jeudi 21 mars 2019

Il fait nuit

Il fait nuit. Je crois. Ou presque. Ou en tout  cas ça va pas tarder. ça se finit toujours comme ça. Si je m'en réfère à ma vacillante mémoire. Mais je m'y réfère. A quoi me réfèrerais-je sinon. Et quand il fera bien  noir, je ne verrai plus rien, par ma fenêtre. à part les lumières. de la ville. Les lumières de la ville. Car je suis en ville. Car si j'étais à la campagne je ne verrais pas les lumières de la ville. Je verrais les lumières de la campagne. Mais il y fait tout noir. Alors je verrais l'obscurité de la campagne. Et je ne verrais rien, car moi dans le noir je ne vois rien, sans lumière. La météorologie, ça me repose. Le noir, ça m'apaise. Vivement qu'il fasse nuit. Je n'ose pas regarder. Par la fenêtre. Je ne sais que trop ce que j'y  verrais. Des toits couverts de neige, peut-être. Car j'ai entendu dire qu'il avait neigé. Et même si je ne l'avais pas entendu dire je pourrais l'affirmer, car j'en suis sûr : il a neigé. Quand a t il neigé ? Je ne sais pas. Mais il a neigé. Et il m'est même neigé dessus, un peu. Je portais une cagoule. Et des moufles. Car ma mère m'avait dit, Les moufles, c'est mieux. Et je lui avais dit, Pourquoi ? Et elle ne m'avait pas répondu. Alors parfois encore aujourd'hui je me demande pourquoi les moufles c'est mieux, mais à tout hasard je ne porte que des moufles, jamais de gants, car on ne sait jamais, peut-être que ma mère avait raison. 

Le tien le mien



C’est le tien
Ou c’est le mien

Ce sang
Que tu as sur le visage

C’est à toi
Ou c’est à moi

Ces petites traces
Rouges

C’est joli
Ça te va bien

C’est mignon

Ça ressemble
A des peintures 
Rupestres

Ça ressemble
Aux traces de craie
Sur le sol
Dans ma cour de récréation
Quand j’étais petit
Pour que les filles
Jouent
A la marelle

C’est le tien
Ou c’est le mien
C’est à toi
Ou c’est à moi
Ça t’appartient
Ou ça m’appartient

Ça te va bien
C’est joli

Garde le
Je te le laisse
Il va sécher
Et quand il sera vraiment tout sec
Ça ressemblera
A la gouache
Sur les vieux dessins
Que je retrouve chez moi
Quand je fais le ménage
Des dessins
Que j’ai faits
Quand j’avais
Mettons
Huit, 
Ou dix
Ou douze
Ans
A l’école
Au collège
En cours de dessin
Avec madame Pont

Garde le
Ce sang
Sur ton visage
Garde le
Et prends en soin
Ça vaut
Ça a de la valeur
Ça pourrait être le mien
Et d’ailleurs
C’est peut-être le mien
Et puis de toute façon
C’est le nôtre
Car nous partageons tout
N’est-ce pas ?
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Avec un nuage de lait (La voie lactée)


T’étais
T’étais
T’étais

En train
De boire
Un thé

Un thé

Avec un nuage de lait

Pendant
Que tu
Etais

En train
De boire
Un thé

J’étais
J’étais
J’étais

En train de te téter (les nénés)

Ta voix


Ta voix

Alors que la tempête
S’abattait sur les champs de blé
Et que les girouettes
Tournaient sur les toits des greniers

J’ai vu ta silhouette
Sur la ligne de l’horizon
Et j’ai vu sur ta tête
Un air soucieux et moribond

Ça n’était pas la fête
Sous ton casque de cheveux blonds
Tu avais l’air inquiète
Il y avait des plis sur ton front

Ta belle voix fluette
Ce jour là je l’ai entendue
Ta belle voix fluette
Ta voix que je n’entendrai plus

A travers la tempête
Tu as poussé un cri strident
Qui comme une arbalète
A atteint mon grand cœur d’enfant

Lorsque j’ai vu la bête
Quand elle s’est jetée sur toi
Lorsque j’ai vu ta tête
Ta bouche qui criait… : A moi

Dernier appel avant le scratch


Jean-Robin Merlin

















Dernier appel avant le scratch

























Il est dangereux que les premiers de nos fantômes soient
justement les meilleurs, les plus chers, les plus regrettés.

Marguerite Yourcenar





Jeudi 3 juin 1990

     Vous avez fini par m'avoir, Doc. À l’usure. Ça fait des décennies que des gens me suggèrent la psychanalyse. ‘La psychanalyse, tu y as pensé ?’. Ok, je cède. Je me rends. Je me couche.
     J’ai déjà tâté du divan, une fois, pour une émission de télé. J’y avais posé une fesse, guère plus. Ça avait un peu froissé l'animateur ; mais qu’est-ce qu’il croyait ? Je ne me couche pas comme ça. Vous aimez vous coucher, vous ? Vous retrouver les pattes en l’air, comme une tortue sur sa carapace ? Comme un bébé sur sa table à langer ? Et puis c'est dangereux de se coucher, on ne sait pas si on se relèvera, voyez Proust.
     Quand j'étais petit, je n’aimais pas me coucher. J'avais peur que tout soit oublié le lendemain matin, que plus personne ne sache lire et écrire, et qu’il faille tout redémarrer à zéro. Retour à la préhistoire. J’envisageais de rester éveillé pour être celui qui, le lendemain matin, rééduquerait l'humanité. Pour lutter contre le sommeil je faisais rouler des masses d'idées et d'images dans ma tête. Le lendemain matin je les avais oubliées, mais elles me revenaient parfois de loin en loin pendant la journée, à l’école, à la maison, ou le soir quand je me couchais.
    
     J’ai longtemps dormi sur le ventre. Peur de regarder les choses en face, j’imagine. Tourner le dos au monde, c’est pas forcément pire que se le prendre en pleine poire. Quand je me mettais sur le dos, je voyais me tomber dessus des flocons neigeux, des grappes rouges ou blanches, des pluies de bestioles inquiétantes, j’avais peur, je me retournais.
     On a habité rue de la Chine jusqu'à mes quatre ans, puis rue Chaptal, dans le IXe arrondissement ; mes parents, mes deux sœurs, et moi. Les soirs d’insomnie, quand tout le monde dormait à la maison, j’étais fier d’être le dernier sur le pont. J’ai eu peur de l’endormissement avant d’avoir le goût de la nuit.
     C'est la peur de la mort qui m'amène. Si je continue de boire, je vais mourir rapidement, mes médecins sont formels. Cécité dans un an, mort dans deux ans m’ont-ils dit. La mort, je l’ai frôlée plusieurs fois. J’ai eu ma première crise cardiaque, j’avais quarante-cinq ans. Bras paralysé, affolement… j’ai eu le temps de me sentir partir. Je suis tombé sur le carrelage de mon salon, j’ai réussi péniblement à atteindre le téléphone et mon calepin et à joindre une amie, qui a appelé le Samu. Quand l’ambulance est arrivée, j'ai obtenu que pendant son évacuation le malade soit couvert d'un plaid en cachemire, et exigé, par peur des paparazzi, qu'on le laissât marcher entre la porte de sa maison et la voiture. Gainsbourg sur un brancard à la une de Paris-Match ? Niet. Je n'aime pas me coucher vous dis-je.

     Je suis d'assez solide constitution à la base, mais là il fallait faire quelque chose. Et moi l'hypnose, niet, la sophrologie, niet, la Tourtel, niet. Donc psychanalyse. Doc, faites moi vivre.
     Je compte sur vous ; et j’ai peur de vous. J’ai peur que vous me stérilisiez, que vous me vidiez de mon sang. J’ai peur que vous soyez fort pour transformer l’or en plomb et que, là où vous passez, l'herbe de la création ne repousse plus. Si Van Gogh avait eu un psychanalyste, il aurait vécu heureux jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, petits-enfants sur les genoux et pipe à la bouche, et n’aurait pas peint une toile. Si vous réussissez je ne me torturerai plus, et alors adieu les plongées en moi, la spéléologie deep inside, cette extraction où je suis à la fois la carrière et le mineur, où je prospecte et je creuse, où je charrie et je conditionne.     
     Et j’ai des choses à faire : plusieurs albums à composer, pour moi, pour ma fille, pour Jane ; un livre à écrire ; un film à réaliser… J’ai besoin de tout ça. Si je m’arrête, ça ne va pas. Je suis comme les cyclistes qui tombent s’ils arrêtent de pédaler, je dois avancer. Fuite en avant, peut-être. Il faut pas que je traîne, le temps m’est compté. Je suis sexagénaire.  
     Soyez subtil, Doc. Comme un chirurgien qui procède à l’ablation d’un organe sans effleurer l’organe d’à côté, soignez-moi sans me stériliser. Good luck.
    

Jeudi 10 juin 1990

     Allons-y. ‘Je reste’, comme on dit dans les jeux à la radio. J’écoute la radio de temps en temps, Le jeu des mille francs, des choses comme ça… Mais beaucoup moins que quand j’étais petit. À l’époque, il n’y avait ni CD ni vinyle, et mes parents n’avaient pas de gramophone. C’était soit radio, soit rien, donc pour moi c’était radio.        
     Sinon y avait mon papa. Le soir il jouait de la musique dans les bars, le matin il dormait, et l’après-midi il travaillait son piano. Je rentrais, ‘ça va fiston’ me disait-il sans décoller les yeux du clavier, pendant que je posais délicatement mon cartable dans un coin du salon. Délicatement parce que sinon je me faisais gronder. On était méticuleux chez les Ginsburg, il fallait que ce soit clean. Parfois ma mère avait ciré, je m’en apercevais depuis le palier tellement ça sentait fort, une odeur fade et prenante ; alors aussitôt entré je me déchaussais et je mettais des patins marron, d’ailleurs très laids, après quoi j’allais me réfugier dans la cuisine. Là je regardais le gris perle du plafond en écoutant les notes de piano couler dans mes tympans, se glisser sous ma peau, envahir mon cortex. J’avais l’excitation facile des jeunes années, je jouissais de ces sons qui me parvenaient par l’entrebâillement de la porte. Des fois je me disais ‘cet air me dit quelque chose’, parce que mon père avait des airs fétiches. Bach, Scarlatti, Chopin, Gershwin…  il était assez éclectique. D’autres fois je pensais ‘qu’est-ce que c’est que ce truc’. Souvent j’écoutais très distraitement, en faisant autre chose, en lisant des illustrés, et j’étais saisi d’un coup, la musique me prenait par le col et m’embarquait brusquement jusqu’à… très loin.
     Parfois au bout de quelques minutes je sortais de la cuisine et m’approchais du piano. J’avais peur que mon père voie que je l’écoutais, je faisais semblant de vaquer, je prenais un objet, le déplaçais de vingt centimètres, faisais mine de regarder par la fenêtre... Une fois ma mère m’a dit ‘alors Lulu tu écoutes ton papa ?’, et j’ai menti, j’ai nié, non non maman je regarde par la fenêtre, et j’ai inventé je ne sais quelle connerie. J’étais trop pudique, et puis j’avais peur que se savoir écouté par moi inhibe mon père, et qu’il arrête de jouer. J’étais très timide, et sans doute lui attribuais-je plus ou moins consciemment la même timidité. C’était pas un grand musicien, mais n’empêche c’était joli. Et jamais, pas une seule fois je lui ai dit ‘merci, papa’ ou ‘continue, papa’ ou ‘c’est joli papa’. Je m’embarquais en loucedé sur sa musique comme un passager clandestin.

     Mon père faisait les saisons dans des stations balnéaires. Il avait des engagements dans des hôtels. Grâce à son boulot on voyait du pays. Les plages, la mer… les dancings… Je voyais le luxe de près. Belles voitures… nous on était plutôt les larbins. Mon père : le larbin ; moi : le gamin du larbin. Et tout autour bijoux, chiens de race, alcools sophistiqués, vestons et costumes élégants. Golf, bateau, tennis. Et nous, pas le droit de toucher. Guardare, non toccare. Je me suis d’autant plus consacré au guardare que je n’avais pas accès au toccare, j’imagine. Tout ça était un peu humiliant. Je me sentais nargué.
     C’est dans un endroit de ce genre que j’ai connu Béatrice. Je l’ai vue, sur une plage du Touquet. Je l’ai caressée du regard, beaucoup. Elle faisait partie du paysage, de ce que je voyais quand je fermais les yeux, ces jours anciens… Et encore aujourd’hui, quand je ferme les yeux... Cette fille m’a obnubilé. C’est peut-être là que je me suis fait inoculer le virus de la nostalgie et de la contemplation. Elle avait des joues rondes et dorées. J’étais hypnotisé. Je l’ai regardée, regardée, regardée... J’imaginais le parcours que ferait une goutte d’eau sur sa joue, et j’étais la goutte d’eau, et je glissais le long de sa peau, et victime de la pesanteur je quittais son visage et plongeais dans le sable jaune, et déjà elle me manquait, j’étais enfoui dans la terre et je l’appelais, ‘Béatrice, Béatrice’ mais elle ne m’entendait pas, je pouvais crever seul dans le sable, abandonné ou piétiné par cette traîtresse adorée. Bé-a-trice. Trois syllabes, comme Lolita - comme Marilou, Mélody, Samantha…
     Je la voyais tous les jours. Et un jour j’ai cherché sur la plage son maillot de bain rose bonbon, ses cheveux d’or, j’ai balayé le rivage du regard, de gauche à droite, de droite à gauche, personne, j’ai pleuré en criant, Béatrice, en vain, elle était partie.

     Je me suis vengé des années plus tard. J’ai multiplié les Béatrice, sur cette même plage du Touquet, sur ce même sable beige et jaune que j’avais scruté le jour où… J’ai fait un lâcher de Béatrice, quand j’ai réalisé le clip de Morgane de toi, une chanson de Renaud. Une nuée de Béatrice devant, derrière, partout. Renaud au milieu, guitare en bandoulière et cheveux au vent. De longs travellings avant sur la plage désertée par la mer et peuplée d’une armée de petits gars, de petites filles. Je voulais obtenir le même genre de vertige que celui que j’avais éprouvé en cherchant à apercevoir Béatrice à travers le rideau de mes larmes brûlantes. Quand on en avait parlé avec Renaud je m’étais dit c’est l’occasion, tu vas exorciser mon gars. J’avais rusé j’avais dit l’air de rien tiens on peut aller par exemple au Touquet, et il n’avait pas fait de difficultés. Ça ne m’a pas vraiment consolé mais quand même. Ce vertige, dès lors que je l’avais fixé sur une bande vidéo et ainsi partiellement exfiltré, je l’ai moins éprouvé je crois.
     Et ça m’a fait peur. Quand je me débarrasse d’une douleur, je régresse. Mes blessures sont comme la plaie de l’hévéa, c’est par elles que coulent la sève et l’or caoutchouteux. Je fouille mes plaies depuis des décennies, j’y remue des machettes rutilantes ou de vieux canifs. It’s my way.


Jeudi 17 juin 1990

     Mon père nous donnait des leçons de piano. À moi et à mes sœurs. Financièrement ça se justifiait, qu’il nous donne des cours : mes parents n’étaient pas pauvres mais pas riches non plus, payer un professeur aurait été un peu absurde. Mais je crois surtout que ça lui plaisait. Je rentrais de l’école, je goûtais, puis il fallait y aller.
     Et c’était pas toujours de la rigolade. Quand je me déconcentrais il me grondait, Non Lucien pas comme ça, Applique toi Lucien, et caetera. Parfois il me frappait. Avec ce qui lui passait sous la main, un crayon papier, un stylo… Parfois je pleurais avant même que ça commence. Aussitôt sur le tabouret je sentais le vide sous mes pieds, trop grand le tabouret trop petit le Lulu, mes jambes pendaient lamentablement dans le gouffre séparant le tabouret du clavier, et c’était pas seulement mes pieds c’était moi qui étais comme happé par un trou d’air, et les larmes coulaient. ‘Allons Lucien, allons’ disait mon père avec sa voix un peu bourrue, qui n’allait ni avec son visage rond comme une pomme ni avec son regard tendre. On n’a pas du tout la même voix lui et moi. Mes soeurs compatissantes mettaient un mouchoir au bout du piano pour que je puisse y sécher mes larmes.    
    
     J’ai une sœur jumelle. Hétérozygote. Liliane. Au début on faisait beaucoup de choses à deux. Il y avait un peu de promiscuité ; heureusement, la différence de sexe m’a valu assez vite de ne pas être mêlé tout le temps à ce qu’elle faisait. Elle a été un peu ma complice vers six, sept, huit ans ; ça n’a pas duré. On nous appelait souvent Lulu et Lili.
     Je suis arrivé en second, à l’accouchement. Comme les tremblements de terre, Liliane a eu une réplique. Et la réplique, c’est moi. Lulu. Lili et Lulu. Quand je serai refroidu mon petit Luli… Et Lili, on l’appelait vraiment Lili. Moi mes parents m’ont donné un prénom imprononçable pour des russophones, à la maison on m’appelait Liouliou. Lulu ! Le p’tit Lulu ! Pas Liouliou, bordel !
     J'aurais dû ne pas naître. Quand ma mère a su qu’elle était enceinte, elle s'est pointée à Pigalle, chez une espèce de rebouteux, pour avorter, et puis elle a vu une cuvette de faïence, aux rebords hyper crades. Elle a trouvé ça tellement crade qu’elle a laissé tomber. Elle m'a raconté ça y a une dizaine d’années.

     Mon enfance, bof. Beaucoup de questions, pas de réponses, de la résignation, de l’absence au monde. Dans la lune, pour des prunes. En vain. La vie de famille, y avait du bon. Famille soudée. Mais j’étais inquiet : à quoi bon, la vie vaut-elle de, suis-je digne de. Et caetera. J’étais un peu peureux, un peu solitaire. Peureux donc pas de bagarres. Solitaire donc peu liant. Jouer tout seul était un soulagement. Plus rien ne venait s’interposer entre moi et moi. Il m’arrivait, pour échapper aux jeux collectifs, de simuler des maladies et de rester seul à faire des puzzles, jouer au Nain jaune, ou classer des livres par ordre alphabétique d’auteurs, de A jusqu’à Z, ou dans le sens inverse, de Zola à Apollinaire. Cour de récré, j’étais un cow-boy, ou un conducteur de train, ou un piéton - piéton un peu explorateur quand même… coup de sifflet, fin de récré. La rêverie était minutée quand j’étais petit. Maintenant aussi ceci dit. Sabatier t’attend. Tu as rendez-vous avec Berri. Concert demain à Vierzon. Et caetera. Heureusement je suis organisé. C’est un sublime bordel dans ma tête, c’est assez ordonné dans ma vie. Je couche à poil ; je ne laisse pas trainer les papiers gras ; je pulvérise des déodorants dans mon salon-musée, ça sent bon. Petits post-it, petit agenda, stylo qui marche toujours  bien. Paquets de cigarettes d’avance. Gainsbourg ne doit jamais se dépêcher.
     Quand j’étais petit, ça m’arrivait, d’être à la bourre. Je retardais toujours le moment où il me faudrait renoncer à ne rien faire,  je trainais, puis je courais sur le trottoir gris de la rue Blanche ; j’arrivais souvent pile à l’heure, et en sueur. Alors le petit Lulu remontait son col, toujours smart, il attendait une trentaine de secondes devant la porte du collège que son rythme cardiaque ralentisse, puis entrait d’un air dégagé en jetant à la dérobée un œil à ses camarades pour surveiller l’effet que faisait son entrée.
     J’étais un garçon très sage. À l’école je m’appliquais ; peur de décevoir mes parents j’imagine. Quand on avait une composition à écrire, genre Racontez vos vacances, les autres s’y mettaient, je leur jetais des regards inquiets, j’attendais le dernier moment puis me lançais in extremis, après de longues ruminations. Et j’étais toujours le dernier à sortir de la salle. Quand je ramenais des bonnes notes j’étais soulagé. Je ne disais rien à mes parents, mais je brûlais d’impatience, j’attendais qu’ils me questionnent. Et quand maman finissait par apprendre la chose : c’est bien. C’est bien, Liouliou.
     Docile. Lent. Sérieux. J’avais des choses comme ça sur mes carnets. Pas brillant ; appliqué.
On peut pas dire que je croquais dans la vie à pleines dents. J'avais plutôt tendance à la suçoter, comme la glace que mes parents m'avaient achetée un jour sur la digue à Deauville, et quand ma soeur Jacqueline avait terminé la sienne, ma propre glace, vanille, sous mes coups de langue timides et retenus, avait à peine diminué de volume, et je triomphais je jouissais de sa rage que son plaisir fût terminé quand le mien ne faisait que commencer. Je me délectais de sa frustration, héhé je t’ai bien eue Jacqueline, la bonne fortune va à ceux qui savent souffrir, et j’étais incapable de savourer ma glace, et j'enrageai quand finalement elle réclama avec succès une deuxième glace.
Ainsi mes efforts pour prendre la vie de biais la mâchonner la ruminer ne me valaient pas d'en jouir davantage que ceux qui la croquent goulûment. J'en ai conçu de l'amertume mais ai continué à tâcher, quand je porte quelque chose à ma bouche, de le faire avec style.

J’ai donc grandi rue Chaptal. Une bonne adresse, faut croire. Un des seuls endroits où Van Gogh a vendu des tableaux, quand il travaillait chez Goupil, au 9. Et puis la Sacem en face ; et Pigalle juste à côté, les cabarets où mon père allait bosser le soir.
     Je dormais dans le salon-salle à manger. Sur un lit de camp. Les deux filles dans une chambre, moi au milieu du saloon. J’étais dans le passage. En vitrine en quelque sorte ; incachable.

