croque-mort est aux médecins, et d’autres encore du même genre. 

Et de temps en temps, en le regardant glander dans le fond de l’échoppe de Tonton tata, je me dirai, pourvu que je n’aie jamais à lui faire la peau. Pourvu que je n’aie jamais à le fourrer. Pourvu que je n’aie jamais à le vider puis le remplir. Je l’aurai choisi jeune, exprès pour ça, mais on ne sait jamais. Et lui aussi peut-être se dira, pourvu que je n’aie jamais à le vider puis le remplir. 

Mais il faudra bien que tout ça se décante. Et je le devancerai, je le sens. Et même, si j’en ai trop marre et que je n’ai pas le courage, après avoir soigneusement fait une croix sur mon thorax, juste au-dessus du milieu du cœur, et aiguisé mon opinel, je tendrai l’opinel à Belzébuth en lui disant, Belzébuth, fais ton office. Et il le fera, le bougre, j’en suis sûr. Car son indocilité sera, ainsi qu’il me l’aura largement prouvé, comme qui dirait « à géométrie variable ». Puis il m’empaillera soigneusement et ainsi, après m’avoir donné la mort, me donnera l’éternité. 

A moi. 

Ou à ma peau. 

Mais c’est déjà ça. 

Et mon âme, flottant autour de mon corps joliment empaillé et soigneusement embaumé, se dira, c’était une bonne idée cette reconversion. Et elle se dira même, si elle aime quand ça rime, taxidermiste, c’est pas triste. 

 

jeudi 24 juin 2021

A l'épaule

 A l’épaule

 

 

 

« Léix ! Ici, Léix ! A l’épaule ! » 

 

Il lui dit ça, souvent, à Léix. Léix, c’est son rat. En pleine force de l’âge. Très, très bien dressé. Très, très bien nourri. Très, très, très intelligent. Et puis, tellement beau. Poil lustré. Moustache frémissante. Traits fins et réguliers. 

Pendant longtemps, quand il se vantait ainsi d’avoir un rat aux traits « fins et réguliers », ses potes lui disaient, « Tu ferais pas un peu dans l’anthropomorphisme ? » Et à chaque fois il répondait que non, que absolument pas, que ça n’était pas de l’anthropomorphisme de regarder la réalité en face, et de la dire, et finalement il se vexait tellement qu’il en devenait limite menaçant, et alors la personne qui avait osé poser la question baissait la tête et disait, « Bon bon, d’accord, pardon, tu as raison, oui c’est vrai ça n’est pas anthropomorphique », et alors la tension retombait.

 

C’est que pour Ednour (il s’appelait Ednour), son rat, c’était pas rien. Depuis le jour de décembre 2024 où il l’avait acheté sur une plateforme spécialisée, ce rat avait pris une grande place dans sa vie. Il l’emmenait un peu partout. Il l’avait dressé de manière à ce qu’il soit particulièrement porté sur les balades. Des fois même c’est lui qui réclamait. Il s’approchait d’Ednour, le regardait par en dessous, genre « j’ai envie de prendre l’air, si on allait faire un tour ? » et dès qu’il pouvait, Léix s’agenouillait, approchait sa tête de la tête du rat, et lui disait, « mais oui, mais oui on va sortir, mais oui ça fait du bien de prendre l’air, t’inquiète pas, viens va on va faire un tour ». Et Léix tout content poussait de minuscules petit cris, des cris de rat, et ils sortaient.

Les balades, c’était leur principale activité. Ednour était un homme d’habitude. Alors il allait toujours au même endroit, mais ça n’était pas forcément du goût de Léix qui, quant à lui, aimait l’Aventure, le Changement, la Nouveauté. Alors parfois il signifiait à son maître son envie de changer d’itinéraire. Il avait un couinement exprès pour ça. Ednour comprenait rapidement, grommelait, et disait, « bon d’accord, bon d’accord ». C’était un vrai problème pour lui. Il avait envie d’en vouloir à son rat, et puis il se souvenait avoir lu des articles scientifiques vantant les bienfaits multiples (allongement de l’espérance de vie, diminution des risques cardio-vasculaires, prévention de la maladie d’Alzheimer) du fait de changer des choses dans sa vie, et se réconciliait in petto avec sa bestiole, se disant, « si ça se trouve je vais mourir à quatre-vingt ans au lieu de soixante-dix, grâce à Léix, sacré Léix », et il lui faisait un petit bisou, pile à l’endroit où il savait que Léix aimait les petits bisous, à un endroit hyper précis, quelque part entre l’oreille droite et l’omoplate. 