     Je ne sais pas à quel âge je suis entré en enfance, et en contemplation et en rêverie. J’imagine qu’au début je n’avais pas grand-chose à y perdre, puisque j’étais timide, pas à l’aise avec les autres. Je riais seul parfois des histoires que je me racontais, des films que je me faisais. Je faisais parfois rire les autres aussi, pince-sans-rire, un peu clown triste. J’étais fier quand je faisais rire mes sœurs aux larmes.            
     Je m’abîmais dans les lectures de contes. Mes soeurs m’avaient offert les contes des frères Grimm pour mon treizième anniversaire. Ce cadeau m’avait d’abord laissé un peu froid. J’étais tellement timide que j’avais peur de dire merci. Je me souviens que j’avais été un peu vexé, genre ‘mais c’est pour les bébés’, et ma sœur Jacqueline m’avait dit mais pas du tout c’est pour tous les âges ; j’avais posé le livre dans le petit meuble de bois blanc à côté de la porte de la cuisine, où j’avais un étage pour moi. Le livre avait dormi là plusieurs semaines - un gros livre à tranche épaisse et grumeleuse. Un jour, sans doute un dimanche, je l’ai pris un peu au hasard et lu toute l’après-midi. J’étais assis en tailleur, j’avais les jambes tout ankylosées, je me souviens encore de la sensation, de la douleur sous les genoux. Les jours suivants j’y étais retourné, dans ces forêts, ces familles, ces chaumières, chez ces animaux, ces sorcières, ces rois. Promenons-nous dans le moi…

Treize ans c’est aussi l’âge où j’ai porté l’étoile jaune. J’étais pas con, je comprenais bien ce que ça voulait dire. J’étais terrorisé. Mais ça ne m’empêchait pas de la trouver jojo mon étoile. Glaçante, élégante, poignante, angoissante. Esthétique. D’un beau jaune, un peu haute note jaune à la Van Gogh, avec des harmoniques marron et rose. Et le superbe vert sapin des deux triangles enchevêtrés… C’était beau mais salissant ; je réclamais souvent à ma mère qu’elle lave mon manteau. Et ma mère, genre restauratrice au Louvre, me rendait le lendemain un manteau dont la tache vive rutilait dans le demi-jour de l’appartement ; puis je descendais dans la rue narguer le soleil parisien, Miroir mon beau miroir dis-moi qui porte le plus beau jaune dans ce pays, moi Lulu ou lui là qui darde ses rayons sur nous. Je la portais sur le cœur, je l’arborais comme un stigmate. On n’en parlait pas à table.

     C’est à cette époque que mon père a commencé à m’emmener dans les musées. Lui était volontiers solennel et dégainait gants et chapeau. Le trajet n’était pas trop long, il y avait beaucoup de musées déjà à l’époque dans Paris, et de la rue Chaptal c’était pas trop loin. Ces après-midi avec mon père j’ai eu des extases hallucinantes. Des émotions gigantesques, orgasmes picturaux, transes, avec bave aux lèvres, perte de la notion du temps, regard chaviré, respiration syncopée. J’ai trouvé là, devant les Degas les Delacroix les Bonnard, des réponses inespérées aux questions que petit je m’étais posées et avais oubliées depuis. La vie la mort, qui suis-je où vais-je... Questions à peu près réglées quand je jouissais des formes et des couleurs qui dansaient devant mes yeux.
     J’y restais des heures, au Louvre ou ailleurs. J’arrivais pas à partir, j’avais peur que l’espèce de magie qui m’avait mis en communion avec Manet ou Raphaël ou Michel-Ange arrête de s’exercer quand je quitterais ces lieux ; et je pensais que d’autres flashs foudroyants m’étaient peut-être promis si je restais un peu, et je cherchais des subterfuges pour étirer encore la visite. Quand mon père me disait de sa grosse voix qu’il fallait vraiment y aller je simulais une envie de pisser ; il me suivait du regard, j’étais obligé d’aller effectivement aux toilettes où, une fois la porte verrouillée, j’extrayais mon jeune sexe de mon pantalon, l’orientais machinalement vers la cuvette, il pendait absurdement, pas la moindre goutte n’en sortait, je finissais par aller retrouver mon père, nous rentrions, et je passais ma soirée à recréer en moi ce que j’avais vu, je cherchais à éprouver de nouveau les émotions qui m’avaient foudroyé, et, comme un scientifique qui cherche la cause d’un phénomène physique, je tâchais de les mettre en relation avec ce que j’avais eu sous les yeux.
    
J’avais des idoles. J’adorais Rodin. Je m’absorbais entièrement dans la contemplation de ses sculptures, je savourais sa pâte, son modelé, que je me piquais de pouvoir distinguer de celui de n’importe quel autre sculpteur. Je le connaissais très bien - son œuvre ; pas sa vie. Quand, au détour de la lecture de tel livret de présentation d’une exposition, je tombais sur une allusion à la vie de mon idole, sur des mots comme ‘Meudon’ ou ‘noviciat’, j’étais écoeuré par tant de trivialité, je sentais mon admiration me filer entre les doigts, mon jouet se casser, je jetais le papelard au loin, je me replongeais dans l’observation exaltée de telle sculpture pour me laver du bain de merde et de vulgarité où m’avait plongé pendant un funeste instant la lecture de cette brochure.
Le masque doit être beau, et ne jamais tomber.

     C’était la guerre et puisque nous étions, paraît-il, juifs, il fallait que nous nous cachions. On s’est dispatchés. Mon père est parti en zone libre, ma mère l’a ensuite rejoint ; mes deux sœurs sont allées à Limoges ; et moi moi je me suis caché comme interne dans un collège jésuite à Saint-Léonard-de-Noblat, sous un faux nom bien chrétien.
     Gaimbard.
J’étais le largué de la famille. Les autres étaient par deux. Moi, seul. Lucien Gaimbard. Ombre parmi les ombres. J’ai beaucoup pleuré dans le grand dortoir de cet internat limousin.
     On vous a raconté je suppose ma petite balade en forêt ? Un jour quelqu’un arrive à l’internat, annonce que des miliciens vont venir voir si des Juifs se cachent dans l’établissement. Le directeur me dit File te cacher dans les bois. Je me suis retrouvé lâché dans la forêt limousine. Les arbres bleus mugissaient autour de moi, le vent soufflait par rafales, me collait aux arbres comme un condamné à son mur. Ma hache me sciait les mains. J’avais une peur bleue de me faire choper par les Allemands. Mais ce qui dominait c’était une inquiétude un peu fantasmagorique, à cause des vents grondants, de la nuit froide. Je me souviens encore des feuilles caduques molles et glaciales qui me tombaient dans le cou. Quelques années après, toutes les fois où je me suis lancé dans une toile expressionniste, j’avais l’impression de me lancer en même temps dans la nuit limousine.
     J’ai aussi de bons souvenirs de Saint-Léonard. L’école, ça n’allait pas trop mal. J’étais gentil, obéissant. Un peu trouillard. J’y ai eu un très bon enseignant en français, Monsieur Traillol. On n’était pas copains, j’avais peur de lui comme de tous les adultes, à plus forte raison les profs. Mais avec lui j’ai pris goût à Flaubert, Balzac. J’apprenais des passages par cœur, jusqu’à complète imbibition. Je suçotais mes textes favoris. Baudelaire, Rimbaud, Constant, Sue… et caetera.


Jeudi 24 juin 1990

     À la puberté, j’ai changé de tête. J’ai enlaidi. J’en ai pris plein la gueule. Je me sentais comme si on m'avait mal arrosé. Arrosé de pisse. J’avais été sage, gentil, obéissant, j’avais mangé de la soupe, j’avais fait tout comme il fallait… J’avais été petit et mignon, j’étais devenu grand et laid.
     Laid à faire peur. Oreilles décollées, teint blême, nez crochu, visage un peu osseux, vous voyez le tableau. C’était magique : quand j’arrivais dans les réceptions, goûters ou surprises-parties organisés par des camarades d’école, tout le monde se figeait, mon apparition jetait un froid, le malaise s’épaississait pendant d’interminables secondes puis s’estompait doucement, les gens reprenaient leur danse ou leur conversation et moi ma respiration, une grande goulée qui me soulageait provisoirement.
     C’était l’époque où je n’avais pas renoncé, ou je luttais, corps-à-corps âpre entre moi et moi, devant ma glace, pour sauver ce qui pouvait l’être, par le look, la voix, les vêtements. Tous les jours je revoyais dans le miroir la même sale gueule. 
     Je la voyais aussi sur tous les murs de Paris. Déjà vedette en quelque sorte : sur les affiches nazies ou pétainistes, un slogan en grosses lettres : « attention, Juif », et ma tronche à côté, même profil, même nez… A la maison j’attendais le soir tard que tout le monde soit couché et je me glissais dans la salle de bains, j’examinais dans la glace le reflet de mon visage, et je vérifiais le cœur battant que mon profil était le même que sur les caricatures antisémites. J’insomniais sur la toile rêche de mon lit de camp en pensant que mon visage me trahirait, le cacher oui mais comment faire, je ne voyais pas la sortie, et je me réveillais le matin avec la même idée fixe.
     J’étais fasciné par les belles choses, et je découvrais que les belles choses, elles étaient partout, dans les musées, dans ma tête, partout sauf sur mon visage ; je voulais la beauté sur moi, elle n’était qu’en moi. Les feux du soleil, la forme des nuages, les crêtes des embruns, la lumière du matin, les sons des gyrophares, les limousines des milliardaires… tout était beau, sauf moi.

     C’est depuis que la vérité me soûle. C’est ça la vérité ? Qu’elle aille se faire foutre. Je préfère un beau mensonge à une platitude véridique, le beau au vrai, le beau au bon.
     Je ne pouvais même pas cacher mon visage derrière une barbe. J'étais totalement imberbe à l’époque, et même glabre.
     Je ne pouvais pas me voir. Ni en photo, ni en peinture. Enfin, en peinture, si. J'ai fait quelques autoportraits. Je me suis fait beau. J’ai rusé. Ni vraiment de face, à cause des oreilles, ni franchement de profil, à cause du nez.
                  Ma laideur me tétanisait. Je me demande parfois comment j’ai pu avancer avec ça sur le dos, ne pas rester puceau  toute ma vie. J’ai été hardi à quelques moments, où ma peur de rater ma vie a été encore plus forte que ma timidité.
Je suis allé voir des prostituées. J’étais d’une telle timidité ; comment ça se serait passé sinon ; où, comment me serais-je initié. J’étais dans un état second quand je me dirigeais vers Barbès, jambes flageolantes, le sol se dérobait sous mes pas, tout était trouble autour de moi. J’ai vu de loin des dames qui faisaient le trottoir -  j’étais venu en repérage avant. Elles étaient cinq, debout à quelques pas les unes des autres sur l’asphalte gris-bleu. Trois à longs cheveux noirs, et deux à tignasse jaune sable. Full aux brunes par les blondes. J’ai choisi la plus laide. Ah flûte c’est la plus laide me disais-je en me dirigeant vers elle, trop tard ne recule pas Lulu, de l’avant, de l’avant. J’avais le cœur qui battait à dix mille et me mouvais péniblement sur mes jambes en coton. La dame m’a demandé si c’était la première fois. J’étais mort de trac, perdu dans un brouillard opaque, je sentais des flots de sang battre mes tempes.
J’ai joui. Aussitôt rentré chez mes parents, je me suis masturbé. Dans les chiottes. Comme quelqu’un reprend le volant rapidement après un accident de voiture. Le papier peint était vert absinthe, chez la dame. Et bleu ciel avec des motifs beige dans les toilettes chez mes parents. Je me souviens surtout de la masturbation en revenant. Là en sentant le plaisir bien connu me monter des tripes et me chauffer le cœur et me dilater le cerveau j’ai retrouvé mes rêves de puceau, doux comme un fourreau et purs comme le cristal.

     Je me suis vraiment mis à la peinture en revenant du Limousin, et je me suis vite aperçu à quel point j’aimais ça. Les formes qui dansaient sous mes yeux, le silence de l’atelier…
     J’ai fréquenté plusieurs ateliers. Celui où j’ai le plus travaillé était à Montmartre. J’y allais tous les jours. Je m’exerçais ; je surmontais ma peur de ce que j’allais faire apparaître, je me lançais, je faisais des ébauches. C’était des exercices de style, pas des œuvres abouties. Je cherchais à faire couler hors de moi ce que j’y sentais ; je tâtonnais, mais y avait un résultat, sur le papier, sous mes yeux : mes ruminations débouchaient sur un objet physique, une feuille maculée de taches, de traces, de signes, de couleurs quand je peignais – souvent je dessinais. ‘C’est bien Ginsburg, c’est bien’, disaient mes maîtres, ‘Vous êtes prometteur’, et j’étais fier, gonflé d’orgueil et de projets.
     Mes principaux enseignants, Lhôte et Léger, faisaient tous les deux dans le cubisme. Pour le reste ils étaient assez dissemblables. Léger était assez en vue ; un peu pédant, épais physiquement et intellectuellement. Il parlait sans arrêt de modernité et de contraste, je n’en avais que faire. Il y avait dans un coin de son atelier, fixée sur un tabouret, une roue de vélo, qu’un système de soufflerie faisait tourner à un rythme régulier. Il prétendait que dessiner cette roue était un des meilleurs exercices qui soit, je l’ai dessinée des centaines de fois cette roue de vélo ; et elle a continué de tourner sous mon crâne jusqu’à ce que vingt ans plus tard je la prête à Melody Nelson ; le héros de mon roman, Sokolov, aura eu quant à lui la selle et la pompe, à eux deux ils pourraient reconstituer un vélocipède entier sur lequel je me jucherais et tel E.T. pédalerais vers une planète belle et pure où tout ne serait qu’harmonie…
     Je faisais à peu près ce que je voulais dans l’atelier, j’y avais un petit statut à part, je suscitais un peu d’admiration. J’étais distant avec Léger. Je dédaignais souvent ses conseils et remarques – j’avais une œuvre à créer, pas de temps à perdre. J’oscillais entre excitation et frustration. Parfois j’enrageais, cet enfoiré avec ses exercices débiles et ses théories poussives déclamées d’une voix pontifiante allait-il aider Lucien Ginsburg à accoucher de ce qu’il sentait bouillonner en lui, à devenir le Rodin du XXe siècle ? Qu’est-ce que je foutais ici, était-ce le chemin le plus court ? Ou un nécessaire détour ? Ou un absurde cul-de-sac ? Je doutais, je crevais d’impatience, je tournais en rond comme le hamster dans sa roue. De Léger, je n’aimais pas non plus la peinture amphigourique et pénible.
     André Lhôte était moins connu, moins con aussi. Son enseignement était plus stimulant. Je m’imaginais parfois, une fois arrivé au pinacle de la gloire, le louant devant des hordes de journalistes et affichant solennellement ma gratitude pour ce grand professeur injustement méconnu ; Ginsburg en justicier des Arts, Zorro de la peinture, Robin des bois du cubisme. J’avais à côté de mon lit plusieurs livres de Lhôte.

Les échafaudages théoriques compliqués et creux de Fernand Léger lui donnaient au moins une raison de peindre ; quant à moi j’avais du style, mais j’avais rien à dire, pas d’histoire à raconter. J’essayais les différents genres que les maîtres nous demandaient de travailler, mais le plus souvent je dessinais ou peignais des motifs sobres, des natures mortes, des paysages, assez simples et classiques dans leur composition. J’aimais les détails, les courbes, les lignes, le phrasé, le rythme, les cadences. Je ne cherchais pas la nouveauté pour la nouveauté, manière peut-être de protester contre les arguties de Léger et contre ses tentatives poussives pour coller à l’air du temps. J’accordais beaucoup de soin aux fonds. Je cherchais la beauté pure ; aucun message à véhiculer. Ou plutôt si j’en avais un, Regardez comme je suis délicat, Regardez comme je suis subtil et raffiné bordel : c’était ça, mon message.
     En général mes dessins et peintures ne sortaient pas de l’atelier, j’osais à peine les montrer à mes parents. Mais ça m’est quand même arrivé d’exposer. Je me souviens d’un truc, le Salon des moins de trente ans. Des dizaines d’aspirants peintres, un peu godiches ou un peu pédants ou les deux dans une grande salle d’exposition, et, côte à côte, immondes croûtes et jolies toiles. Moi j’étais un peu en marge, je faisais pas d’art abstrait, et l’abstrait était à son acmé, et même les débutants voyant Kandinski passer là-bas au galop essayaient de monter en croupe. Moi, autonome, revêche, indifférent à l’écume de la mode je me concentrais sur la création de mon esthétique et de mon style, figuratif en tout cas, j’étais le seul ou presque, non, là-bas, un autre, tout là-bas au bout dans la grande salle, ses deux petites peintures, un paysage et un personnage, et son visage aigu et couturé, et son regard de feu et d’acier. Lulu tu n’es pas seul ! Et j’ai vu s’approcher l’auteur des deux petits tableaux, ses yeux profonds et bruns. Pialat.
     Ces expo étaient très rares. Je faisais des tableaux, je dessinais je peignais mais c’était des ébauches, des exercices de style. Mes vrais tableaux, aboutis, puissants, bouleversants, je les composais, au cours de longues déambulations, dans la rue, et dans ma tête. C’était de la conception, pas de la création. J’étais le bureau d’études, mais j’avais pas d’usine. Pas d’ouvriers, pas de secrétaires, personne pour peindre à ma place. Je construisais de magnifiques châteaux en Espagne, et en moi. Pas au bon endroit, donc. J’avais vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois ans, et ça n’avançait pas ; je constatais mon impuissance et écoutais dans mes tempes le tic-tac morbide du temps qui passe.
     Plus je concevais sans créer, plus je me répétais, comme un mantra, la phrase du peintre Raphaël, ‘Comprendre, c’est égaler’, et me berçais à l’idée que, puisqu’au cours de mes promenades exaltées et de mes longs après-midi au Louvre j’avais tout compris aux toiles de mes idoles, alors j’étais l’égal de Rodin, Bonnard et Delacroix, et je me réveillais piteux, pouilleux, stérile, affolé par la vacuité de ma vie.
     J’ai tout essayé, j’ai imité, impressionnisme, cubisme, fauvisme, pointillisme, dadaïsme, expressionnisme, surréalisme… Le surréalisme m’attirait beaucoup mais c’est un type de peinture qui demande une main particulièrement sûre, un apprentissage très long. Et j’étais impatient. Quand c’était pas comme dans ma tête, j’étais pas content. Et c’était jamais comme dans ma tête.

     À l’académie Montmartre, il y avait des belles jeunes filles. Il y avait Lise Lévitzky. Elle était très belle, avait deux ans de plus que moi. J’étais le plus laid peut-être, mais j’étais aussi le meilleur ; le chouchou presque ; le petit prince de l’atelier.
     Je l’ai draguée crânement et méthodiquement. Je l’ai raccompagnée chez elle pendant des semaines, je courais derrière elle dans la rue, transpirant pathétiquement sous mon grand carton à dessins et ma guitare. Arrivés en bas de l’immeuble où elle avait une chambre je n’osais rien, je m’égarais dans la contemplation de ses cheveux sublimes, de sa peau abricot-pêche, de ses fossettes qui m’hypnotisaient jusqu’à ce que dans le lointain j’entende sa voix fraîche me signifier mon renvoi, ‘au revoir Lucien’ ; un soir elle m’a dit de monter dans sa chambre où nous avons fait l’amour toute la nuit et c’est euphorique et le cœur dilaté que le lendemain je redescendais de cette piaule sous les toits où la veille au soir j’étais entré les jambes cotonneuses et la sueur aux tempes.
     Lise m’a aidé à comprendre que ma voix pouvait me valoir de belles choses. Je lui lisais des textes, souvent pendant l’amour. Un paragraphe, on faisait l'amour, deux paragraphes, elle me caressait, je restais concentré sur le texte, je lisais quelques phrases, Constant, Sue, Flaubert, je sentais sa langue douce et fraîche sous mes testicules, mon vit se balançait de gauche à droite sous ses coups de langue, je restais concentré sur la prose élégante de Constant, ou sur les phrases musquées de Lautréamont. Si je ralentissais un peu le débit, elle craignait que j'interrompe ma lecture, alors je sentais que ma verge quittait son écrin tiède et humide, quasi-amniotique, et je l'entendais dire continue Lulu puis elle reprenait mon sexe en bouche et moi ma lecture.

     Elle était ma camarade de classe, mon impresario, ma femme de ménage, ma collègue, mon amante, mon faire-valoir. On baisait beaucoup, et bien. Elle était quasi frigide avant de me connaître, et elle aimait faire l’amour avec moi, c’était très valorisant. On formait un binôme en quelque sorte. Une vraie partenaire.
     Elle m’aidait, elle m’encourageait. Elle s’impliquait beaucoup là-dedans. La seule chose qu’elle faisait pas, c’est peindre à ma place. Heureusement d’ailleurs, parce qu’elle peint… comme elle peut.
     J’ai vaguement et vainement essayé d’embellir sa peinture ; elle a réellement et efficacement embelli le laideron que j’étais. Elle m’a débarrassé des chapeaux que je portais à cette époque ; ça se faisait encore, et puis mon père en portait souvent. Ça mettait si je puis dire en valeur mes oreilles : catastrophique. Je n’ai ressorti de chapeau que vingt-cinq ans plus tard pour en coiffer, SS In Uruguay, un nazi en cavale ; moi depuis je vais nu-tête.
     J’étais très solitaire, mais Lise avait des amis. Quand ils venaient chez nous, je tournais fièrement le dos à toute l’assemblée, je me mettais au piano. Je pianotais, je faisais jouer mes doigts sur le black and white du clavier, les sons m’enivraient, dans l’indifférence générale j’avais des orgasmes musicaux, les subtils enchaînements de notes et d’accords m’électrisaient et me plongeaient dans de silencieuses transes.        
     Lise fréquentait des militants communistes. C’était pas mon truc, mais il m’est arrivé de trouver du charme à leurs conversations : eux aussi refaisaient le monde. Le Capital, j’ai pas lu ; mais je l’ai parfois contemplé, protégé par son épaisse tranche lie-de-vin, sur le rayon que Lise avait dans notre étagère.
     Chacun son étage : sur le sien y avait Marx, Joyce, Proust, et quelques autres. Je n’ai aimé Proust que beaucoup plus tard. Cet exercice de spéléologie interne, cette plongée en soi-même par un gars qui s'y promène, comme un troglodyte, de cavité en cavité, et remonte à la surface exhiber ce qu’il y a trouvé, a fini par m’émouvoir ; et j’ai finalement aimé ce style a priori peu fait pour satisfaire mes sens et mon intellect - eux si avides de pureté, de simplicité et d’ingénuité.
     Et puis mon étage à moi, avec mes idoles, Baudelaire, Rimbaud, Constant, Montaigne, Flaubert – le Lolita de Nabokov, cet ouvrage précieux et sublime qui m’a énormément marqué, n’était pas encore sorti en français. Je lisais avec avidité et lenteur, je voulais tout garder. Madame Bovary : amalgamée. Les chants de Maldoror : assimilés. A rebours : ruminé. Les fleurs du mal : mâchonnées, suçotées pendant des heures et des heures. J’aimais mes livres, je les apprenais par cœur pour les trimbaler partout, en passagers clandestins, invisibles de l’extérieur, omniprésents entre mes deux tempes en fusion.
     À une époque, pendant mon service militaire, Lise a travaillé comme secrétaire de Georges Hugnet, un marchand de tableaux à qui Dali avait confié les clés de son appartement parisien. Hugnet a demandé à Lise d’en être en quelque  sorte la concierge, la gardienne ; et au cours d’une permission j’ai passé quelques jours avec elle dans cet appartement sidérant, luxueux, précieux, plein de bibelots. Immense lit carré, salle de bains remplie de fioles et de flacons. Mise en scène de la richesse, tableaux de Picasso et Miro négligemment posés par terre, dessins de Dali sur le papier-cul, grande pièce tapissée d’astrakan plafond inclus, immense lit carré, ça me changeait de la sobre élégance de chez mes parents ou de la frugale harmonie de mon atelier sous les toits. Ces quelques nuits là-bas m’ont plus tard inspiré Trois millions de Joconde, mais surtout ont influé sur mon destin. Chez Dali m’est apparue une évidence : le génie, ça doit servir à être riche.

Je restais en jachère. De temps en temps des messages du monde extérieur me rappelaient que je ne créais rien, rien à vendre évidemment, pas grand-chose à montrer non plus. Mon père ne supportait plus que je ne gagne rien, il m’a suggéré de faire de la musique le soir dans les bars, j’ai dit non, il a insisté j’ai accepté.

À partir de là, mêmes horaires que papa : travail la nuit. Pianiste de  bar, parfois. Guitariste, le plus souvent. Jazz manouche. Django était une grande vedette à l’époque. Je faisais swinguer, le soir, avec ma petite guitare. J’accompagnais, je faisais la pompe. Mon job : équilibrer l’ensemble. La rythmique, la charpente du morceau reposaient en bonne partie sur moi. J’étais comme un peintre qui ne ferait que les fonds.
Les jeudis entiers passés, quand j’étais lycéen et que mes comparses jouaient au football, à travailler ma guitare, me rapportaient donc un peu d’argent. Quelques années avant pour me perfectionner j’avais eu un gitan, qui me donnait des cours. Il me montrait des choses, des enchaînements d’accords, des standards. Cheveux très noirs, chapeau, dents manquantes, il avait toute la panoplie, et un peu de talent. Il m’engueulait quand j’y allais trop timidement avec la main droite. ‘Agite ton poignet’, ‘Attaque la corde’, me disait-il. Un gars sympa. On l’appelait Charlie.
Ça n’avait d’ailleurs pas duré bien longtemps : il m’a donné quelques leçons et il est mort. Pour marquer le coup je suis passé aux Gitanes, et puis j’aimais le fond cobalt du paquet et les volutes blanches qui s’y détachaient comme une galaxie dans un ciel d’automne.
                  C’est pour gagner un peu d’argent que je jouais ; pour pouvoir continuer à peindre. En y allant je me disais courage, c’est le prix à payer. Je jouais, je rentrais tard, je me couchais contre la peau tiède de Lise, je m’endormais tard. Et je me levais tard ; la sublime lumière du matin avait été remplacée par celle, moins intéressante, moins belle, moins pure, du milieu de journée. Trop tard. Je reportais au lendemain. Je peignais de moins en moins.

     Lors d’une de mes permissions, Lise me dit j’ai une opportunité pour toi, j’ai montré tes tableaux à Pierre Loeb, ça l’intéresse, il veut te voir. Pierre Loeb, c’était pas rien. Un galeriste renommé. J’ai senti mon rythme cardiaque s’accélérer, affolement dans ma caboche, ce que je fantasmais depuis des années prenait une forme concrète.
     Rendez-vous est pris avec Pierre Loeb, je marche dans Paris, avec mon ridicule accoutrement de bidasse et Lise à mes côtés. On arrive chez lui. Il était très grand. Élégant, smart, classieux. Et on cause, ‘j’aime beaucoup vos peintures monsieur Jainsberre’ - il prononçait mon nom n’importe comment - ‘j’aime beaucoup vos peintures et serai très heureux d’exposer vos toiles dans ma galerie’, moi je sentais une coulée de sueur dans mon dos – moi Ginsburg, mes tableaux, dans une grande galerie parisienne ! – j’étais tétanisé, je simulais le plus grand flegme et, manœuvre dilatoire, faisais dériver la conversation sur tel peintre hollandais du dix-septième siècle ou sur les différentes manières d’appliquer les enduits. Loeb, conforté dans son goût pour mes tableaux par l’impression favorable que lui faisait le troufion érudit à qui il donnait audience, en vint aux choses sérieuses et, genre à la fin de l’envoi je touche : dès que vous aurez quarante tableaux je vous expose. Dès que vous êtes libérés de vos obligations militaires, mettez-vous y sérieusement, et dans un an, vernissage. J’ai fait un rapide calcul : quarante tableaux, un an... du boulot. Il va falloir travailler monsieur Jimburt me confirma le grand zig d’une voix suave, oui je vais bosser songeais-je in petto, et je me suis retrouvé dans la rue, tempête sous mon crâne, mélange de surexcitation et d’affolement, mes jambes ne me tenaient plus.
     Pendant des semaines j’ai été hanté par ce Loeb, je rêvais de lui la nuit, je pensais à lui le jour. Mes insomnies dans le dortoir du cinquième régiment d’infanterie à Frileuse étaient peuplées d’espérances angoissées, j’allais peindre, pour de vrai, peut-être.
    

Jeudi 1er juillet 1990

     J’ai découvert l’alcool à l’armée. À table chez mes parents, il n'y avait pas de vin. Quand on passait à table, ma mère, dans un silence cérémonieux, apportait une carafe d’eau, c’est tout. Au service militaire, quand le soir de mon arrivée je suis entré dans la salle de garde, les gens riaient beaucoup. C’était une cahute dégueulasse, qu’un pathétique néon éclairait d’une lumière blafarde, et où les murs crépis à la chaux étaient pleins de lézardes. Il y avait un pichet sur la nappe. Il était rempli d’un vin presque violet. Ça picolait sec. J’ai bu plusieurs verres d’eau. Puis on m’a servi d’autorité un verre de vin. La première gorgée m'a piqué la langue et brûlé l'œsophage ; la deuxième m'a intrigué ; et la troisième m’a doucement chauffé les tripes, m’a allégé d’un poids, j’ai pu parler, rire. Ainsi s'est achevée la période sobre de mon existence.
    
     Quand je suis revenu du service, Loeb ou pas Loeb, il me fallait gagner de l’argent. Un vague copain de l’académie Montmartre m’a dit qu’ils cherchaient un moniteur au centre pour orphelins de Champsfleurs, au Mesnil-le-Roi, où des gamins, des gamines, essayaient d’oublier que leurs parents étaient morts dans les camps. Vas-y Lulu, ça te fera un peu d’argent – et tu auras un boulot qui te laissera du temps, pour peindre peut-être.
     J’ai été recruté. Il fallait occuper les gamins. J’animais des ateliers, musique, théâtre. Je leur faisais des tours de magie. Je m’occupais d’un atelier chorale, les voix fragiles et aiguës des gamins montaient jusqu’au ciel et jusqu’à l’âme de leur moniteur.
     J’ai écrit là-bas mes toutes premières chansons. Pour distraire les enfants. Ils ont été mon premier public. Ça a pas été simple, j’avais un trac abominable, j'avais peur d'eux. Ils me réclamaient des chansons. Parfois sur l'air des lampions : Lu-lu, une chanson. Je m'étais défilé une fois, je m'étais juré que ça ne se reproduirait plus. La fois suivante j'ai trempé mes lèvres dans un peu de vin qui restait du déjeuner, sur la table du fond du réfectoire. J'ai vidé un verre, je m'en suis servi un autre, j'ai réussi à jouer ; dans un état de relative légèreté, presque agréable ; inoubliable.
     Petits concerts, pathétiques, minables, anonymes, faits devant quelques gamins et à l’insu du reste des hommes. Je jouais souvent assis sur une chaise, les pieds dans le gazon. J'étais toujours déçu par la réaction des gamins, j’attendais d’eux un enthousiasme sans bornes, un plaisir gigantesque. Mes chansons, mine de rien, je les avais beaucoup portées, j’y avais mis mes rêves d’égaler Rodin, une intensité en total décalage avec ma situation de moniteur dans un centre pour orphelins.
     Ce n’est qu’à la fin de l’année scolaire, quand le temps a tourné franchement au beau, que je me suis aperçu que j'attendais les concerts pour pouvoir boire.

     Les gamins m’aimaient bien, j’essayais d’être sympa avec eux. Je les punissais le moins possible.
     Moi quand je faisais une connerie quand j’étais petit, ma punition, c’était d’être enfermé dans le noir. Mon père me grondait : dans le placard Lucien. J’étais affolé, je pleurais dans l’odeur de naphtaline, et puis mes yeux s’habituaient à l’obscurité, je voyais luire faiblement des cintres, un interrupteur - interdiction de l’actionner. J’envisageais de ne plus jamais parler à mes parents, de me laisser mourir de soif ; puis je sortais, yeux mouillés et tête baissée. Mes sœurs riaient, mon père me prenait dans ses bras. Pas foutu d’assumer une punition, mon père. Il me demandait pardon, ça retirait a posteriori toute signification à ce que je venais d’endurer. J’étais piteux et lui aussi, on était comme deux couillons.
     J’ai aussi eu un placard magique quelques années plus tard. Peu après notre retour de Champsfleurs, Lise avait obtenu une chambre à la Schola Cantorum, une résidence d’artistes. Elle s’y est installée, moi j’ai passé quelques semaines chez mes parents puis je l’ai rejointe là-bas. Et là, miracle, nous nous sommes un jour aperçus que notre placard à vêtements surplombait la salle de spectacle de la Schola, et que, en déplaçant légèrement une cloison, on pouvait entendre et voir les musiciens qui répétaient. Je restais des heures dans ce placard, agenouillé, souvent toute l’après-midi. Je perdais la notion du temps, comme quand gamin je passais mes après-midi à trier les livres par ordre alphabétique, que quand je levais la tête une partie de la pièce était plongée dans la pénombre, que j’avais peur d’avoir été appelé à table, que j’allais peut-être me faire gronder, que je restais immobile, que je sondais anxieusement le silence... là je ne risquais rien, j’étais grand, et chez moi. À mes pieds : de bons zikôsses, interprétant du Gillespie, du Gershwin, et beaucoup d’autres jazzmen. Les notes montaient dans l’air vide du grand auditorium de la Schola, franchissaient la cloison du placard, et me cernaient, m’enveloppaient, me comblaient. Lise venait des fois avec moi. Heureusement elle ne restait que cinq minutes. Cette nana avec qui je copulais passionnément, la sentir à mes côtés quand j’étais avec Art Tatum et compagnie m’exaspérait. Je surplombais l’orchestre jusqu’au vertige, pile à la verticale. Parfois je m’endormais, le réveil alors était féérique.

Mais à part ça, le retour de Champsfleurs, c’était pas la joie. J’étais parti de là-bas, en 52, avec la volonté bien arrêtée que quelque chose se passe, mais il ne se passait rien. L’idée de me remettre à peindre m’occupait toujours ; je continuais de faire le rêve récurrent où Loeb souvent me reprochait, parfois me pardonnait, de n’avoir pas donné suite à sa munificente proposition ; par ailleurs les quelques chansons que j’avais écrites me suggéraient que peut-être il y aurait moyen d’en faire d’autres, et alors, qui sait, de les vendre. Mais c’était seulement de vagues songeries. J’avais vingt-cinq ans, je ne peignais guère, j’avais des fantasmes artistiques plein la tête et une vie en friche avant d’avoir vraiment commencé. Je vivais aux crochets de Lise qui travaillait comme secrétaire, non plus pour Hugnet mais dans un journal, mon père en devenait fou, son fils, son fils, vivant aux dépens de sa femme ! et je faisais quelques petits boulots ; pendant quelque temps j’étais payé pour colorer des affiches de films, j’appliquais rêveusement du rouge sur les lèvres de Maryline Monroe, et sur sa peau sèche du rose ; je me suis remis à la guitare pour gagner quelques sous : j’allais avec mon instrument faire le pied de grue au Marché des musiciens à Pigalle en attendant qu’un gars m’indique d’un geste désinvolte que j’étais engagé pour jouer dans sa salle le soir même. J’avais froid, j’enrageais, qu’est-ce que je fous là me disais-je ; j’avais froid aux oreilles, aux pieds, au cœur, le ciel s’assombrissait, le dernier rayon de soleil disparaissait derrière les toits, et ce gars qui m’appelait, ‘Vous, là-bas’, et je jouerais ce soir contre quelques francs du fox-trot, du mambo, du jazz, de la salsa, de la valse, de tout ce qu’on me dirait de jouer. Ne traîne pas trop mon gars, mais il fallait bien : message paternel bien reçu : gagne de l’argent Lucien – et quand il m’appelait Lucien c’est que l’affaire était sérieuse.
Puis, quelques mois après, mon père m’ayant introduit dans le milieu,  j’ai commencé à travailler comme piano-bar. C’était mieux payé et moins aléatoire que le Marché aux musiciens. J’ai fait une saison au Touquet, au bord de la mer, là même où mon père avait joué quelques années avant, là même où Béatrice... Puis au ‘Milord l’arsouille’, une salle un peu plus grande. Pianiste de bar : pour ma timidité, ça allait à peu près : dos au public, et musique d’ambiance, j’étais pas trop exposé ; pourtant mes mains tremblaient à chaque fois quand je m’asseyais au piano et que j’entendais voleter derrière mon dos les conversations et les rires des clients.
     J’étais condamné aux standards, mais je pouvais les choisir. Je jouais des standards américains. Du Cole Porter, du Richard Rogers.
Certains soirs les gens partaient un par un et je restais à jouer pour pas grand-monde, ça me rappelait quand je faisais tapisserie dans les fêtes où les filles refusaient de danser avec moi mes grandes oreilles mon nez crochu mon teint cireux.
     En fin de nuit je rentrais, à pieds. Il faisait froid et le givre me brûlait les joues ; ou alors tiède, et j’offrais mes bras et mon cou à l’air poisseux de la nuit parisienne. Les bons soirs, je songeais à une cliente qui m'avait lancé une œillade suggestive, et j'avais la bonne surprise de me retrouver devant la porte de chez moi.
     Mais la plupart du temps je ruminais des pensées noires comme le charbon. Des taxis me frôlaient silencieusement, j’avais pas assez d’argent pour monter dedans ; je songeais que quand je serais célèbre ce serait moi et non tel individu à chapeau mou qui m'avachirais sur la banquette en cuir. J’étais hanté par le ridicule de la situation : je me prends pour l’égal de Rodin, et je rentre piteusement à pieds chez moi, j’ai froid aux mains, froid aux pieds, les taxis me passent devant sans que j’y monte et leurs phares sont comme deux yeux moqueurs et jaunes au-dessus d’un sourire sardonique, mais qu’est-ce que je fous, le temps passe, le sang bat dans mes veines, ça s’arrêtera un jour et ce jour-là Lucien Ginsburg sera-t-il un anonyme pianiste d’ambiance dans un minable cabaret ! Je me cabrais, je regardais le ciel plafonneux, je le défiais du regard, ce connard se foutait de ma gueule ou m’ignorait, et enfin ma piaule chez papa maman où m’attendaient lecture, insomnie, et enfin l’évanouissement dans le sommeil.
Au Milord je perdais mon temps du moins le croyais-je, et je gagnais de l’argent, quelques sous que par fierté je dépensais au bar pendant la pause. Je disais pas grand-chose, on m’appelait Le bavard. Sauf un gars qui lui m’appelait Deux-fois, parce que comme j’avais tendance à marmonner il me faisait chaque fois répéter ce que je venais de dire.
     Je faisais aussi le pianiste d’ambiance chez ‘Madame Arthur’, une salle parisienne où chantaient des travestis. J’avais laissé glisser dans une conversation que composer, je saurais faire, si besoin. Et un jour on m’a demandé d’écrire des mélodies, il s’agissait de composer le tour de chant pour la saison d’hiver 1954-55. Louis Laibe s’occupait des paroles. Moi pour la musique je partais souvent d’une mélodie existante ; je m’emparais de tel motif repéré à la radio ou impressionné un jour dans ma cervelle, je jouais avec ; je n’ai jamais eu peur de partir de ce que faisaient les autres. Les chansons étaient chantées par les travelos de la boîte, notamment un grand gaillard à porte-jarretelles et bas-résille, qui avait nom de scène Lucky Sarcell. Mon premier interprète.
     Je m’appliquais, je voulais que les mélodies soient bien, je me prenais un peu au jeu, tout en ne perdant pas de vue la peinture qui brillait devant moi comme une étoile petite et lointaine.
     Et puis un soir j’ai vu Vian, sur scène, un peu par hasard. Son tout de chant était très court, quelques chansons, lui dans sa chemise blanche et épaisse, avec sa voix nasonnante.  Sale gueule, teint blême… ça ressemblait à rien ; ça m’ouvrait des horizons.
    
     Il fallait que je signe mes musiques. Il me fallait un pseudonyme. Pour me délester de mon prénom à la con, de mon nom de métèque. Ça faisait longtemps que je songeais à abandonner Lucien. À m’en débarrasser, comme un lézard se débarrasse de sa peau de gamin. J’ai cherché ; autour de moi, dans mes lectures, parmi mes idoles. J’aimais beaucoup Juan Gris, le peintre espagnol. J’ai opté pour Grix. Pour le prénom, mon choix s’est vite porté sur Julien, comme Sorel. Et ainsi je n’abandonnais un prénom stendhalien que pour en prendre un autre.  
     C’était un soulagement. Les dents des enfants tombent, pourquoi pas le prénom ? Pendant quelques jours j’étais content d’avoir bazardé mon prénom de lait, mon prénom de laid. Et puis très vite je me suis senti tout nu, privé de peau. Je guettais la réaction des gens auprès de qui je me présentais comme Julien. J’étais toujours déçu, j’attendais je ne sais quel miracle, rien ne venait. Je m’étais métamorphosé, j’avais tué les deux syllabes qui depuis le 2 avril 1928 m’avaient fidèlement enveloppé, mais autour de moi rien d’extraordinaire, enchanté monsieur Grix, je peux vous appeler Julien, et caetera. Aucune femme apprenant que je m’appelais Julien ne tombait pour cela dans mes bras, aucun journaliste ne venait pour cela me proposer de lucratives interviews, aucune star du music-hall ne me faisait pour cela de mirobolantes propositions. Échec lamentable. Je me mettais devant ma glace le soir, je me regardais fixement, me répétais ce prénom, Julien, Julien, Julien, je sentais au nœud dans ma gorge que l’orage n’était pas loin, au bout de quelques secondes je pleurais à gros sanglots en continuant de répéter ce prénom, Julien, et j’avais beau le répéter il me restait extérieur, hors de moi, inamalgamable, je n’avais plus de nom.
    
     Quand je me suis fait engager en septembre 56 au Milord l’arsouille pour faire non plus le pianiste d’ambiance mais l’accompagnateur sur scène, j’ai laissé passer quelques semaines puis ai choisi un autre pseudonyme. J’avais déjà fait un pas vers la francisation de mon nom quand j’avais signé quelques tableaux Ginsbourg. J’ai ajouté le a, ample, généreux, rond, bleu, en deuxième lettre. Accessoirement ça évitait que des abrutis m’appellent Jinsburre. Et puis j’aimais l’idée de rallonger mon nom, moi le p’tit Juif qui m’étais fait raccourcir à la naissance ; c’était comme si les millimètres carrés de peau indûment confisqués s’étaient changés en ce a et ce o amples et ronds. Quant au prénom, le fait d’avoir, à Champsfleurs, fréquenté un Serge, m’a inspiré, et ça sonnait un peu russe, et un soir je me suis entendu dire au patron du Milord, Au fait désormais ce sera Serge Gainsbourg, j’avais des larmes dans les yeux et un ton faussement badin, lui n’en avait pas grand-chose à foutre, je lui ai dit ça comme on prononce son propre arrêt de mort, j’ai réprimé un sanglot, depuis je suis Serge Gainsbourg.
     Il fallait d’urgence que j’essaie mon prénom, qu’un peu de peau se forme autour de cette chair à vif. Il me fallait d’urgence entendre une femme me dire ‘Serge’ d’une voix d’alcôve, il me fallait d’urgence lire ‘Serge Gainsbourg’ sur une pochette de disque ; il fallait que ce prénom ne tourne pas à vide dans mon cerveau, il fallait que d’autres m’aident à faire entrer ce prénom en moi comme à la saison du gavage on fait entrer le grain dans le bec des canards.
     Mes parents se sentaient trahis. Ils n’avaient pas pris très au sérieux mon incartade julienne ; mais là ils ont vite compris que la survie de Lucien reposait sur pas grand-monde. Au bout de quelques mois, il n’y avait plus pour m’appeler Lulu que mes parents, mes sœurs,  et Lise. Mon prénom avait sous mes yeux disparu dans l’oubli.