Il n’avait pas eu beaucoup de difficultés à identifier cet endroit. C’était bien stipulé sur la notice qui accompagnait Léix quand celui-ci lui avait été livré. Le coursier à vélo lui avait dit, « attention lisez bien la notice, elle comporte des informations utiles », et il avait ajouté, « signez là, là, là, là, là, là, et là », et Ednour avait obtempéré, disant quand même, « c’est normal que je doive signer à tant d’endroits ? » et le livreur avait répondu, « oui, oui je sais c’est bizarre, mais oui », et Ednour avait signé, et le livreur était parti, laissant Ednour avec son rat. Il avait lu attentivement la notice, qui, entre autres, suggérait des noms pour le rat, mais les noms proposés ne lui avaient pas paru élégants, à Ednour, alors il avait choisi Léix tout seul, et était très fier de son choix. Mais pour le reste, il s’était docilement conformé aux instructions. Il le nourrissait d’aliments verts les jours pairs et d’aliments rouges les jours impairs. Parce ça aussi c’était marqué sur la notice, et c’était même marqué en gras sur la notice, c’était libellé comme ça, Ednour s’en souvenait très bien : « Cette règle est très importante. En cas de non-observance, les conséquences sur le psychisme de l’animal peuvent être graves et irréversibles. » Ednour s’était tout de suite dit, « pour le prix que j’ai payé, ça vaut le coup de faire attention », et avait toujours bien nourri Léix d’aliments verts les jours pairs et d’aliments rouges les jours impairs. 

Pour ce qui est de l’endroit où faire des bisous, ça s’était passé pareil : Ednour avait bien étudié la notice, et avait bien fait comme c’était marqué, et certes au début ça lui avait fait bizarre de faire des bisous à cet endroit précis, d’autant plus qu’initialement il n’avait pas forcément prévu de faire plein de bisous à son rat, mais il s’y était quand même mis, et s’était rendu compte que son rat aimait bien et surtout que lui, lui Ednour, adorait ça. A tel point qu’assez rapidement Ednour avait cessé de faire des bisous à d’autres qu’à Léix. Il avait cessé de fréquenter ses amoureuses, et sa vie affective s’était entièrement organisée autour de Léix. 

Léix. Alias Lélé. Alias Lélé, car quand Ednour avait envie de faire venir Léix sur ses genoux, par exemple pour qu’ils regardent des vidéos ensemble, il avait pris l’habitude d’user de ce surnom affectueux. Pareil quand il avait envie, tout simplement, de parler un peu. Léix avait mis quelques jours à comprendre que quand il entendait ces deux syllabes, lé, suivi de, lé, c’est lui qu’on appelait. Mais depuis qu’il avait compris, il obéissait, sagement, et venait rejoindre son maître. 

On peut dire d’Ednour et Léix qu’ils vivaient alors, globalement, en bonne entente

 

Pour ce qui est des promenades, ça n’avait pas été simple, au début. Se balader à deux, ça n’est pas toujours évident. Même entre deux êtres humains, parfois, il arrive qu’ils aient du mal à être bien positionnés l’un par rapport à l’autre sur un trottoir. Alors, entre un homme et un rat… Au tout début, Ednour s’était dit, « si je le promenais comme un chien, au bout d’une laisse ? » Mais il s’était alors souvenu des balades que, dans sa prime jeunesse, il avait souvent fait avec son oncle Gontrand et son chien, un cocker à grandes oreilles spongiformes. Au cours de ces promenades, il avait compris à quel point, quand on promène son chien, on est, somme toute, au bout de la laisse. Et, arrivé enfin à l’âge adulte, il n’avait pas eu envie de reproduire avec Léix le processus pernicieux au terme lequel son oncle Gontrand s’était retrouvé au bout de la laisse de son cocker. 

Alors un jour il s’était dit, « Eurêka. Sur l’épaule. » Oui ! oui, sur l’épaule ! Et aussitôt il avait essayé. Il avait essayé l’épaule droite, puis la gauche, puis la droite. Il ne savait pas laquelle convenait la mieux. « Tu en penses quoi, Lélé ? » demandait-il parfois à son rat. Léix ne répondait rien, et Ednour hésitait, et il avait opté pour l’épaule gauche, qu’il avait un peu plus basse que la droite. Alors qu’en réalité, ça n’était pas son épaule gauche qui était plus basse que la droite, mais bien sa droite qui était plus haute que la gauche. Un jour lors d’une visite médicale un médecin avait remarqué la chose et lui avait dit, « c’est peut-être à cause du stress ». « Peut-être », avait convenu Ednour. Depuis, il s’en foutait totalement, de la hauteur de ses épaules. Mais en l’occurrence, il était évidemment inutile de percher Léix trop haut, donc il s’était fixé sur l’épaule gauche. 

Et c’est là que les ennuis avaient commencé. 