     Ça faisait un moment qu’entre Lise et moi ça ne collait plus trop. On couchait tous les deux à gauche à droite ; elle me reprochait sans arrêt de ne pas assez travailler ma peinture ; et puis elle m’emmerdait, on n’arrêtait pas de s’engueuler. Je rentrais souvent chez mes parents, puis je retournais avec elle, on faisait un peu l’accordéon. La décohabitation du service militaire, les deux années à Champsfleurs où nous ne nous étions vus que le week-end… On s’est séparés pour de bon début 57. 
     On était mariés, il fallait divorcer. Je suis allé voir un avocat. Je lui ai expliqué crânement que j’allais devenir célèbre et que j’avais besoin de divorcer, pour être libre de mes mouvements et de mon pognon quand j’en aurais plein. Le gars ne savait pas si c’était du lard ou du cochon, je soutenais fièrement son regard moitié impressionné par mon culot, moitié narquois, genre ben voyons, et moi je suis la reine d’Angleterre. Quand le divorce a été prononcé, on a arrosé ça avec Lise, dans une chambre de l’hôtel le plus proche. On a consommé si j’ose dire le divorce et puis on s’est séparés. A la gitane : on s’est fait saigner la main, on a mélangé nos sangs, en se promettant qu’on serait toujours là l’un pour l’autre. Elle a encore une marque sur la main. La cicatrice, intacte... La mienne a disparu.

     De ma période de peintre, il me reste au moins mon écriture. Elle je l’ai travaillée. Calligraphe du dimanche et de la semaine aussi, je posais ma plume sur une feuille de papier et laissais ma cervelle guider ma main, ou peut-être ma main guider ma cervelle. J’aimais les formes que faisaient les lettres sur le papier, les jolis arrondis, les pleins, les déliés. Je m’abîmais dans la contemplation de ces signes. ‘Elaeudanla’… ‘et je remplis et les a et les o’… ‘C’est toi que j’aime ne prend qu’un m’… : des chansons sont nées de ces longues manducations.
J'ai aussi chiadé ma signature. Comme beaucoup de peintres. Comme un groupe de musique qui se cherche un nom avant de commencer à travailler. J'attendais que Lise soit partie, j'avais un peu honte de travailler cette connerie, la signature avant la peinture, la charrue avant les bœufs… Ça durait des demi-heures, je m’appliquais. Je formais mes lettres comme un peintre travaille son modelé, je travaillais mon tracé, mes courbures, je cherchais.
Et j’ai trouvé. J'avais une signature, ne me restait plus qu’à trouver quelque part où l’apposer.


Jeudi 8 juillet 1990

     Votre boulot c’est de m’aider à y voir clair en moi, n’est-ce pas. Ça va pas être facile. La transparence c’est pas trop mon truc. Le titre de la toute première chanson que j’ai déposée à la Sacem : Défense d'afficher. La deuxième : Ça n'vaut pas la peine d'en parler. La troisième : Nul ne le saura jamais. J'avais rempli fébrilement un formulaire jaunâtre, avec les titres de ces trois chansons. J’étais debout à remplir le papelard, mal installé, à une espèce de guichet. Tout était jaune ce jour-là : le formulaire, le sol, le visage du guichetier... mes doigts aussi, parce que je clopais déjà beaucoup et comme j’étais pas riche je fumais les clopes en entier, jusqu’à ce que ça me brûle la main. Il y avait des courants d’air, j’avais froid, les gens m’ignoraient ; je me souviens qu’un gars faisait le ménage et m’avait demandé de me pousser pour qu’il puisse balayer sous mes pieds. Je me disais courage, remplis-le ce papelard, envoie, balance, déclare. J’espérais un gigantesque soulagement de cette déclaration, comme d’une déclaration d’amour. Que dalle. Une fois mes chansons déposées, j’avais toujours le sentiment oppressant de ne rien faire de ma vie et d’être envahi par une lave brûlante que je ne savais où vomir.
     J’ai rendu mon formulaire au type derrière le guichet. C’était comme un ticket, un aller simple, pour la gloire peut-être ; ou le néant.

     Avec mes trois ou quatre titres enregistrés à la Sacem j’étais bien avancé. Je continuais à faire l’accompagnateur-ambianceur au Milord l’arsouille. Le larbin. Comme mon père. Le gars qu’on croise au bar à la pause et sur qui on jette un regard d’abord un peu excité, Où ai-je déjà vu ce type, puis indifférent, Suis-je bête ce n’est que le pianiste. Je gagnais à peine de quoi vivre, je mangeais des nouilles, j’habitais chez mes parents. Que faire pour sortir de cette merde tiède et visqueuse qui m’enveloppait de partout, dans laquelle je pédalais en vain. Dépêche-toi Lucien, Lulu, Serge, qui déjà je sais plus, dépêche-toi le temps passe, et tout d’un coup remontaient du fond de mon enfance les paroles de Bernadette Roudan que petit j’avais souvent entendues sur la Côte d’Opale. Cette  femme impressionnante et implacable était la juge-arbitre du tournoi de tennis annuel du Tennis Club de Mailleville-sur-mer. Du premier au dernier jour du tournoi, elle recevait les joueurs, leur donnait les balles, leur désignait le court où ils devaient jouer, puis enregistrait leurs résultats, Alors qui a gagné, et les notait sur un grand tableau blanc, le tout en suçotant des cigarillos du matin au soir. Quand un joueur était à la bourre, tout en soufflant d’inquiétantes volutes, elle prenait un microphone, l’approchait de ses lèvres violettes, et y faisait, à destination du retardataire, du late comer,  une annonce comminatoire : Monsieur Machin, dernier appel avant le scratch. Et la voix s’élevait dans le ciel, Monsieur X, dernier appel avant le scratch, et alors parfois se pointait un gars, un peu contrit, en sueur, encombré de raquettes et d’excuses oiseuses. Et puis parfois, personne n’arrivait ; alors avec noblesse et lenteur, en exécutrice implacable de la Loi, Bernadette Roudan prenait son grand stylo noir et épais, de marque, et, doucement et implacablement, avec la tranquille conviction de ne faire qu’appliquer une règle cruelle mais juste, rayait le nom du fautif.
     Et là c’était Lucien Ginsburg qui était appelé, c’est le petit Lulu à qui j’avais fait des promesses de gloire qui se rappelait à moi, mais comment faire pour donner une existence physique à ce que je sentais gronder en moi, et j’ai eu l’idée de tendre un piège à Michèle Arnaud, la chanteuse vedette du Milord l’arsouille à l’époque.
     J’étais amoureux d’elle, belle chanteuse, pleine de caractère, qui m’intimidait affreusement. Je lui parlais quasiment pas, j’étais plutôt du genre amoureux transi. J’ai quand même réussi à faire allusion devant elle au fait que je peignais. Ah bon Serge, vous peignez ? Serait-il possible de voir vos toiles ? Je l’ai invitée à venir les voir un soir chez moi. Le jour venu, j’avais mis bien en évidence, sur le piano, les partitions de mes chansons. La voilà qui rapplique, alors Serge où sont-elles ces peintures, ah, très bien, oui, c’est joli ; puis tout s’est passé comme prévu, elle a vu les partitions, Serge vous composez ? Oh c’est rien, c’est rien, Si si, montrez-moi ça ; je me suis mis au piano, mes mains liquéfiées tremblaient sur le clavier, c’était l’examen de passage le plus important de ma vie, j’essayais d’oublier que Michèle Arnaud respirait dans ma nuque en approchant ses yeux son nez sa bouche des partitions posées devant moi, partitions que je ne regardais pas, j’avais des étoiles noires devant les yeux. J’ai réussi à lui jouer plusieurs compositions, j’entendais au loin les notes que je jouais, les paroles que je murmurais, et quand Michèle Arnaud a déclaré vouloir chanter sur scène plusieurs de mes compositions, j’étais comme un quidam qui sent le Destin pointer son index sur lui.

     Quelques semaines plus tard, automne 57, elle interprétait, à chacun de ses tours de chant, deux de mes compositions, La recette de l’amour fou et Douze belles dans la peau. Je l’accompagnais à la guitare comme je le faisais depuis des mois, mais là c’était mes paroles, mes mélodies, qui sortaient de la bouche pulpeuse de cette dédaigneuse starlette. Je ne m’habituais pas à ce délice : mes chansons interprétées en public. Tout en jouant je l’écoutais avec complaisance, je buvais avec avidité ces paroles et ces mélodies que je connaissais par cœur. Entendre exister enfin mes chansons trop longtemps portées m’apportait un soulagement bienfaisant, je me sentais comme un ballon de baudruche à deux doigts d’exploser et où se fait un petit trou, et ça commence à fuir doucement, le ballon se dégonfle lentement, dans un petit sifflement.
     Et puis là mes chansons ne se faisaient pas huer. Les gens applaudissaient, même s’ils applaudissaient surtout Michèle. Parfois elle me désignait d’un geste désinvolte, genre c’est lui là derrière, le jeune homme à grandes oreilles, qui a composé cette chanson. Mais y a des fois où elle oubliait. Je l’avais mauvaise. Je lui disais rien sur le coup, je me sentais humilié, c’était mes chansons merde. Et je rentrais chez moi, je pleurais de rage.
     Et puis on m’a proposé de chanter moi-même, j’ai accepté.
     Avant mes concerts, j’avais un trac énorme : gorge nouée, mal au ventre, suée. Alors je picolais. Pour mes premières apparitions sur scène, au Milord, je buvais le whisky au goulot dans ma petite loge à murs blancs et rideaux rouges. Entre deux gorgées je m’abîmais dans la contemplation des grands miroirs rectangulaires autour de moi, lesquels m’offraient une vue imprenable sur le dadais à nœud papillon et oreilles décollées qui se préparait à affronter son public et sa peur. Je dosais ma consommation, tout ça était très calculé. Je commençais vers sept heures. Une heure plus tard, mon trac avait perdu de sa force, je parvenais à diriger vers la scène mes jambes flageolantes et mon corps torturé.
     Hors de question bien sûr de regarder le public. Après quelques représentations j’avais demandé au gars qui s’occupait de l’éclairage de m’envoyer une lumière vive en pleine poire, et ainsi aveuglé j’évitais les yeux moqueurs ou indifférents des minets en goguette et des rombières venues boire un verre avec leur mari.

     À force que je fasse de la scène, y a des gens que ça a intéressés. En juin 58, un gars de chez Philips vient me voir dans ma loge, m’invite dans son bureau, je m’y rends, un autre gars arrive, visage rond et juvénile, et du talent. Goraguer. On s’est mis d’accord, on allait faire un album de mes chansons. J’étais très excité. Il était mon traducteur en quelque sorte, j’avais l’idée, texte, mélodie, ambiance à créer, il convertissait ça en notes sur une partition pour les musiciens.
     Pendant les sessions j’avais une peur bleue que ce ne soit pas comme je voulais, quand Goraguer allait pisser je courais vers les zikôsses, leur dire fais ci fais ça, le cœur battant et la sueur aux tempes, une porte qui grince merde vlà Alain non ce n’est que le batteur qui a profité de la pause pour aller aux chiottes, un dernier mot à l’oreille du trompettiste et je retournais vite fait à ma place de deus ex machina si on veut, mais aussi de leader sans dents sans défenses sans crocs sans incisives, avec pour seule arme le Verbe.
         Sur l’album, des chansons sur l’amour, plutôt détachées sinon grinçantes ; et puis des chansons sociales. Grâce à Lise peut-être. Je lui disais si les coco prennent le pouvoir je m’en sortirai, avec mes déménageurs de piano en débardeurs qui transpirent dans les escaliers, avec mes poinçonneurs de métropolitain, avec mes prolo qui le soir venu rentrent du chantier. J’ai rien à dire, je peux tout dire.
         L’album, intitulé Du chant à la une, titre ridicule qui n’est évidemment pas de mon fait, est sorti à la Toussaint. Dans la foulée, j’ai fait une petite tournée. Je m’étais réjoui d’enregistrer en studio parce que ça m’évitait la scène, et je me retrouvais à y aller pour faire vendre mon disque. Toujours aussi dur. L’album s’est peu vendu, mais a eu quelques bonnes critiques.
On a remis ça avec Goraguer au printemps 1959. Même genre de musique jazzy, en mieux maîtrisée, je réussissais de mieux en mieux à obtenir des musiciens ce que je voulais. On bossait bien ensemble. C’est encore avec lui que j’ai fait la musique de L’eau à la bouche, puis un troisième album, L’étonnant Serge Gainsbourg, là aussi, le titre, j’y suis pour rien ; à l’époque on s’occupait peu de la titraille. Sur ce trente-trois tours, La chanson de Prévert. J’étais allé voir le poète à casquette pour lui demander l’autorisation d’user de son nom ; devant lui j’avais soigneusement caché mon dédain pour sa poésie gruyéreuse et affiché mon respect pour sa belle carrière. Mais bien sûr mon petit gars, m’avait-il dit en substance. Dès la sortie de l’album, de nouveau une tournée, des concerts un peu partout. Je suis allé me faire huer en province, par des vieux, des jeunes, des femmes, des hommes, tout le monde.
Sur scène, je me faisais humilier ; et ma musique ne me rapportait presque rien. Heureusement on me proposait parfois de tourner dans des films. Avantage de ma sale gueule : certains réalisateurs, quand ils cherchaient un traitre, un fourbe, pensaient à moi ; des rôles peu intéressants, mais j’avais pas trop le choix, j’acceptais.
Ça me faisait une  rentrée d’argent, et puis ça me changeait les idées, ça me faisait voir du pays, et oublier un peu les bides de mes tournées provinciales. C’est ainsi qu’en 1961 je suis allé en Yougoslavie tourner un péplum, un navet à vrai dire : Hercule se déchaîne. Parolini. Un soir à mon hôtel, on m’annonce une visite : Monsieur Gainsbourg on a téléphoné, quelqu’un va venir vous voir. C’était Louis Prat, un gars de chez Philips ; mon directeur artistique comme ils disaient. Qu’est-ce qu’il me voulait ? Rendez-vous pris, je rentre de tournage, je me démaquille – je n’allais pas recevoir ce requin avec ma jupette romaine et mes sandales à doigts de pieds apparents. Je me lave, me sape, impeccable comme d’habitude, veste et nœud papillon. J’attends dans le petit salon de l’hôtel sarajevien où je logeais. Arrive finalement un grand type, grand front, grandes lunettes, grand con - il avait pas tellement changé depuis la dernière fois où je l’avais vu. Bonjour Monsieur Gainsbourg, bonjour bonjour, de quoi s’agit-il, et là je l’entends me dire Monsieur Gainsbourg il va s’agir que vous changiez de style. Ça m’a fait des vibrations très désagréables, de l’intérieur des oreilles jusqu’à la plante des pieds. J’étais un peu sonné. Après des années de gestation, je finis par accoucher de beaux albums, et là c’était désolé Monsieur Gainsbourg votre musique c’est dépassé. Et c’est cet abruti à sourire ulta-bright que les dieux de l’Art avaient mandaté pour me faire cette stupide annonciation, et la menace qui allait avec : changez de disque, mister Gainsbourg. Philips n’en a que faire, de votre musique jazzy et de vos albums à 1500 vendus. Songez à Hallyday. Et là il a dégainé un 45 tours, l’a mis sur le magnétophone du salon de l’hôtel, la soupe hallydayenne a jailli sous le regard extasié de la réceptionniste qui avait l’air, ô rage, de trouver ça joli, les notes disgracieuses se vautraient contre le papier peint couleur purée de pois, et j’étouffais, j’étais cerné par la saleté, englué dans un gruau fadasse, une semoule infâme, péplum le jour, Hallyday le soir, vivement la nuit, vivement l’oubli.
Quelques semaines plus tard, j’entrais en studio avec Goraguer, d’excellents musiciens rive-gauche, de très bons textes qui criaient à la face du monde mon amour de la musique jazzy et de la poésie classique, et la ferme intention d’ignorer l’injonction pratienne. Le 23 mai 61, un album au nom de parfum, Gainsbourg N°4, sortait chez les disquaires. Le verdict est tombé tandis que fleurissaient les arbres et éclatait le printemps dans les rues de Paris : mille disques vendus.
Cet enfoiré de Prat avait raison. Il me fallait changer ou abandonner. J’étais déprimé, je passais des nuits blanches à interroger le plafond et le futur. Continuer ? À quoi bon ? Mais je ne supportais pas l’idée que tout s’arrête, que je reste seul avec ce qui me rongeait et m’excitait nuit et jour.
Et malgré tout ce n’était pas le néant, la vie et le travail continuaient ; le travail, ce génial anxiolytique : j’acceptais des propositions de musique de films qui me calmèrent un temps. Et puis quelques chansons dont je me suis aperçu depuis qu’elles font toutes plus ou moins écho à ma dèche et à mon désarroi d’alors, J’avoue j’en ai bavé, L’appareil à sous, Je me donne à qui me plait, et caetera, et des chansons commandées par Brigitte Bardot, Petula Clark, Juliette Gréco. Quant à l’alcool ça commençait à y aller sérieusement ; pour oublier et peut-être justifier mes échecs, pour irriguer les rizières de mon imaginaire, pour échapper au trac quand je m’allais présenter sur scène en victime expiatoire – à cette période-là dans une salle qui s’appelait ‘La tête de l’art’, le calembour amusait tout le monde sauf moi - j’en consommais des quantités toujours plus importantes.
     Au début de l’automne 1963, on m’a proposé une scène par semaine au Théâtre des capucines. J’avais pour m’accompagner un Hongrois, Elek Bacsik ; et un Parisien, Gaudry. Ça collait très bien. Je leur ai proposé qu’on fasse un album. En novembre 63 on a enregistré Confidentiel.
     Basse, guitare, voix : on formait un joli triangle. Pas équilatéral. Plutôt isocèle. J’insufflais, ils suivaient. Je leur donnais le beat, les indications, je leur montrais quelques motifs au piano, des mélodies, et puis je leur disais jouez comme vous le sentez. Ça s’est très bien passé. On avait loué trois jours, en deux jours et demi c’était en boîte, il nous restait un peu de temps ; on a joué quelques standards, moi au piano. Et là je retrouvais pendant quelques secondes des sensations de pianiste de bar, sans public ; j’étais un peu dans ce studio enfumé comme mon père dans le salon s’exerçant sous les yeux de son petit Lucien.
     À la fin des sessions on est allé boire un verre. Il faisait gris et froid. Le pichet sur la table en formica ressemblait un peu à celui dans lequel j’avais plongé le premier soir au service militaire. C’était l’heure d’un bilan. J’étais très content de ce qu’on venait d’enregistrer, et déjà résigné à l’idée que ça risquait de ne pas se vendre. Fierté trempée de morosité. De nouveau l’éboulis atroce du temps me rappelait à mon destin, j’étais à la bourre, j’étais un raté, tout ça pour ça, et j’avais les yeux qui me piquaient, je me disais merde j’ai les larmes au bord des cils, ne te mets pas à pleurer devant tes zikôsses un peu de dignité mon gars, et dans un sursaut j’ai dit à Bacsik et Gaudry maintenant ça suffit, j’ai l’intention de rouler en Rolls, j’en ai marre de rouler en Deux chevaux, ça va boomer.

Un jour de janvier 64, j’ai été sollicité par l’entourage d’une jeune chanteuse, dont j’avais vaguement entendu parler. C’est à son père que j’ai d’abord eu affaire. Un coup de téléphone, comme souvent : allô, oui, pourquoi pas, faut voir. J’ai vu la jeune fille. C’était une gamine, à la sage mèche platine et aux yeux en amande. Elle m’a inspiré. Elle incarnait ce que je n’étais pas, ce que je n’avais jamais été, la jeunesse dans le vent. J’ai composé pour elle N’écoute pas les idoles : N’écoute pas les idoles, écoute moi, car moi seule je suis folle, folle de toi ; la pop music qui me parle, me dit Lucien oublie Chopin et Stravinsky, fais de la variét’, elle seule est folle de toi ; puisque tu n’écris pas pour Martha Argerich, écris pour France Gall.
     Quel soulagement le jour où, le jour où j’ai vu que les ventes de N’écoute pas les idoles bondissaient, ça y est mon gars, ouvre tes petits poumons, respire un grand coup, à en pleurer, comme un bébé que l’oxygène vient brûler et qui hurle, qui hurle, on saura jamais pourquoi, de frustration, de stupéfaction, de désolation, de peur, de douleur, de soulagement.
     J’ai écrit d’autres titres pour ma nouvelle interprète. Sa voix puissante et ourlée m’ouvrait de nouveaux horizons. Ça donnait envie de lui faire tenir des longues voyelles épaisses et chaudes. Elle le pouvait. Très belle voix.
     C’était vraiment une enfant, je la voyais comme telle, elle m’inspirait comme telle. J’en ai un peu joué. Il y a eu l’épisode où je lui ai mis en bouche de métaphoriques sucettes et les paroles salaces qui allaient avec. Je lui ai même fait chanter ahreu ahreu, barba-ahreu citha-ahreu, dans Néfertiti.
     Avec elle j’ai donc eu du succès. La vague yéyé qui m’avait d’abord marché sur le cœur comme un mustang, voilà que je réussissais à l’enfourcher : 150 000 ventes pour N’écoute pas les idoles ; premier prix de l’Eurovision. Poupée de cire… c’est elle qui a chanté, c’est moi qui suis au musée Grévin.

     Puisqu’on n’avait pas voulu de mon côté sophistiqué, je m’étais présenté au monde par un autre côté ; plus pop, plus rock, plus à la mode. Et de bonnes ventes, enfin, Bernadette, me voilà, juste à temps ; rengaine ton gun, fais moi un sourire, tu vois je suis presque dans les temps, jouons jouons avec la vie, laisse moi comme un lion sur la piste du cirque me jeter dans les grands ronds de fumée de tes longs cigarillos, longs comme des porte-cigarette, bruns comme l’adolescence, brûlants comme les volcans.
     J’avais envie d’essayer ma nouvelle relative décontraction, comme on est pressé d’essayer un nouveau manteau longtemps convoité et qu’on imagine confortable.
Retour en studio avec Goraguer. Je savais que c’était peut-être une des dernières fois où je travaillais avec lui. Il en avait marre de notre fonctionnement. Question fric : cinquante-cinquante, pas de problème. Mais pour le reste, c’était ma musique, j’étais le concepteur, lui ma béquille, ma prothèse, mon biais, mon passeur : donc sur le disque, un seul nom, Gainsbourg.
C’est par téléphone que Goraguer m’avait dit quelques semaines avant qu’il ne voulait pas continuer. Quand le téléphone avait sonné j’avais eu comme un pressentiment. Je décroche, salut Serge, c’est Alain, et il a prononcé ma sentence, sans préambule. J’étais congédié. Il en avait marre que je prenne toute la lumière. Sa voix m’arrivait comme de Neptune, et je voyais s’effondrer cette chose soigneusement entretenue, notre collaboration. J’avais besoin d’un lieutenant, d’un bras droit. A qui allais-je m’adresser ?
Goraguer et moi savions donc que c’était le dernier album ; comme un couple qui sait que c’est la dernière fois qu’il fait l’amour, on a mis de l’intensité dans ces sessions, on voulait que ce soit bien.
      Pour cet album je voulais du négroïde, du pur, de l’originel. Dans mon album précédent, ni silex ni tam-tam ; plutôt talkie-walkie, rasoir électrique, Scenic Railway, Remington portative, Jaguar, et autres machines et gadgets. Confidentiel aurait sa réplique en négatif, pureté, authenticité fantasmée des Noirs tout nus dans la savane. Adam et Eve, en black. Pas d’artifice ; là-bas c’est naturel. Rythme dans le sang et os dans le nez.

J’ai repris un morceau du folklore africain. Je voulais lui adjoindre des paroles bitumeuses. Pour connaître le nom des gratte-ciel new yorkais, il avait fallu passer un coup de fil transatlantique. La voix de je sais pas qui, un ami du producteur je crois, faisait tomber dans le combiné ces noms étranges, Empire State Building, Waldorf Astoria, Colombia Hotel, je les notais fébrilement, en essayant tout de suite de les ordonner, j’étais hyper concentré attention la première impression est souvent la meilleure, une petite chose fragile qui vient des profondeurs et qu’il faut sauvegarder comme une flamme dans la bourrasque.
On a engagé cinq percussionnistes et douze choristes. L’atmosphère dans le studio était incroyable, avec ces nanas qu’il s’agissait de faire chanter à l’unisson pour qu’elles confectionnent un pagne frais et coloré autour de l’os – les percussions – et la chair – ma voix bleutée.
Dans le froid automne parisien on a travaillé dans une ambiance euphorique, on a produit une musique musquée, une musique tropicale qui suintait dans le studio, les sons chauds et mats éclaboussaient les murs, j’ai surpris des sourires béats sur les visages des choristes, elles s’amusaient, c’est bien le moins me disais-je, et ça me consolait. Y avait aussi de sublimes musiciens : Portal, tout jeune, et brillant ; avec lui je touchais du doigt la grande musique. Ce virtuose obéissait à la baguette de Goraguer, qui lui-même obéissais à la mienne, l’ultime tireur de ficelles c’est l’amour amour tendre  entre nous c’était moi.
     Avec cet album j’atteignais l’os, la nudité, l’ingénuité ; j’avais mon Origine du monde à moi, le berceau de l’humanité, Lucy et l’Afrique australe, les sauvages et la nature, la poussière et le sable.
     Les pygmées, la savane, les percussions. La pureté. C’est notre boulot de la rechercher, et les émotions intactes, dégagées de ce qui les affadit.
     De fait, j'aime pas trop les mélanges. Bizarre, pour un franco-russe. Pour un amateur de cocktails. Le reggae, ok, mais alors du reggae. Le rock'n roll, ok, mais vraiment du rock'n roll. Mes albums funk sont d’un funk sans mélange. Un noir, je le veux nu dans la savane, avec pagne et sagaie ; un cow-boy, grand stetson, barbe de quelques jours et manteau à franges. J’aime les caricatures ; et la nudité. Ce qui reste quand il n’y a plus rien. J'aime réduire les choses. Enlever les verbes – parler petit nègre ; enlever les sapes – me fringuer petit nègre. Déshabiller le monde ; y pratiquer des incisions pour en atteindre l'os. J’aime tout ce qui nous rapproche des origines. Le désert et le sable. L’homme en tribu.
     Ou l’homme seul face à la nature. Sur le papier peint  dans le salon quand j’étais petit, y avait des petit Robinson Crusoé. Plein. Une  ribambelle de Robinsons Crusoés. Barbus. Un peu couillons sur leur île, petite et sèche. Et puis on a déménagé. La guerre, le Limousin… Bye-bye Robinson.
     Des années plus tard, à Champsfleurs, une de mes premières chansons, c’était sur Crusoé ; des rimes en ohé. Le soliloque du naufragé, écho de celui de l’artiste, de l’autiste, de l’enfant.
     À part ça dans cet album, une chanson quasi-politique, Les sambassadeurs ; une deuxième apparition, déjà, de Lolita, après celle de Chez les yé-yé ; des chansons sur les gestes irréparables, tatouages qui ne s’effacent pas, suicide ; et les rires de la chatouillante France Gall.
     L’album est sorti en janvier 1965. Pochette stylée. Gainsbourg percussions, titre simple et direct. Le disque s’est mal vendu. Album un peu paradis perdu, je ne l’ai jamais retrouvé, vous non plus.

     À cette époque-là j’étais marié avec Françoise. Elle était belle. Elle était chiante. Il m’en reste deux enfants, Natacha et Paul, que je n’ai quasiment pas vus pendant des années. Grand standing : aristocrate russe, comme Lise. Elle avait un splendide appartement dans le VIIIe. Sans transition, je passais de pauvre type qui vit aux crochets de ses parents à quasi châtelain en plein Paris ; hauts plafonds et parquets classieux.
     Je travaillais parfois chez nous rue Suchet, parfois ailleurs ; mais où que j’aille c’était hyper chiant, elle était ultra jalouse, du genre à me suivre partout pour s’assurer que je ne flirtais pas avec les femmes avec qui je travaillais. On s’engueulait beaucoup. On se réconciliait en faisant grincer les ressorts du lit à baldaquin Henri IV qu’elle avait hérité de je ne sais quel ancêtre.
     Un jour, des technikôsses arrivent pour enregistrer un clip de La Javanaise. Il y a eu une scène, encore pire que les autres, elle lance un pot de confitures que j’esquive d’un mouvement de hanche, le pot s’écrase contre le mur, et voici la gelée rouge qui dégouline lentement le long du mur blanc. J’ai pris mes papiers et mon livret militaire, et je suis parti.

     J’ai dormi dans des hôtels, épave allant de rade en rade, jusqu’à ce que je m’échoue chez Pierre Koralnik, un réalisateur qui voulait faire une comédie musicale avec moi. C’était pratique, tout sur place, le travail, les amis, le couchage.    
     J’ai fini par obtenir une chambre à la Cité internationale des Arts, en plein Paris. C’était parfait, petite chambre monacale, des voisins ; un peu de culpabilité aussi, les autres travaillaient beaucoup et gagnaient peu, moi je touchais les royalties de Poupée de cire poupée de son et me levais à midi.
     L’ameublement était sobre. Lit - grand lit. Piano - grand piano. C’est tout. Et souvent une fille dans le lit, turnover important. J’assouvissais, dans ces corps charnus, toniques, souples, mous, frais, chauds, roses, ma vengeance. Nous mêlions nos gémissements aux gammes de mes voisins qui eux bossaient, Brahms, Schumann, Stravinsky ; eux se mettaient de la musique dans les doigts, moi je n’en avais que dans ma tête ; dans mes doigts je mettais les seins de mes futiles et précieuses conquêtes. En caressant mes amoureuses d’un soir j’avais des pensées amères et consolatrices pour le laideron à grandes oreilles que vingt ans auparavant les filles de son lycée envoyaient balader.
     Des vedettes sont venues dans cette chambre d’étudiant, Anna Karina et Jean-Claude Brialy par exemple, pour qu’on répète les chansons d’Anna, la comédie musicale de Koralnik qui avait trouvé les sous pour tourner le film, charge à moi de faire la musique. Quand ils venaient on était serrés, tous les trois dans cette petite chambre, j’essayais de les guider, ça me rappelait quand à Champsfleurs je dirigeais la chorale des enfants. Anna Karina m’excitait avec ses cheveux de jais et ses yeux de panthère ; il était facile de sculpter dans sa voix ample et énergique, Roller Girl et caetera. Je la raccompagnais dans l’escalier de la résidence, je regardais les autres me regarder ; j’étais un simple auteur de variété, j’étais aussi celui chez qui des vedettes de cinéma viennent entre deux gorgées de champagne répéter les chansons de leur prochain film.
     J’écrivais désormais pour beaucoup d’interprètes. L'assentiment que je n’avais pas trouvé dans le regard des filles quand j'étais adolescent, je l’avais auprès des chanteuses avec qui je travaillais. Voir leur visage s'éclairer, les entendre rire quand je leur faisais sentir ce qu’allait être la chanson, c’était doux et chaud comme l’amour, un baume apaisant sur mon coeur balafré. Gréco, Aubret, Gall... Je les ai toutes eues. J'ai vu leurs visages se déformer et leurs yeux s'allumer pendant qu’elles sentaient mes chansons entrer en elles. C’était bon comme une drogue. Gréco, Laforêt, Bardot, Karina, Birkin, Arnaud, Deneuve, Mercier… Gréco and Co.
     Je les tordais comme du fil de fer, les manipulais comme de la glaise, les sculptais comme de l’argile. Je les manipulais doucement, comme des poupées qu’il faut parer.
         Quand j’étais petit j’ai joué à la poupée un peu. Ça ne se faisait pas trop ; mais moi j’avais deux sœurs, donc un peu accès à des imaginaires féminins ; et mes sœurs avaient des poupées évidemment. Certains jours où elles n’étaient pas là, j’entrais discrètement dans leur chambre, mon cœur battait très fort, je faisais quelque chose d’interdit ; j’avisais dans un coin une poupée, blonde ou rousse, en celluloïd rose, j’en approchais ma main tremblante. Une fois qu’elle était dans mes mains j’étais un peu embarrassé, que faire de cette chose. Ça m’est arrivé de les habiller, avec ce que je pouvais.

     J’étais en train de devenir une espèce de juke-box, les commandes affluaient, mon téléphone noir sonnait assez souvent, je le voyais trépider sottement sur son socle ; un frisson me parcourait l’échine : si je décrochais j’allais devoir renoncer à la rêverie où j’étais, qui sûrement ne reviendrait pas puisqu’on ne boit jamais deux fois dans la même rivière on ne mâchonne jamais deux fois le même brin d’herbe. Je regardais le combiné tressautant, il me regardait ; je décrochais finalement d’une main tremblante. Souvent c’était Serge tu pourrais m’écrire une chanson ? Monsieur Gainsbourg pourriez-vous…; et caetera. Voix placide, cœur affolé, j’étais deux ; et je répondais, à Bardot, Lagrange, Régine, et même quand j’étais très pris je répondais rarement non, venez, venez à moi.
     Des succès, tant mieux ; mais : et moi ?
     Alors je suis allé à Londres en décembre 65 ; là-bas j’ai travaillé avec un British assez smart, un arrangeur-orchestrateur à bonne bouille et lunettes d’écailles. J’ai enregistré quelques titres, dans un studio à nom franco-rital, Fontana. Greenslade, s’appelait mon acolyte ; je pipais pas un mot d’anglais, lui pas un mot de français, mais à force de gestes et de regards et de grognements on réussissait à s’entendre.
         Je voulais, comme d’habitude, des fonds superbes et réguliers, entrelacs de sons élégants. Quand je peignais déjà je chiadais les fonds ; sur un sol stable et ferme, on peut faire des acrobaties marrantes, des fantaisies, notes dissonantes et sifflements bizarroïdes… Avec Greenslade on s’est entendu là-dessus, j’ai transmis aux musiciens, par gestes et marmonnements, mes consignes : harmonie et réitération. De toute façon ils savent. Message transmis aux choristes aussi. A ces sessions j’avais une sublime chanteuse, qui s’appelait Bell. Catherine Bell. Elle prononçait Bloody Jack de sa belle voix ourlée, c’était très classe. Très émouvant. Quand elle chantait, c’était comme une vapeur tiède et enivrante qui sortait de sa bouche généreuse. Comme un bain tout doux, comme un repos définitif.
     On a enregistré Qui est in qui est out, Dr. Jekyll et Mr. Hyde, Shu Ba Doo Ba Loo Ba… titres dictés je suppose par ma peur de rater la vague pop, mon écartèlement entre Grand Art et variété, et mon goût pour les onomatopées. 
     Nous approchions du solstice, moi qui aime la nuit j’étais servi, nuit noire dès l’après-midi. J’ai aimé ces quelques jours à Londres, d’un exotisme brûlant sous une grisaille vagissante. Je reviendrais.
     À cette période, j’ai aussi tourné dans des films ; j’ai écrit des chansons pour Michèle Arnaud, France Gall, Dalida ; je suis retourné enregistrer d’autres titres à Londres. La force de l’âge, comme on dit. J’avais bientôt quarante ans, ma vie était souffrance de créer, et soulagement de ne plus le faire en vain. 
      
     Je passais beaucoup à la télévision. Fin 67, j’ai été sollicité pour le ‘Sacha Show’ ; une émission spéciale Bardot. Il fallait lui faire des chansons, pas de problème j’avais déjà travaillé pour elle. Je lui fais enregistrer Harley Davidson, ‘Je n’ai besoin de personne’, et Contact, ‘Otez-moi ma combinaison’ – faudrait savoir, décidez-vous Madame. On sort au restau, elle me prend la main, sous la table, une main longue et fraîche et brûlante, et ça n’a pas traîné ; de ses bras à son lit, de son lit à ses bras, ça a été ça ma route mon chemin pendant plusieurs semaines. On faisait l’amour, dans son appartement du seizième, et au contact de sa peau grenée et tiède mon sexe grossissait et se tendait et la frôlait tout autour, et elle m’aimait, et moi en elle j’oubliais par instants que j’étais en train de faire l’amour avec Brigitte Bardot, puis l’oubli s’en allait, c’était Brigitte Bardot, et c’était bon, et c’était rond, et c’était blond, et ça se terminait dans des spasmes, des transes et des râles que je n’avais jamais eu la hardiesse d’imaginer.
     Brigitte Bardot a été amoureuse de moi. J’avais toujours aimé la beauté, voilà que la beauté m’aimait.

     Brigitte m’a demandé une chanson ; je m’y suis mis le soir suivant, dans ma chambre près de l’hôtel de ville, sur mon piano orné de la photo de Chopin.
     Je suis parti d’une mélodie que j’avais composée quelque temps avant pour un film. Sous mes doigts, les touches s’enfonçaient docilement. Il fallait que je joue doucement, avec Brigitte qui dormait à côté. La commande était claire : chanson d’amour. J’ai pensé à un dialogue ; j'ai fait je t'aime, et le moi non plus est remonté comme une bulle de Perrier du fond d'un verre, le moi non plus de la phrase de Dali, Picasso est peintre moi aussi, Picasso est espagnol moi aussi, Picasso est communiste moi non plus. Je t'aime moi non plus. Par moments Brigitte s’agitait dans son sommeil, je me disais merde merde merde j’ai pas encore fini, je retenais mon souffle ; elle ne se réveillait pas ; je me remettais à respirer normalement, et retournais à mon travail et à mes transes.
     Vers cinq heures du matin, c’était terminé, j’entendais précisément ce que ça pourrait donner. Dodo. Et puis j’ai contemplé le corps chaud et blond de ma petite Marylin. Et j’ai eu un sursaut, orgueil ou perfectionnisme, j’ai eu envie de prolonger la séance, la partie de moi-même qui m’avait envoyé me lover contre Brigitte a fait marche arrière, retour au piano, j’ai songé à Bonnie and Clyde que j’avais vu peu avant au cinéma, aux paroles de la lettre d’adieu de Bonnie Parker, que j’avais copiées quelque part ; je les ai rapidement trouvées dans mes affaires toujours bien classées, je les ai mises en musique, une heure plus tard j’avais la chanson à peu près terminée.
     Quand Brigitte s’est réveillée, elle était contente, elle avait commandé un morceau, elle en avait deux. Moi dans un état de post-composition, fatigué, excité, un peu fier et un peu triste. On a fait l’amour dans le soleil levant, je me suis endormi.

     Bardot, je lui dois ma maison, celle où j’habite encore. Y avait d’autres gens sur le coup, mais quand la pimbêche de l’agence de location a vu Brigitte à mon bras elle a dit c’est  vendu c’est vendu. Je me pavanais. Le petit Lucien Ginsburg, fils d’immigrés, laideron à grandes oreilles pourchassé par la Gestapo, dédaigné par les jeunes filles, ignoré par les dieux des Beaux-Arts, méprisé par les requins du show-biz, vlà-t-y pas que ça y était : hôtel particulier en plein Paris. Victoire.

     Elle m’a quitté quelques semaines après, maintenant ses yeux noirs ne caressent plus ma bouche ni ne contemplent les plis de la chemise qui tombe à mes pieds, ils me regardent chez moi quand je vais de la chambre à la salle de bains, du bureau aux chiottes, ils me regardent sans jamais cligner, immobiles et énormes, sans palpiter, sans rien dire, Bardot, témoin à qui on a coupé la langue, protectrice aux pouvoirs divins, blond animal suave et protecteur, elle est là, toujours, immobile sur les murs de ma maison.

     Peu après qu’elle m’ait largué j’ai écrit Initials B.B., le fer tant qu’il est chaud, toujours, et, retour à Greenslade, suis allé l’enregistrer à Londres.

C’est donc en plein chagrin d’amour que j’ai emménagé dans ma nouvelle maison, perdue au fond du septième. Il y fait tout noir. J’aime m’y faire chier. J’aime y monter et descendre le petit escalier tout noir. J’aime, d’un simple coup d’œil à travers sa porte transparente, sonder mon frigo, mon frigo-panoptique comme ces prisons où un regard suffit au gardien pour savoir qui fait quoi ; je suis le maton, les pots de beurre et les bouteilles de Guinness sont les taulards et ne seront libérés que pour être ingérés par moi puis se transformer en énergie, en inspiration, en caca. J’aime avoir mal au cul sur mon canapé inconfortable et beau, j’aime, quand je plisse les yeux et scrute les recoins de mon salon-musée, voir luire dans la pénombre les statuettes d’ébène et de bronze. J’aime mon frigo, mon pieu, ma maison, mon fric, mon destin. J’aime le tressaillement de la sonnerie quand, comme pour un SOS, j’entends trois coups, Help ! Save Our Souls ! Ok j’arrive, t’inquiète, me vlà Gainsbarre, je vais te tirer d’affaire, et j’ouvre, c’est l’éboueur, On vous ramène votre poubelle monsieur Gainsbourg, ou le facteur, Bonjour monsieur Gainsbourg vous pouvez signer là là et là, Mais comment donc, très volontiers, moi les autographes j’adore ça, en faire, en obtenir, j’en ai même un de Bacon, star entre les stars, génie entre les génies, sur un billet de banque, Où dois-je signer ? Et même si pour cause de cuite j’ai pas les yeux en face des trous qu’à cela ne tienne le facteur m’a à la bonne, Merci monsieur Gainsbourg puis il repart, avec cinquante sacs de pourboire, faut ce qu’il faut.
Et puis chez moi j’y bosse. Ben oui, je travaille de temps en temps. C’est en regardant mes objets, en me regardant regarder mes objets, en me regardant me regardant regarder mes objets que je stimule mon imaginaire, et que me viennent les chansons. Au rez-de-chaussée : salon, musée, piano, tout dans la même pièce. Y a que bouffer, baiser et dormir que je ne fais pas dans ce sitting-room. En bas, ordre et beauté, pour la volupté veuillez passer à l’étage.
Et c’est bien situé. Si par extraordinaire la fantaisie me prend de rentrer à pieds, c’est jamais très loin. En plus, c’est assez silencieux la rue de Verneuil, on est épargné par les coups de klaxon, les seize-tonnes. Et j’ai mes petites habitudes, tabac, journaux, restau.
     J’ai même un petit jardin. Vannier se foutait souvent de ma gueule. Un jardin, ça ? Trois mètres carrés de gravillon? Ça le faisait marrer ; hé, coco : en plein Paris, quand même. Comme une baleine qui remonte en surface pour envoyer un jet d’eau vers le ciel, j’y sors régulièrement exhaler quelques volutes.