 

Au tout début tout allait bien. Ednour se promenait fièrement dans le quartier, et c’est dans ces moments-là qu’il avait pris l’habitude non seulement d’assumer, mais de vanter, la beauté du poil lustré et des « traits fins et réguliers » de Léix. Et puis, un soir qu’il s’était couché comme chaque soir sur son grand futon beigeasse et qu’il cherchait le sommeil, il avait senti une gêne dans le haut du corps, vers l’épaule. Et il avait commencé à l’examiner, et il s’était aperçu que c’était plus qu’une gêne : il avait du sang sur l’épaule gauche, celle sur laquelle Léix passait une partie de ses journées. Ednour, après analyse de la situation, s’était aperçu que les ongles de Léix étaient longs, très longs, et longs au point de s’enfoncer profond, plus profond qu’il aurait fallu, dans l’épaule de son maître. « Merde alors », s’était -il dit. « Que faire, bordel de merde », s’était-il encore dit. Car dans les moments critiques, il lui arrivait de se laisser aller à des grossièretés. « Putain de chiotte », s’était-il encore dit dans sa salle de bains en s’auscultant dans son grand miroir, constatant que sa blessure était une vraie blessure, le genre qui fait mal et qui empêche de bien faire le mouvement comme il faut. Finalement il avait vu rouge, et hurlé, non pas « Lélé » – car l’heure était grave et solennelle – mais « Léix ». Et Léix avait rappliqué aussitôt, s’attendant à des douceurs, un susucre, un câlin, un bisou au-dessus de l’oreille, une flatterie quelconque. Mais Ednour, fatigué, blessé dans son corps et dans son amour-propre, avait été virulent et injuste, et avait traité Léix de salopard, d’enfoiré, d’abruti, et d’ordure. 

Après ça ça n’avait plus du tout marché entre Ednour et son rat. Leurs relations s’étaient dégradées, Ednour se disant que si avoir un rat c’est se retrouver avec une épaule en sang, non merci. Et il jetait des regards méchants à Léix. 

Le médecin à qui il en avait parlé lui avait dit, « Bah oui mais forcément, si vous continuez à ne lui faire manger que des choses vertes les jours impairs et rouges les jours pairs…

– Vous voulez dire verts les jours pairs et rouges les jours impairs, avait interrompu Ednour. 

– Oui voilà, s’était agacé le médecin, Si vous continuez à le nourrir comme ça forcément ses ongles poussent, poussent, et finissent par se planter dans vos épaules. Il faudrait changer ça. – Oui mais… mais la notice ? avait balbutié Ednour, et il était sorti sans solution du cabinet. 

 

De sorte qu’il était retourné sur la plateforme où il s’était procuré Léix, et avait réclamé de pouvoir échanger son rat importable et insortable et sanguinaire contre un autre rat, aux ongles plus fins, ou plus ronds, ou moins longs. « Pas de problème », avait répondu le robot-tchatteur qui avait reçu sa plainte. Un rendez-vous avait été fixé pour l’échange. Ednour alors avait été franchement soulagé, se disant, « bientôt cette douleur à l’épaule ne sera plus qu’un mauvais souvenir ». Et puis le jour J avait approché, jour J à la veille duquel Ednour, jetant à Léix un regard qui devait normalement être l’un des derniers, avait surpris une lueur de tristesse dans les yeux de son rat. Il en avait insomnié une bonne partie de la nuit, et le lendemain lorsque le coursier était arrivé pour l’échange, Ednour s’était soudainement mis à sangloter et à souffler entre deux hoquets qu’il ne voulait pas que son rat l’abandonne, et avait versé des larmes salées sur les épaules de l’uniforme du coursier qui, surpris, avait d’abord dit qu’il ne fallait pas se mettre dans des états pareils, puis avait fini par accepter de revenir sur le changement de rat. Il était donc parti sans Léix, le laissant à Ednour. Et c’est depuis qu’Ednour a l’épaule presque toujours sanguinolente, et son rat presque toujours dessus, et n’empêche que depuis il est tellement content de son rat qu’il supporte mal que quelqu’un insinue qu’il n’est pas sublime, avec ses traits « fins et réguliers ». 

Et quand il a envie de se promener avec Léix, il lui crie, non pas « au pied » comme faisait son oncle Gontrand avec son cocker à oreilles spongieuses, mais « à l’épaule ». Et alors à chaque fois Léix rapplique et monte sur l’épaule gauche d’Ednour, et il y plante profondément ses longues griffes, et Ednour réprime à peine une grimace de douleur, et parfois même quelques millilitres de sang jaillissent, mais dans cette douleur d’Ednour il y a plein de joie et de gratitude et Ednour se dit qu’il en a de la chance d’avoir un rat aussi beau. Et alors il lui fait un bisou. Pile à l’endroit qui était indiqué sur la notice. Quelque part derrière l’oreille. 

Entre l’oreille et l’omoplate. 

A l’épaule. 

 

 

 

 

mercredi 23 juin 2021

Gould

 Gould

 

C’est un beau nom

 

Gould

 

Ça pète

 

Ça pète mollement

Mais ça pète

C’est accueillant

Englobant

Et doux

 

Ça lui va bien

Son nom

A moins

A moins

A moins

Que ça soit lui

Qui aille bien

A

Son nom