J’avais la maison, j’ai rencontré peu après celle qu’il faut bien appeler la femme de ma vie, mon plus grand amour. Jane Birkin, miraculeuse rencontre ; son lolitisme châtain, son accent british ; mon androJane, ma petite en glaise, ma pâte à modeler. Yeux en amande, voix fruitée, charmante écervelée, objet docile et enjoué de mes rêveries ; cire molle où je pouvais m’enfoncer profondément et laisser une empreinte indélébile ; une marque.
         L’amour a mis quelques jours à naître lorsque sur un tournage elle m’a été présentée. Puis on s’est vite très bien entendus. Cette jeune femme était jolie, drôle, baroque, je me suis senti aimé comme j’étais, elle a fait fondre un peu ma banquise de timidité, elle a su ramollir ma carapace sous ses baisers langoureux, sous ses coups de langue insinuants, sous la brise de son haleine tiède, sous ses feulements animaux et ses mots inaudibles et charmants. Jane a débarqué chez moi, tornade blanche et rose ; ça faisait des rais de soleil sur mes murs noirs, elle était feu et flamme et moi j’étais la suie ; moi accro au silence et à la contemplation, elle peu portée sur la solitude et l’inaction. Elle n’est pas venue seule, elle avait ses vinyles. Les premiers jours elle m’a assaisonné de Beatles, chauvinisme britannique ou sincère adoration je n’ai jamais trop su, et cette superbe musique, élégante et majestueuse, sonnait toute la journée dans ma petite maison - ‘Good morning good morning’, moi qui me lève à midi, ‘Won’t you come out to play’, non merci je préfère rester dans ma tanière, ‘All you need is love’, ça j’avoue c’est pas faux.
Home, Sweet Home, de ce côté-ci du Channel, rue de Verneuil, je pouvais m’ensoucher pour de bon ; de l’autre côté où elle avait une petite maison, à Chelsea, je passais de délicieux petits séjours gris.
À ses côtés je me suis senti amphibie, plus que jamais : je passais facilement de rêveries profondes et autistiques à une relative disponibilité pour autrui, en souplesse, comme s’il suffisait d’appuyer sur un commutateur. Jane riait de mes clowneries. Moi aussi je riais, des histoires qu’elle m’inspirait, et parfois même de celles qu’elle me racontait.
Elle avait un butin. Sa fille Kate. Il me fallait accepter tout le paquetage, j’allais être pendant quelque temps un peu comme son père. Et alors en m’occupant de cette petite fille je repensais à Natacha et Paul, invisibles, disparus, je sentais un curieux mélange, soulagement et atroce morsure, mes enfants, que je ne voyais plus.

Avec la rue de Verneuil, j'avais un endroit où me poser. Moi qui avais toujours été un peu nomade, lit de camp partout : dans le salon ; devant les bourgeoises du seizième ; au service militaire ; même ma première nuit rue de Verneuil, le mobilier n’était pas arrivé, Jane m’a dit montons un petit lit de camp ce sera tellement romantique, et puis ça amusera la petite. J’ai rien dit, j’ai dompté ma rage et mon impatience, comme un réfugié dans un dortoir, comme un général en campagne, je dormirais encore sur un lit brinquebalant, j’entendrais encore grincer ses pieds fragiles, sentirais encore sous mon dos le tissu rêche et les bouts de plastique et de métal du châssis.
La lune de miel avec Jane a été longue, nous faisions l’amour beaucoup. Ses cheveux raides, frange châtain et yeux marron, visage oblong et rieur, qui au premier abord m’avaient laissé froid, me surexcitaient. Dès la première fois, quand elle avait mis sa main sur mon sexe j’avais senti monter une chaleur tourbillonnante qui m’avait mis les larmes aux yeux. Quand je la pénétrais et qu’elle me chuchotait des mots salaces j’avais l’impression que ma verge doublait de volume. Sa manière de serrer derrière moi ses jambes grêles, de dilater sa bouche fraîche comme pour me gober tout entier, ses sourires radieux, ses yeux pâmés dans les secondes précédant l’orgasme, ça m’a marqué au fer rouge. Quand je la prenais par derrière j’aimais accéder à sa nuque à travers sa tignasse tigrée et lui mordiller l’échine comme pour la marquer à jamais d’indélébiles suçons.
Le fer tant qu’il est chaud, toujours. J’ai décidé de me défaire du gentleman agreement, passé avec Bardot, par lequel j’avais renoncé à jamais à enregistrer Je t’aime moi non plus avec une autre. J’en ai parlé à Jane. On est allé en studio. Au dernier moment, j’ai eu une intuition, je lui ai chuchoté à l’oreille Essaye une octave au-dessus. Je pressais la paume de sa main pour lui indiquer les moments où gémir. Quand le disque est  sorti en février 1969, énormes ventes, tube international. Tout tombait en même temps, maison, amour, succès, argent.
Mon plus grand succès aura été en do majeur. Rien à la clé.

     Le miracle continuait, et dans la touffeur de ma maison brûlante, jamais en dessous de 75 Fahrenheit - je suis un peu frileux comme garçon - dans nos jeux rapidement une goutte perlait quelque part sur le corps de Jane, et alors je l’aspirais je la buvais genre Dracula, et c’était salé comme une larme, et la plante docile de ses pieds bougeait comiquement sous mes coups de langue, chatouilleuse la petite Anglaise, et elle aussi m’aspirait, comme si elle avait voulu retirer un venin de mes veines violettes, et elle a retiré un venin de mes veines violettes, et c’est en nage qu’elle jouissait en criant oui je t’aime. Son corps était salé comme le seigle, fibrilleux comme le céleri, blanc et rose comme un coquillage marin.
     Dans la foulée, je lui ai écrit des chansons. On a sorti un album sobrement intitulé Jane Birkin/Serge Gainsbourg ; nos amours immortalisées sur disque. Des portraits : ‘Jane B.’, le sien ; et ‘Orang-Outan’, le mien. ‘18-39’, petit voyage au temps où mon père écumait les bistros ; une reprise des ‘Sucettes’, où je me suis bien amusé avec les sonorités floconneuses de la pédale wah wah ; ‘Elisa’, commencée dans les années 50 pour Lise, assoupie comme une Belle au bois dormant, et ressuscitée par mon amour pour Jane.  
     L’excitation ne retombait pas, mes rêveries amoureuses continuaient de me travailler. J’ai pensé à un personnage. Melody. Prénom british et musical, trois syllabes comme Lolita, comme Béatrice. Nelson, comme l’amiral homosexuel, pour une femme quasi-androgyne, sans seins ni fesses, ça s’imposait.
     Le succès de Je t’aime moi non plus me donnait envie de viser très haut. Ça allait boomer. Je voulais raconter une histoire, une histoire simple, genre boy meets girl. Et je voulais que ça soit de la poésie, de la vraie.
     Je m’étais fait larguer peu avant non seulement par Bardot mais aussi par Michel Colombet, le brillant et moustachu arrangeur qui me secondait depuis quelques temps. Heureusement il m’avait mis en lien avec un autre arrangeur, un jeune, très talentueux, Vannier, Jean-Claude. On avait travaillé ensemble sur une musique de film. Je lui ai parlé de mon idée, à Chelsea où il était venu me voir juste après Noël. Je lui ai dit j’ai un projet, j’ai le titre, Histoire de Melody Nelson, il me fait Ok et puis, je lui dis Et puis c’est tout.
     Effectivement il fallait l’écrire cette Histoire.
     Et là ça a été dur. La panne. La vraie.

         Je consacrais mes journées à de longues déambulations qui ne m’amenaient que quelques vers assez faibles. Alexandrins, octosyllabes, j’essayais un peu tout, ça ne donnait rien, je rentrais chez moi, triste, irritable, je buvais quelques verres pour me changer les idées, prenais des somnifères et tombais dans un sommeil tout aussi stérile que la journée qui l’avait précédé. Le lendemain je me levais déjà fatigué de mes ruminations et de mon échec de la veille.
         Le temps passait, je pensais sans arrêt à Vannier - il attendait sans doute - sans oser lui téléphoner - j’aurais l’air d’un con. Une nuit où j’étais bien éméché, dans un moment d’abandon, j’ai composé son numéro sur mon téléphone noir, j’ai entendu sa voix aristocratique et inquiète, C’est moi, j’ai encore rien ; enfin si, j’ai quand même un petit truc, passe demain, et je raccrochais en tremblant, je venais de promettre quelque chose à ce loustic, il allait falloir assurer. Alors je plongeais dans la nuit et le travail, noircissant quelques feuillets puis les brûlant au feu de mon Zippo en un pitoyable autodafé. Plus que quelques heures, mon jeune acolyte allait arriver, je soupesais les conséquences de ma faillite si faillite il devait y avoir, et il y avait, puisque le lendemain Vannier pas convaincu par ce que j’avais écrit, nous enregistrions une petite maquette, Melody lit Babar, Melody au zoo, Melody à la plage, bref ça n’allait pas, et je brûlais de sentir me filer entre les doigts mon projet gigantesque et mes ambitions poétiques.
    
     On a quand même enregistré la musique.  Guitares, basse, et batteries à Londres, vite fait. Cordes, cuivres, et chœurs à Paris, quelques semaines plus tard. Vannier savait y faire, c’est clair – et moi aussi. Basses caoutchouteuses, guitares électriques insinuantes, batterie langoureuse, chœurs majestueux, guitares acoustiques légères comme une brise, cuivres placides et suaves. Mais pour ce qui est des paroles je continuais à sécher.
     Alors j’étais à cran, je sentais presque physiquement mes idées étiques se déplacer sous mon crâne, ricocher contre les parois et parfois se perdre en son milieu, j’étais irritable, Jane était surprise et un peu inquiète, elle m’aidait, en elle j’oubliais pendant quelques fugaces instants la catastrophe qui se profilait, l’échec, encore, j’étais en train de rater le coche, je ne resterais qu’un petit écrivassier de chansonnettes, elle riait et pleurait alternativement de mes poussées de stress, m’enveloppait de ses bras maigres, me chuchotait à l’oreille des phrases apaisantes qui se coulaient dans mon crâne et y apportaient une petite brise fraîche, Oh Jane, mon sèche-cheveux ambulant, mon thermostat des îles, mon anxiolytique à bretelles, souffle moi encore tes paroles rassérénantes, oui, par ici, juste dans mon oreille, tu peux pas la rater elle est là, on ne voit qu’elle, sous la mèche de mes cheveux déjà gris par endroits ; cheveux gris, notoriété balbutiante, œuvre mineure, Gainsbourg, quand t’élèveras-tu jusqu’où tu dois aller ; cherche, cherche, et c’était reparti pour des heures d’insomnie à suçoter stérilement des vers d’Hérédia tout en passant par désoeuvrement ma main entre les cuisses de grenouillette de ma Jane endormie.

         J’ai pris des mesures pharmacologiques. Jusqu’alors je ne prenais des somnifères qu’occasionnellement ; c’est à cette époque que je suis devenu un consommateur systématique. Je ne prétends plus accéder au sommeil de manière autonome. Faut vivre avec son temps, les cachets en tous genres prolifèrent, ceux qui endorment fonctionnent somme toute assez bien. Faut doser, c’est tout. Je les aime mes endormeuses pilules, rondes ou ovales, beiges ou jaunes. Elles squattent ma table de nuit, impavides ; moi je les couve de mes yeux jaunes puis les embouche et les avale et le sommeil arrive enfin.

         Un jour quand même ça s’est débloqué. J’ai piqué ses astres et ses désastres à Nabokov, j’ai interrogé la Rolls que j’avais acquise grâce aux énormes ventes de Je t’aime moi non plus et qui, depuis, dormait dans mon garage, et je suis arrivé à mes fins, avec l’aide des papous, encore des sauvages purs et naïfs –Immense soulagement, Rimbaud me voici j’arrive. J’ai lu tout ça à Vannier, je guettais anxieusement des signes d’approbation, d’enthousiasme, qui ne vinrent pas, hiératique toujours le Vannier. C’était impeccable, il n’y avait plus qu’à aller enregistrer, vite avant que l’excitation retombe.
     Le jour venu j’appelle le taxi, 44 rue des Dames, et tandis que la voiture fendait l’air glacial de janvier, tout en regardant la fumée de ma cigarette monter vers le plafond du tacot je palpais dans ma poche trois anodins feuillets : ceux où je venais d’écrire l’Histoire de Melody Nelson.
         J’ai retrouvé Vannier au studio. J’ai chanté, murmuré, chuchoté, toute l’après-midi. Je frôlais de ma bouche l’acier du microphone ; sa fraîcheur métallique électrisait mes lèvres ; vers dix heures du soir tout était terminé, nous sommes allés manger dans un restaurant, une nuit limpide enveloppait Paris, je nageais dans une douce euphorie, cet objet artistique hors-norme allait me faire franchir un cran décisif dans ma route vers la gloire.
                  L’album est sorti chez les disquaires en avril 71, quelques semaines plus tard tombait le verdict, 20 000 ventes, les abysses.

Ce lamentable échec commercial m’a déprimé. Je passais des heures dans les ténèbres de mon salon, à songer au décalage ridicule entre ce que j’avais mis dans cet album et ce qui advenait de lui, anonyme, relégué au fond des bacs des disquaires, englouti par Sardou et par Sheila et par les Poppy’s. ‘Non, non, non, rien n’a changé’, paradaient les Poppy’s ; et c’était vrai, rien n’avait changé je restais un chanteur respecté et reconnu dans un petit milieu ; un chanteur de second rang. 
Au moins, ça a plu à mon père. Pour la première fois, il m’a franchement complimenté, c’est avant-gardiste il m’a dit.
Et puis, comme l’abeille après avoir planté le dard dans la chair de l’ennemi, il est mort. À Cabourg, où il passait un petit séjour de retraité avec ma mère. J’ai d’abord été pétrifié, j’étais pas prêt. Puis je me suis occupé de la logistique, genre patriarche de substitution, allô il reste une concession dans votre cimetière ?, mon père que j’aimais secrètement, que j’aurais dû aimer, dead, comme les héros de western, pas de balle dans le poumon sauf les trois que lui avait décochées sa femme, Jacqueline Lili Lulu, trois balles en plein cœur ; et un artiste après tout, sur les épaules de qui je me suis juché ; mon père, que j’ai piétiné comme un paillasson – qui m’a lancé comme un tremplin.

Le grand vide de sa disparition me bouchait l’horizon, pour qui allais-je travailler et créer maintenant ?
Embolie pulmonaire. Il est né loin là-bas, complètement à l’Est. Il crèche pas loin d’ici, au cimetière du Montparnasse.

Heureusement, l’amour ; et bientôt la paternité : le ventre de Jane, déjà rond sur la pochette azur d’Histoire de Melody Nelson, était rempli à ras bord en ce printemps soixante et onze. Elle a accouché à Londres, le 2 juillet, en prime time. J’étais dans la maison de Jane à Chelsea, en train de ne rien faire. J’ai appris la naissance par téléphone, j’ai marché, pas un seul taxi, j’ai continué à pieds, jusqu’à la maternité. Ça a duré des heures. Sublime souvenir. Je levais les bras au ciel, famille, j’allais avoir une famille. Sous la chaude pluie londonienne je pleurais de joie. Je suis arrivé trempé, j’ai baisé les pieds de ma petite fille, bienvenue petite.
Et ce bébé, comment l’appeler : comme la mère de Lolita. Ainsi j’avais toute la dynastie chez moi, ma loliJane, et une petite Charlotte.
Plus tard je me suis pâmé d’émerveillement devant ses feulements, la moue de sa lèvre épaisse, l’ovale de son visage, la roseur de son teint, ses superbes yeux marron. Belle gamine. Ma fille, réplique en somme de la secousse tellurique qui avait secoué la terre le 2 avril mil neuf cent vingt-huit ; car après tout j’allais y arriver, je deviendrais ce que je devais devenir ; certes quand je songeais à ma situation artistique je sentais dans ma poitrine des morsures acides ; mais je chassais tout ça, retour à ma petite Charlotte, là est la vie à ce qu’on dit. Charlotte me ressemblait, je la regardais en me disant qu’il y a plus simple pour laisser une trace que souffrir et créer : jouir et procréer. Je lui coupais les cheveux, j’admirais ses dents cassées. Charlotte. Lippue, prognathe, châtain, délicatement joufflue, brûlante, calme, secrète.
À l’école, ça allait à peu près. Je lui faisais bosser Chopin, la gorge étranglée d’émotion.

     Famille, amour : provisoirement ça allait étonnamment, merveilleusement, miraculeusement bien. Mais ça ne me suffisait pas.
     J’étais toujours cette espèce de juke-box dont les œuvres les plus ambitieuses sont ignorées. Mon éthylisme a franchi un cran supplémentaire dans les années 1970.
     Je commençais généralement à boire en fin d’après-midi, début de soirée. Et puis je continuais dehors. Picoler me désinhibait. Et puis c’était une manière de faire quelque chose de mes dix doigts. Je ne suis pas alcoolique, je bois pour me désennuyer. À une époque ça marchait pas mal.
     La cigarette aussi, ça s’est accentué à ce moment là. J’aimais de mieux en mieux ma voix, de plus en plus grave et grumeleuse sous l’effet du tabac. J’ai voulu accélérer ça, j’ai augmenté ma consommation. Je tétais goulûment mes clopes en songeant que mes albums suivants n’en seraient que meilleurs. J'y aurai peut-être perdu quelques années de vie, mais j'y ai gagné la belle voix, tiède, humide et granuleuse, qui humecte ma musique.
     J’étais dégoûté par l’échec de Melody Nelson, mais je me suis pas laissé abattre trop longtemps. J’ai composé Di Doo Dah pour Jane, toujours avec Vannier. Cordes chaudes et guitares serpentines ; batterie languide et pianos clafouteux. Jane mise en scène, en androgyne plate comme la plaine de Pologne, en nymphowoman chevauchant non une Harley mais une Kawasaki. J’ai glissé dans Encore lui l’itinéraire de mes pérégrinations nocturnes quinze ans auparavant entre le Milord et chez mes parents. Je jouissais de l’incapacité de Jane à prononcer les u, elle disait ‘encore loui’, ‘pouisque je te le dis’. Je fermais les yeux, j’entendais ma mère courant derrière moi sur les plages du Touquet en criant Liouliou, Liouliou…
     Puis je me suis mis à l’écriture d’un album pour moi, Vu de l’extérieur. Peu avant la date prévue d’entrée en studio : crise cardiaque. J’ai cru mourir ; dans la foulée j’ai écrit Je suis venu te dire que je m’en vais.
     Cette première crise cardiaque m’a fait peur, j’ai moins fumé, moins bu, pendant quelque temps, mais bon... Manque de volonté. Et puis, de plus en plus, j’avais l’habitude de recourir à l’alcool pour composer.
     Je suis allé à Londres, pour enregistrer mes chansons. Paroles assez scato, Pan pan cul cul, Titicaca, Des vents des pets des boums… peut-être à cause de Charlotte, que nous passions, surtout Jane, une partie de notre vie à débarrasser de sa merde et de sa pisse.
     Mon premier album enregistré avec les deux Alan, Hawkshaw et Parker. Des fins de morceau en fade out, ou en queue de poisson ; je venais de frôler la mort.


Jeudi 15 juillet 1990

     J'ai connu la vie de famille. Miraculeux pour un solitaire comme moi.
     Ça n’a pas toujours été simple. Rue de Verneuil par exemple les petites avaient peur du noir, ça les faisait déprimer. J’ai acheté un petit appartement qui jouxtait la maison, et les filles y avaient leur chambre, une salle de jeux.
     Mais il y a eu de très bons moments en famille avec Jane. On a même passé des vacances à la campagne. Je m’emmerdais, mais je restais. Je faisais rire les filles, je faisais le chien, le clown, tout ce que les enfants aiment bien, et que je me suis mis à aimer quand je suis devenu grand. La maison normande de Jane était cernée de verts clairs et de verts foncés, et d’horizons souvent gris parfois bleus. Y avait donc des bons moments, mais rapidement j’entendais une voix qui me disait Au boulot Lucien, travaille, crée. Ça finissait par faire un vacarme assourdissant sous mon crâne, j’étais déchiré entre Jane, ma famille - j’avais une famille !-, et mon besoin irrépressible de faire croître et vivre ce que je sentais dans mes flancs.
     Pour éteindre le feu qui me brûlait de l’intérieur j’allais m’arroser les neurones à grandes lampées de cidres locaux et de calva. Parfois le père Noirlieu, un paysan du coin qui buvait des verres avec moi, me ramenait sur son tracteur, très gentiment. J’émergeais vaguement de la brume alcoolisée en arrivant à la maison. Et là je savourais le bonheur d’entendre la voix de Jane, de sentir ses doigts fins délacer mes chaussures, son haleine et son regard m’envelopper, elle me couchait, elle me bordait, je faisais semblant de dormir pour ne pas interrompre cet enchantement, et effectivement le miracle se déroulait jusqu’au bout ; comme dans un rêve érotique qui irait jusqu’à un orgasme intense et paisible je m’endormais, conscient de ma chance en même temps que tenaillé par l’urgence du travail et par la tâche infinie à laquelle je venais de soustraire quelques heures d’oubli.

     On a pris plusieurs fois des vacances à Venise. Je louais chaque année la même suite du même hôtel. Et chaque année les mêmes clapotis où se perdaient nos rires pendant que le gondolier ramait, galérait comme dix ans avant je galérais au Milord l’arsouille. Maintenant j’étais confortablement assis à l’avant, savourant ma revanche. Guardare, non toccare. Là je touchais. Les deux petits seins de Jane, les droits de la Sacem, les bronzes et les statuettes d’ébène dans mon hôtel particulier. Et puis on rentrait à l’hôtel, faire l’amour, ou boire à petites lampées du champagne premier choix, boire jusqu’à ce que la nuit charbonneuse enveloppe à nos pieds la ville et les jonques.
     On faisait du canotage… Jane avait une petite caméra. C’est comme ça que j’ai pu faire mes premiers jeux en tant que filmeur. Je filmais Jane, les enfants, des monuments. On passait des journées merveilleuses. Il faisait tiède, balades, restaurants... Le soleil filtrait à travers les nuages et caressait doucement nos têtes et mon bonheur ; je crois que par moments c’en était.

     La trêve ne durait jamais plus de trois jours. L’angoisse revenait, ça cognait contre mes tempes, comme un huissier qui frapperait à ma porte pour réclamer le remboursement de ses créances ; comme le gestapiste que j’attendais quand j’étais gamin. Des coups sourds : crée.
     Jane avec le temps avait appris à repérer les tout premiers symptômes de rupture d’armistice entre la quiétude et moi. Retour à Paris, et au travail.

     J’avais parlé à Jane de ma rage et ma frustration lorsque petit je voyais des riches se promener avec des bull-terriers à Mailleville, au Touquet, ailleurs. Un jour elle me dit Tiens mon Sergio j’ai un cadeau pour toi, main caressante autour du cou, chuchotement dans le creux de l’oreille. Suis-moi, c’est dehors ; je sors dans le jardin, je vois le panier, des wouf wouf en sortent, je l’ai appelé Nana, j’adore les onomatopées.
     J’ai aimé ce chien. Beau dans son genre, pas bavard, couleur lait-fraise, faussement méchant vraiment gentil, et puis sage et obéissant comme je l’étais petit et le suis somme toute resté : je paie mes impôts, mes papiers sont en règle, et mes enfants ne mettent pas les coudes sur la table. Symbole de ma revanche, un de plus : une vedette de cinéma à mon bras, un hôtel particulier à Paris, un bull-terrier à mon pied, couchée Nana, donne la papatte. Victoire.
     Elle aussi, comme d’autres, je l’ai enrôlée, un chien c’est facile. Elle fait une apparition à l’écran dans Je t’aime moi non plus, en littérature sous le nom de Mazeppa dans Evguénie Sokolov, et a son épitaphe, sur fond de reggae, la bémol sol bémol, dans Des laids des laids.

     Fin 74 j’ai enregistré Rock Around the Bunker. Très rock, attaques sur le temps. Du rock tradi, pur, old fashioned. Avec plein d’accords de fa et de do. ‘Enfilez vos bas noirs les gars’… Y a quelque chose d’érotique chez les militaires. Puissance et ingénuité, une main sur la grenade, un pied dans les tranchées – ou dans la tombe. L’armée, les uniformes, les légionnaires, les paras : ça m’a toujours inspiré. D’ailleurs je portais du kaki à l’époque, haut de treillis à la Zucco. Et comme je suis un gars cohérent, j’ai porté le caca d’oie pendant toute ma période scato. Ce n’est qu’après la publication d’Evguénie Sokolov que je suis passé au bleu, au blue, au blues.
    



Jeudi 22 juillet 1990

     Je suivais Jane sur ses tournages, un peu partout. Je trainais à l’hôtel pendant qu’elle se faisait reluquer par le réalisateur, le jeune premier… Elle partait le matin pour tourner des navets, À tout à l’heure Sergio, moi je tâchais de mener ma vie à peu près habituelle, de passer outre le manque de repères visuels, sonores, olfactifs, et de travailler.
     Pendant que Claude Zidi lui confiait des rôles de ravissante idiote, je lui écrivais des chansons ; pas très différentes dans l’esprit, mais chiadées ; j’enrobais sa voix chatoyante de cymbales légères et de flûtes tombant du plafond comme des stalactites. Oh ! My Cherie Jane, mon Bébé gai. Je convoquais sa peau sucrée, et j’y lisais les paroles de la chanson suivante, le charme continuait d’agir.
     C’est à cette époque-là que j’ai vraiment pris l’habitude de repousser le moment d’écrire. J’ai tellement peur que ce qui va sortir soit moins bien que ce qu’il y a entre mes deux grandes oreilles. Le hiatus entre ce que j’ai en tête et ce que je parviens à faire exister est un gouffre où j’ai peur de tomber, de me perdre. Les choses que je conçois s’oxydent au grand air de la vie ; il faut pas qu’elles y restent trop longtemps. Je bois pour ça. Je préfère m’absenter, ne pas être là pendant la douloureuse opération où ce que j’ai en tête prend la forme triviale d’une succession de notes, de sons, de mots. 
      
     Ma passion du cinématographe, ça ne s’arrangeait pas. J’avais à peu près tout fait, dans le cinéma : acteur, musique, et même chaperon quand j’accompagnais Jane. Après la sortie de Rock Around the Bunker, je me suis lancé dans l’écriture d’un scénario. Je suais d’excitation : Gainsbourg cinéaste ! J’allais faire un film ! J’allais produire des images, renouer presque avec ma passion de jeunesse : si les caméras avaient existé à leur époque, Delacroix et Courbet qui sait au lieu de les peindre auraient filmé lumières et couleurs, je m’accrochais à cette idée bouleversante et la gorge sèche j’abattais mes mains enfiévrées sur le clavier de mon inaltérable Remington, les mots couraient sur le papier, à travers eux je voyais des soleils couchants, des ciels bleus, des sourires de Jane qui serait - of course - l’actrice principale, Jane, tu vas faire connaissance avec toi même, tu vas te découvrir sous un jour autre, je vais transformer la poupée écervelée en amante troublante. Jane. Ses yeux en amande et son nez aquilin seraient le commencement et la fin de ce film. 
     Dans l’enthousiasme de l’écriture du scénario, de la description des plans, des dialogues, que je voulais ciselés, précis et légers, je me suis aperçu que j’avais présumé de mes forces : pas le temps de m’occuper des textes à écrire pour l’album à venir de Jane, album que j’avais promis à elle, à mon label, à moi-même, le deuxième album 100 % Birkin. Alors j’ai fait ce que les autres faisaient avec moi depuis des années. J’ai cherché du renfort.
     J’ai demandé à Philippe Labro qu’il écrive les paroles. Je lui ai donné les titres, il est revenu avec des textes, j’ai composé les mélodies. Pour compléter l’album, j’ai choisi des standards américains, Cole Porter, Hart et Rodgers, retour aux sources ; les tubes que quinze ans plus tôt j’avais anonymement marmonnés dans les pianos-bars, j’allais, par le truchement de mon anguille britannique, les susurrer à l’oreille de mes contemporains.
            Il n’y avait plus qu’à aller en studio. À Londres, comme d’habitude. On a bloqué quelques jours au début de l’été. Tout s’est merveilleusement passé, décidément je les aimais bien ces musiciens, brillants, ingénus, malléables, et précis. Eux aussi m’aimaient bien je crois. Ils commençaient à bien me connaître : hey, Seurdge ! Seurdge se mettait au piano, les cocos voici la mélodie, le tempo, l’ambiance qu’il faut créer ; je donnais deux ou trois instructions, ‘chanson triste’, ‘chanson drôle’, et voilà. Le reste venait en aval, si besoin. Alan, fais tenir un peu plus ta note en fin de phrase ; Alan – y avait deux Alan – Alan, attention de refaire ce motif exactement de la même manière à chaque couplet ; des choses comme ça. Ils comprenaient vite, ils comprenaient surtout que je voulais qu’ils soient à l’aise, et que je savais précisément ce que je ne voulais pas. C’était très pro, vite fait, bien fait. On avait souvent le temps de déconner un peu en fin de journée.
            Là-dessus la voix de Jane, elle commençait à avoir du métier, ça n’a pas trop traîné non plus.
             Il faisait doux à Londres ces jours-là, une brise tiède accompagnait mes déambulations nocturnes lorsque Jane fatiguée était allée se coucher, que les filles dormaient, que je songeais avec excitation à ce qu’on avait enregistré dans la journée, à ce qu’on enregistrerait le lendemain, et avec amertume au fait que ce n’était pas encore ce disque qui m’apporterait la gloire que je poursuivais méthodiquement depuis quinze ans, la célébrité que j’avais promise au petit Lulu trente ans (trente ans !) auparavant. Je dégustais un immonde sandwich, et allais me coucher auprès de Jane, cette femme hybride, Lolita, mère de famille, chanteuse, ma Jane, je me coulais dans le lit le long de son flanc blême et délicat, posais un baiser sur son nombril chaud, lisais, prenais mes somnifères - mais ça ne suffisait pas, j’avais du mal à éteindre les projecteurs, dans ma tête ça continuait à tourner, à jouer… je finissais par avaler un cachet surnuméraire et sombrer dans un sommeil visqueux.
     J’ai beaucoup aimé cet album, titré Lolita Go Home, où les guitares sinueuses s’infiltrent dans l’édifice, le font tenir comme le lierre fait tenir les murs fragiles et vénérables. Comme d’habitude j’ai écouté le disque chez moi, à fond, une fois, trois fois, dix fois, beaucoup et très fort, j’écoutais les notes me pénétrer par les pieds, par les oreilles, jusqu’aux tripes, jusqu’à l’os. Et puis j’ai senti les premiers signes de satiété, alors là ne pas insister, c’est bon, c’est en moi, ingéré digéré amalgamé archivé – et bientôt oublié j’espère, puisqu’il faut que ma cervelle soit disponible pour la suite des aventures esthético-poétiques de l’inimitable, innommable, inaltérable Gainsbourg.
     Malgré le relatif succès de l’opération, j’espérais que ça ne m’arriverait plus de devoir confier les paroles à quelqu’un d’autre. Heureusement les titres que j’avais donnés à Labro avaient bien orienté son boulot.
     Les titres : crucial. Je commence par là. Un bon titre est comme une ficelle sur laquelle je tire doucement, et tout vient avec. Si le fil casse, c’est foutu, il n’y a plus qu’à attendre de tomber, au coin d’une rue ou au détour d’une rêverie, sur une autre pelote, et, de nouveau, tirer le fil… Le fil de la pelote doit m’emmener au firmament, j’ai horreur qu’il se casse.

     Tout était prêt pour mon film. Scénar. Acteurs. Fric. Le titre évidemment. J’avais confiance ; je suis un garçon visuel ; au commencement est l’image. Quand je suis en panne d’inspiration, j’essaye de retrouver les sensations de mes premières extases esthétiques d’adolescent, et ça me ramène vers les arts visuels, la peinture. C’est ce qui entre par mes yeux chassieux qui ouvre le robinet de mon imaginaire.
     Jane était donc le premier rôle féminin. Il lui fallait des cheveux courts. Je m’en suis occupé moi-même. C’était jouissif. Je passais de l’autre côté de la barrière. À moi d’enlaidir les autres. Elle était mon Samson, j’étais sa Dalila. Sergio fais attention, tu me fais mal me disait-elle de temps en temps. Ben oui, c’était la toute première fois, je n’avais pas la main très sure. Les sifflements des ciseaux autour de sa tête ovoïde, dans l’air immobile de la cuisine rue de Verneuil, faisaient une musique ténue, délicate, et troublante.
     On s’est retrouvé à Uzès, dans le Gard, pour le tournage, comme en colonie de vacances. Paysage un peu western. Beau temps, belle lumière ; bonne ambiance ; et puis faire tourner Jane m’excitait beaucoup, encore plus que la faire chanter. J’étais euphorique, j’étais le chef, moteur, ça tourne. Les gens étaient contents de ce qu’ils faisaient, je lisais dans leurs yeux le plaisir qu’ils avaient à être là, à tourner ce truc étrange, cette chose longtemps ruminée et que j’expulsais enfin de mon corps chétif : mon premier film. J’étais très fier que Depardieu soit de la partie. Le jaune du camion était impeccable. Et puis voir Jane métamorphosée comme ça sous mes yeux… le Pygmalion étendait son répertoire, et tirait, de sa Galatée cajolée et adorée, des nuances nouvelles et imprévues. J’aime le scénario. L’histoire d’amour entre les deux personnages ressemble à ma relation avec le public. Amours compliquées, et c’est finalement dans l’ordure, au milieu des immondices, que les corps et les âmes se pénètrent et se touchent.
     Après l’ultime clap de fin, retour à Paris, pour composer la musique de la BO. J’avais hésité un moment : les grands films n’ont pas besoin de musique ; mais un film de Gainsbourg sans musique originale… J’ai fait une musique western, banjos et compagnie, et la Ballade de Johnny Jane, avec son piano chaud et fruité.
     Je t’aime moi non plus : le film est sorti au printemps, bide complet, j’étais écoeuré.


Jeudi 29 juillet 1990

     Je viens toutes les semaines vider chez vous mon sac à merde ; je ferais mieux d’écrire, c’est pas moins efficace. Le livre que j’ai écrit, ça m’a fait du bien. Ça a duré sept ans ; pour quatre-vingt-dix pages. Je suis plutôt constipé que diarrhéeux.
     Le propos de l’ouvrage est un peu scatologique. Moi quand j’étais petit… Pipi au lit, pipi dans mon lit de camp, ça oui. Je me réveillais, la poisse que je sentais sur mes jambes me renseignait immédiatement : j’allais me faire gronder, ou me faire moquer, selon l’amou… - selon l’humeur de mes parents. C’était parfois mes sœurs qui se chargeaient d’ébruiter l’affaire, ‘maman, Lucien il a encore fait pipi au lit’.
     J’essayais de simuler l’indifférence. J’avais honte. J’étais le seul : Jacqueline, c’était réglé depuis longtemps ; et Liliane : même âge que moi, et propre. Je me couchais le soir en me disant Retiens-toi, Retiens-toi, Retiens-toi. J’ai bien retenu la leçon.

         Evguénie Sokolov, c’est le titre, raconte l'histoire d'un artiste-peintre très talentueux ; il ne travaille pas sa peinture ; il travaille son corps. Sa peinture, il la produit non dans le travail mais dans le relâchement, dans l’abandon aux caprices de son corps. Et c’est son corps qu’il lui faut domestiquer. Il a une hygiène de vie implacable, surveille ce qui entre en lui, bien plus que ce qui en sort. Mon livre raconte le processus par lequel l’artiste subordonne sa santé, son corps, sa vie affective, à son art.
     Sokolov, en un sens, est un veinard, il peint malgré lui. Il reporte l’angoisse de la création sur ce qu’il ingère. Pour produire il n’a qu’à se laisser aller, se lâcher, s’absenter en quelque sorte. Puis il lève les yeux sur sa toile : ça y est, il a son tableau. J’aimerais écrire comme ça. J’écris parfois comme ça quand je suis ivre.

     J’écrivais par tout petits bouts, dans les interstices que me laissaient tous les trucs que j’avais à faire. En écrivant j’ai eu des moments de transe ; d’autres d’ennui – mais au moins j’étais au calme, dans mon petit bureau à l’étage, éclairé par la lumière qui tombait du grand vasistas.
     Un jour, terminé. Lu et relu, chiadé. Dense. J’assume chaque mot, chaque virgule, de ce petit conte parabolique. Je tenais à ce qu’il ne soit pas édité n’importe comment. Objectif Gallimard. Le petit gars de la rue Blanche, auteur de ‘Black and White’, voulait être édité dans la Blanche. Il a fallu négocier, Allô c’est Gainsbourg, j’ai un livre en cours, je veux être édité chez vous, c’est soit chez vous, soit nulle part. Les tractations n’étaient pas simples, et quand je leur ai dit que je voulais une couverture noire ça a failli tout faire capoter. Mais j’ai tenu bon et voici Gainsbourg, comme Gide et Hemingway, dans le catalogue Gallimard.

     Après le bide de Je t’aime moi non plus, ce premier film à zéro entrées ou presque, il fallait rebondir d’urgence. Refaire un album.
     Il m’a été soufflé par une sculpture. Je la vois dans la vitrine d’une galerie, elle me plait, je l’achète, l’assois dans mon jardin, quelques jours après elle m’a raconté son histoire. Je suis allé la transcrire au ‘Raphaël’ : L’homme à tête de chou est le premier album que j’ai écrit dans ce palace de l’Ouest parisien. Je scotchais un peu chez moi : allez hop, direction le seizième. Dandy, oui ou merde ? Depuis, chaque fois qu’il faut que j’accouche, je vais là-bas. J’y suis comme Robinson sur son île, entouré de petits Vendredi, grooms en livrée et laquais obséquieux. J’y ai ma suite habituelle, au cinquième ; et là, dans le silence feutré de ce luxueux appartement, entouré de quelques-uns de mes objets préférés, photos et tanagras, j’écris.
     Maintenant je suis un habitué. Là-bas c’est un peu comme chez moi : beaux objets ; mêmes losanges noirs et blancs au sol ; et un Turner au-dessus de la réception. Et puis des gens, et des gens à qui je ne dois rien. Milliardaires oisifs, vacanciers richissimes, pédégés en voyages d’affaires… je les accoste si je veux les accoster, je les ignore si je veux les ignorer. Parfait.
     Une fois les paroles à peu près terminées je suis retourné à Londres, où j’ai enregistré avec la bande d’Hawkshaw. Genre Melody Nelson, au moins aussi maîtrisé musicalement : basses souples, ondulantes et toniques, guitares térébrantes, batteries grondantes, percussions halogènes et lointaines comme des étoiles ; quant aux lyrics : une shampooineuse, du sexe ; Jane et Tarzan dans la savane ; deux macaques et un hanneton ; et, tout au bout, la folie.
     Impeccable, sauf les ventes, un four, encore.
    
     Peu après, j’ai répondu à une proposition : j’ai fait du fric, avec Sea Sex and Sun, tube de l’été. Le succès de ce truc m’a déprimé. Musicalement, c’est bon, avec les basses qui crèvent le plafond, et les claviers qui soulignent finement la mélodie, genre crayon à maquillage sous les yeux d’une belle femme. Mais les paroles, pour moi qui idolâtre Baudelaire et Rimbaud… C’est sorti juste avant l’été 77, dans une jolie pochette aux couleurs chaudes.
     Puis j’ai fait la musique de Goodbye Emmanuelle. Je me suis bien amusé en faisant des rimes tétrasyllabiques. C’est à cette occasion que, pour la toute première fois, j’ai essayé de faire du reggae. On a enregistré, dans un studio poisseux du dix-septième arrondissement ; mais ça ne collait pas, le mur de la réalité ne voulait pas s’ouvrir devant moi, je me suis cogné pendant quelques heures, je rageais d’impuissance et de frustration, merde, c’est de la merde, j’ai dit Tant pis on revoit ça demain, et le lendemain j’ai mis plein d’eau dans mon reggae et là, soulagement, ça a collé.      
     L’homme à tête de chou continuait sa lamentable carrière, pas de ventes. Un chef-d’œuvre aux oubliettes. Petit succès d’estime auprès des confrères, c’est tout. J’allais rester toute ma petite vie un artiste vaguement reconnu dans le métier, un pauvre loser incompris. L’aigreur n’était pas loin, je la sentais tout près, au bord de mes lèvres, sous ma peau translucide, elle était là, prête à jaillir, acide et gluante, à la tête du reste des hommes.

         Heureusement, Bijou, Bichou, Bisou. Ils sont venus me trouver, des jeunes, pour me demander l’autorisation de reprendre une de mes vieilles chansons. Je me retrouvais dans la situation de Prévert accueillant le jeune Gainsbourg tout en oreilles et en os, c’était déjà ça, Mais comment donc, allez-y les gars. Je me faisais tellement chier que je me suis incrusté à leurs répétitions, mes médecins auraient été contents, au lieu de picoler seul chez moi je buvais en société, c’est mieux. Je suis allé voir ces quasi punks dans les salles où ils se produisaient, et puis finalement je suis monté sur scène avec eux, drôle d’expérience. Mes rêves de gosse s’étaient fracassé contre la réalité, mes rêves d’adulte aussi ; j’avais peu à perdre. Pourtant à mesure qu’approchait le moment de monter sur la scène la peur montait, je sentais se rouvrir les plaies ouvertes quinze ans auparavant, les sifflets du public revenaient résonner sous mon crâne, et finalement c’est un Gainsbourg transpirant qui apparaissait sur scène. Et puis l’accueil n’a pas été mauvais. Bien caché derrière mes lunettes fuligineuses je pouvais constater la bienveillance du public à mon égard. Ça me faisait du bien : au lieu de trainer chez moi, un peu de contact ; de sensualité : la sueur, le bruit, les couleurs, la chaleur, le réconfort - oui tous ces gens me réconfortaient, tu existes mon gars me disaient en substance leurs yeux écarquillés et luisants et leurs sourires extasiés. Et ça me donnait un espoir de revanche : ne tenait qu’à moi de refaire des concerts. Opération vengeance : Gainsbourg, dès que possible, tâcherait de s’exhiber en concert et de laver l’affront qui lui avait été fait quinze ans auparavant.
     Un jour je rentre, Nana immobile comme d’habitude, mais morte. Toute froide. Ça a fait un petit lac tiède avec mes larmes bouillies, adieu Nana. Je lui ai fait de belles funérailles. Je cherchais l’oxygène.
     Elle est morte comme elle avait vécu, silencieusement, calmement. Toute blanche, jusqu’au bout, comme la neige, comme une vahiné du grand Nord dont la vision repose les yeux des voyageurs perdus dans le blizzard. Elle est morte connement, gentiment, platement, fidèlement ; Nana, mon cœur crève comme un ciel d’orage quand je repense à ton regard calme et égal, tu étais apaisement et fidélité, amour inconditionnel, Nana le mystère insondable de ton demi-sourire placide et bienveillant…

     Ça faisait déjà plus de deux ans qu’était sorti L’homme à tête de chou, il était temps que je fasse un nouvel album ; et que ça cartonne, comme dans les fêtes foraines où mes parents ne m’emmenaient pas, trop popu pour eux, mais où j’allais parfois en cachette, regarder de loin mes camarades de lycée tenir les mains de jeunes filles consentantes et rosissantes. J’y écoutais les boniments des forains, j’y regardais les lumières sales des néons. Et j’observais les grands gaillards qui épaulaient crânement leur carabine à deux coups et visaient le rond rouge sur fond blanc de la cible en carton-pâte. Moi il fallait que je mette dans le mille, et vite. J’avais cinquante ans. Cinquante piges ! J’étais vaguement connu, trois intello avaient acheté mon précédent album, je gagnais de l’oseille en faisant des tubes disco, mon film avait fait dix entrées, j’étais moins connu que ma gonzesse, j’étais une espèce d’artiste vaguement underground, bref c’était la catastrophe. Cinquante ans et de nouveau flottaient autour de moi les ronds de fumée des cigarillos de Bernadette Roudan ; dernier appel avant le scratch, ben oui, la célébrité c’est pas à l’âge de soixante-cinq ans que je l’obtiendrais.
     On en a parlé avec Philippe Lerichomme, le producteur avec qui je travaillais depuis peu. Conseil de guerre, au QG, dans la pénombre de mon salon. On s’est dit on change, bye-bye les British habituels. On a envisagé le punk. J’avais, sur mon piano la photo de Sid Vicious, dans ma discothèque ses albums, dans ma tête sa musique, ça pouvait fonctionner. L’autre option, c’était le reggae. Depuis la tentative avortée de Goodbye Emmanuelle, ça avait mûri sous mon crâne, je sentais que ça pourrait être bien. Et puis les Noirs, les primitifs, les musiques africaines… l’idée me plaisait. Philippe m’a fait écouter les dernières productions de la bande de Marley, ça m’a tout de suite excité. Mes insomnies dans les jours suivants ont pris une autre tournure, ce n’était plus de sombres ruminations mais une violente exaltation qui me tenait éveillé. Ces rythmes reggae allaient dérouler leur tapis de velours sous mes lyrics et ma voix, ces pulsations caribéennes seraient à mes textes ce qu’un bel écrin est à un bijou raffiné, ces rythmiques régulières et chaloupées sauraient plonger et l’artiste et ses auditeurs dans des transes de joie. Jane devinait à mon sourire extatique et à mes valises sous les yeux que j’étais habité par un projet enthousiasmant. Il fallait prendre soin de cette excitation, la garder intacte, comme une flamme dans la bourrasque, j’ai dit à Philippe de faire le nécessaire au plus vite, de réserver musiciens et studio et places à bord de quelque avion pour Kingston Jamaïque, compartiment fumeurs évidemment, et tâché de penser à autre chose en attendant l’heure H.

         Un matin de janvier 79 Philippe est passé me prendre en taxi rue de Verneuil, hyper tôt, direction l’aéroport ; j’ai d’abord été un peu ronchon, mal réveillé, puis très vite très excité.
     Une fois sur place, ça a mal commencé, l’ingénieur du son n’était pas là, il était retardé quelque part aux Etats-Unis, y avait eu un problème avec son avion, on attendait comme des cons en sirotant des alcools locaux. J’étais à cran. L’attente a duré deux jours entiers, le gars est enfin arrivé, on a pu commencer. On a enregistré les musiciens en deux jours, ils assuraient, ils s’amusaient, ça allait très bien. On faisait des va-et-vient entre le bleu outre-tombe de l’intérieur du studio et, quand on faisait une pause dans la cour en terre battue, le blanc incandescent du ciel de Kingston. On a ensuite enregistré les chœurs, j’avais trois négresses sous mes ordres, pas des fausses comme pour Gainsbourg percussions, des vraies, plantureuses, charnues, et très talentueuses. Elles balançaient dans l’air climatisé du studio leurs corps harmonieux, souples et généreux, en chantant des paroles pour elles incompréhensibles ; elles me regardaient avec attention, et moi j’articulais devant elles des Vieille canaille, des Vieux chameau et des Pas long feu appliqués. Quand elles chantaient je voyais se détacher dans la noirceur du studio des lignes horizontales et blanches, l’émail de leurs dents, et entendais des sons magnifiques sortir de leurs bouches noires et roses.
     Tout était dans la boîte. Ne restait plus qu’à enregistrer les textes.
     Il fallait d’abord les écrire.
     Vous auriez vu la tronche de Philippe Lerichomme, à Kingston le douze janvier mil neuf cent soixante-dix-neuf, quand, en me souhaitant bonne nuit, il a jeté un œil par l’entrebâillement de la porte de ma chambre d’hôtel. Y avait des feuilles sur mon lit, étalées. Plein de feuilles, avec un titre, et rien en dessous. Il était dix heures du soir, et il fallait impérativement que le lendemain matin j'aie les textes.

     J’ai travaillé toute la nuit, sur la petite table en bois blanc dans le coin de la chambre d’hôtel, je prenais les feuilles une par une ; j’ai pas trop compté les pieds, et je me suis lâché. J’ai terminé à l’aube avec Des laids des laids. Au milieu de la nuit, Pas long feu, ma première chanson sur ma mort. Au petit matin j’étais rincé. On est allé direct au studio. J’avais les textes sur mes petits papiers, dans la poche revolver de mon blue-jeans collant.
     J’ai chanté.    
     J’ai parlé, surtout. J’ai appris par mes zikôsses jamaïcains que sans le savoir je pratiquais le talk-over, ‘Hey ! It’s talk-over !’. Ça avait pris six jours. Deux jours à attendre, deux jours pour la musique, un jour pour les choeurs, un jour pour la voix. Au septième jour, repos. J’étais rincé.
     Dans cet album il y a du relâchement. Jusque sur la pochette. Au dernier moment j’ai dit au photographe attends je m’éloigne. Et pas de zoom. Sur la pochette je suis loin et tout petit. Peinard. Pieds nus sur un grand tapis sablonneux. J’aimais beaucoup ce sable, couleur de miel et de soleil - et ce ciel, d’un beau bleu mat et violacé. Et dans la musique, même relâchement ; de la simplicité, morceaux à deux accords, des accords simples, tonique tierce quinte, les vers sont libres, ça rime mais je compte pas trop les pieds, le son est simple et beau… j’ai eu une fugace envie de passer ma vie là, sur cette île pleine de Noirs et de soleil.
      
     Mais il fallait rentrer, et puis j’étais très excité par l’accueil qui serait fait à l’album. Je l’imaginais tombant dans le printemps parisien comme un aérolithe dans un jardinet de campagne.
     On est reparti sous un curieux ciel gris foncé qui se confondait avec le bitume des pistes d’atterrissage. Back to Paris.
     Le disque a été pressé, premier exemplaire pour moi, chez moi. Ce bel objet, Cyclope moderne, me regardait de son gros œil rond - pupille vide, iris marron, cornée noire. Pochette carrée comme un carré Hermès – comme mon pieu.
     Je surveillais de près les ventes, ça démarrait bien, Aux armes et caetera est rapidement beaucoup passé sur les radios. J’allais souvent en boîte de nuit, je m’asseyais dans un coin, avec la bande de copains qui ce soir-là m’accompagnait, et avant que l’angoisse ait eu le temps de me prendre à la gorge, j’entendais le signal, un éboulis de batteries, une pluie de percussions, une voix suave, grave, la mienne, et les guitares rythmiques, lumineuses comme des soleils, régulières comme le tic-tac d’une horloge, implacables comme la mort, jouaient autour de nous, et l’oxygène me revenait, un tapis de percussions moussait sous nos pieds, et au refrain arrivaient les voix onctueuses, ourlées et chamarrées, qui s’élancent vers le ciel ; j’étais bien - là où j’avais toujours voulu être - là où j’étais, petit, sur mon lit de camp : au milieu des choses et au milieu des gens.
L’album a fait un tabac. Plus d’un million de ventes. Cette fois-ci, la célébrité, la vraie. Gainsbourg par ci, monsieur Gainsbourg par là. J'étais euphorique. Certes j’avais voulu marquer l'histoire de l'art, entre Rodin et Delacroix, et je me retrouvais en tête des charts, entre Souchon et Cabrel. Mais le succès m’a soulagé d’un poids, à moi l’apesanteur.

     Fin 79, quelques mois après la sortie de l’album, mes Jamaïquains sont venus en France, on a fait une tournée. Gainsbourg, sur scène, au Palace, interprétant ses chansons, pour la première fois depuis quinze ans. J’étais surexcité.
     En concert c’était pas facile. J’ai d’ailleurs très peu réécouté les enregistrements. J’interprétais mes textes comme je pouvais, face au public avide et là, tellement là, devant moi, bouche ouverte, comme pour m’aspirer me happer, c’était très troublant, et comment chuchoter, susurrer mes textes à l’oreille de tous ces gens qui grondouillent à mes pieds. Les fauteuils rouges du Palace ont été démontés, tout le monde danse ! c’était bon de sentir ces âmes bienveillantes à portée de main. Les gens m’aiment, vengeance.
     Mao, Shakespeare… ils avaient de drôles de noms mes musiciens. J’aimais les sentir autour de moi, les toucher sur scène, devant témoins, comme pour m’assurer qu’ils ne m’échapperaient pas, qu’ils étaient bien, le temps d’un soir, ma chose, mon médium, une liane, une passerelle peut-être, lancée entre moi et le monde.


     Et Jane est partie.
     En pleine nuit. Brindille de feu dans la nuit noire. Depuis quelques années, il était de plus en plus fréquent que je sorte sans elle, ça commençait à chier un peu dans la colle, d’où peut-être le pessimisme et la nostalgie prémonitoire d’Ex-fan des sixties, Mélodis moi toi qui t’en vas, mais on se retrouvait toujours. Et puis avec Aux armes et caetera y a eu la célébrité, la célébrité c’est de la merde, la merde que j’avais voulue, et j’allais la bouffer jusqu’au bout. Constater que j’étais devenu célèbre, désormais c’était ça ma principale activité. Boîtes en tout genre : Ah, voilà Gainsbourg ! On venait me chercher ; et si on ne venait pas me chercher c’est moi qui voulais sortir. Et puis quand je revenais ça dégénérait parfois. Elle me faisait des reproches. Un jour elle m’a dit Tu m’as tapée hier soir, je ne m’en souvenais pas.
     Moi qui n’avais jamais frappé personne de ma vie, qui étais si peureux en cour de récré… dès que quelqu’un faisait mine de brandir son poing, dès qu’un trichait aux billes et que l’autre commençait à s’énerver, je filais à l’autre bout de la cour, j’osais même pas regarder. J’ai jamais tapé sur personne sauf sur la personne qui m’a le mieux aimé.
     Elle est partie avec les filles. Le lendemain, envie de pleurer permanente. Le surlendemain, pareil. Je me pelotonnais contre moi j’enroulais mes propres bras autour de moi, comme pour m’enserrer dans des bandelettes ; me momifier.
     J’avais peu d’espoir, je ne l’ai pas rappelée, je me tapais la tête contre les absurdes photos accrochées à mes murs, j’en voulais à tout le monde, à personne, à moi. Partie. Pour un cinéaste, en plus. Moi je fais des chefs-d’œuvre injustement boudés par le public, et elle part avec un petit cinéaste de rien du tout… 
      Je ne dormais plus, je n’avais plus ma tige tiède sous ma couette, sa respiration régulière pour me bercer, ses cheveux châtain dans lesquels m’envelopper, son vagin douillet dans lequel disparaître, ses joues diaphanes où me mirer. Je faisais le ménage pendant des heures, armé d’un chiffon je nettoyais la poussière autour de mes bibelots, ils brillaient je continuais, je rangeais mais y avait pas grand-chose à ranger, rien qui laisse à désirer, chez moi c’est impeccable, c’est si vous déplacez quelque chose que ça devient crade.

     Je me suis senti seul comme jamais. Quand il s’agissait d’aller boire un verre, j’étais entouré de dix mille pseudo-amis. Mais à part ça… Il me restait ma mère, qui vieillissait gentiment en gardant son humour et son ironie presque intacts et que j’allais voir de temps en temps en lui exhibant mon pognon mon succès et en lui cachant le reste du mieux que je pouvais, et ma fille. A part ça, mon œuvre, ma statue, ma célébriété. Dont je n’avais plus rien à foutre. Plus en état d’en profiter.

     Berri m’a proposé de jouer dans Je vous aime, ça tombait bien, tout sauf l’inaction. Pour la BO du film j’ai écrit La fautive, les paroles que Jane aurait pu me balancer dans la gueule : Si t’es dans c’merdier, c’est de ta faute à toi.
     Quand j’en pouvais plus je téléphonais à Lise, j’allais chez elle ; et là, pas de témoins. Je me roulais par terre, hurlais mes remords, mes regrets, ma honte, ma haine, ma jalousie, mon envie de crever.

         Evguénie Sokolov est sorti dans les librairies pile à ce moment là. Quand j’avais commencé ce livre, ça n’allait pas si mal. L’abîme qu’il m’avait fallu fixer pour l’écrire, célébrité, solitude, vacuité, j’étais tombé dedans.

     Je passais toutes mes nuits à l’Élysée-Matignon, voûté devant mes cocktails, croulant sous les bravos, les hourras, et la vanité de la vie. C’est là qu’un soir j’ai vu une jeune Asiat’ aux grands cheveux noirs. Sur la piste de danse striée de jaune, elle m’a semblé jolie. Par dessus l’assourdissante disco qui jouait ce soir là je l’ai hélée, ou plutôt je l’ai fait héler - faire-faire, toujours. On a parlé. Elle était mal aussi, c’était parfait. Junkie. Je l’ai baptisée Bambou. On a commencé à se fréquenter de manière intermittente ; c’était une consolation, une petite bouée de plastique au milieu de mon océan de détresse. Je restais hanté par Jane.
     Il n’y a qu’en studio, quand j’en sentais la douce moquette sous la fine semelle de mes Repetto, que je pouvais avoir le pied à peu près ferme. J’ai filé à Nassau, Bahamas, pour un nouvel album reggae. Mêmes musiciens ; même méthode, je suis parti avec des titres, j’écrivais je buvais, ou l’inverse, sans savoir laquelle des deux activités était celle qui me permettait de me mieux consacrer à l’autre.
     Ils avaient un peu pris la grosse tête mes copains zikôsses. Ils étaient devenus des vraies stars, là-bas, à Kingston. Et ailleurs. On a enregistré vite fait, dans l’automne caribéen. Il faisait chaud, j’étais mieux dans ce studio qu’à trainer dans les night-clubs, au moins j’en faisais quelque chose de ma haine, mon dégoût, ma misère.
     Très bien, mes textes. Les connards qui disent que cet album est une redite, qu’ils aillent se faire foutre. Titre : Mauvaises nouvelles des étoiles. Album bizarre. Trois coups au début, comme au théâtre. Comme quand on sonne chez moi, que l’oxygène me revient d’un coup, ouf, quelqu’un, et que l’angoisse me noue la gorge, merde, quelqu’un. Trois coups, et hop, le début de la fin : après Aux armes etcaetera, l’album où je me lâche le plus : Mauvaises nouvelles des étoiles, l’album où je m’efface le plus – où tout est mort, déchéance, régression, nostalgie, absence. La nostalgie camarade, Toi mourir, Strike, Bad News. Sans doute mon seul album où il y a plusieurs morceaux sans ma voix. Reggae, reggae. Accords mineurs à foison, et longs refrains ourlés qui me consolent et me caressent comme des doudous.
     La pochette est comme un négatif de celle du précédent : au lieu de toiser de loin, je me vautre en gros plan. Why not.  
     C’est Ecce homo qui est le plus passé à la radio. Mon autoportrait audio, au moins on n’y voit pas ma sale gueule.
     J’ai ramené de ce petit périple un cadeau pour ma fille : dans l’avion que vois-je devant moi, une nuque célébrissime, mais oui : Cassius Clay, en personne. Charlotte en a maintenant un autographe.

     Et puis j’ai continué. On avait enlevé une roue à mon tricycle, il me fallait avancer ou m’écrouler.
     J’ai fait un album pour Deneuve : Souviens-toi de m’oublier.
     L’oubli. Le grand, le majestueux Oubli. J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… Quand j’étais adolescent, ce vers glauque et étouffant comme un ciel d’orage me faisait frémir chaque fois qu’au détour d’un bouquin ou d’une rêverie je tombais dessus. Que trouve-t-on dans les bras d'une amoureuse, sinon le bienfaisant, l'apaisant, le miraculeux oubli ? ‘Oublie tout, ne pense plus à rien’, ‘Dans des bras inconnus je trouverai l’oubli’, ‘J’ai oublié d’être bête’, ‘J’oublierai tes treize ans’… Pour l’oubli, j’ai du mal. Je suis hanté par Chopin et par mon père, par Béatrice et par les sables du Touquet, par la Gestapo et par Saint-Léonard-de-Noblat, par les rires moqueurs des filles de mon adolescence, par les huées que j’ai subies sur scène. Par Jane. Des mois qu’elle était partie, et je n’arrivais toujours pas, quand je me couchais dans mon lit granitique, à penser à autre-chose qu’à la chaleur de son corps fibrilleux et rose.

Alors je fonce, j’avance, coûte que coûte, pour ne pas tomber du côté où je penche, du côté de la nostalgie, de la contemplation du passé, de son suçotage infini.
     L’alcool évidemment m’aidait à oublier. A cette époque, j’avais l’habitude de me promener avec mon nécessaire-à-picoler : un attaché-case en cuir noir, mon petit Dispatch box, contenant alcools subtils et bank-notes ; et moi de composer des cocktails, que je buvais avec avidité et application, jusqu’à complète ivresse. 
J’étais hyperactif ; le moindre interstice entre deux activités me happait comme un gouffre ma peur du vide était à son acmé, les narcotiques que me prescrivaient mes médecins étaient toujours plus puissants et souvent insuffisants, j’étais fatigue, mélancolie, insomnie.
Tout sauf l’inaction. J’ai fait un album avec Bashung ; j’ai réalisé Équateur, dans la touffeur gabonaise, un bide, encore. Puis j’ai fait un album entier à Isabelle Adjani ; cette brune émissaire a envoyé urbi et orbi un faire-part ainsi libellé, Serge Gainsbourg a la douleur de vous dire qu’il est au fin fond du trou et qu’à l’abri de ses lunettes fumées il a versé force larmes brûlantes et salées.
     Et finalement, en 1983, trois ans après la rupture, un album pour Jane. J’ai fait le fier, genre ‘bien sûr que je veux te faire un album’. Les  paroles que je n’osais, ne voulais lui dire, je les ai vues s’échapper de ses lèvres diaphanes et s’égrener dans l’air moite d’un studio londonien.

     À cette époque j’étais souvent dehors. Ma journée type : lever tard ; apéro ; et puis, en piste. Souvent à l’Élysée-Matignon, où j’avais ma table, un peu en retrait pour voir sans être vu – pas trop en retrait pour être un peu vu quand même. Et là les heures passaient, je m’imbibais en écoutant monter en moi les trépidations des basses disco et en regardant les filles, leurs corps souples et harmonieux - j’ai un œil d’artiste - et leurs jambes, et leurs culs, tour de taille, tour de poitrine - dans mes moments de connerie mon regard n’est plus que celui d’un vulgaire flic rédigeant une fiche anthropométrique. Un peu pathétique, mais je ne suis que chair et os, et talent, et fatigue aussi, et même vieillesse. Je restais jusqu’à très tard, aucune envie de rentrer affaler mon corps fané dans mon lit vide. Et puis à un moment je sentais un air frais me vivifier, la boîte était en train de fermer, j’étais sur le trottoir ; j’allais ailleurs boire un ou deux derniers verres ; et puis le soleil qui se lève, la lumière qui apparaît : c’est le signal ; un repère : le jour se lève, au lit. Cette lumière que j’avais tant observée, guettée, surveillée quand je peignais, cette lumière contenue dans mon prénom originel et sacrifié, cette lumière que j’avais cherchée toute ma vie et finalement trouvée à la cinquantaine, cette lumière opalescente me rappelait qu’il était l’heure d’aller me coucher.
     Quand je sortais dans les night-clubs je croisais parfois des vieilles connaissances, qui m’avaient connu tiré à quatre épingles, hyper smart. Je voyais la gêne dans leurs yeux, la pitié, le mépris, le dégoût. Ils ne se rendent pas compte. La célébrité m’a allégé, j’ai pu me lâcher, faire des conneries, faire l’enfant. Régresser. Me laisser aller. Repos.

     Certains lendemains de virée, je me réveillais hyper tôt ; ouverture des yeux, quelques milli-secondes pour prendre la mesure de la situation, prise d’informations, soleil encore frais, je me sentais excité, un reste d’euphorie ; et puis l’angoisse, la fatigue, l’envie de pleurer. Tam-tam lancinants sous mon front, dégoût de moi-même, peur des pensées appelées à m’occuper la tête dans les heures qui allaient suivre pendant que je fixerais alternativement le plafond et mes entrailles. Que faire, bordel. J’avais plus qu’à m’asseoir par terre et pleurer. Un bon coup. Et même pas, ce n’étaient que des petites larmichettes de dépressif qui dégoulinaient mollement, pauvrement, sur cette pathétique barbe de trois jours à laquelle je me raccrochais puisque le maintien de ma marionnette était ma raison de vivre.
     Depuis quelque temps, je suis plus sage. Il y a encore quelques mois, ça arrivait que les flics me ramènent, gyrophare bleu nuit dans la nuit noire, sirène stridente. Les bandes fluorescentes défilaient de part et d’autre du véhicule, je les examinai d’un œil torve puis m’endormais à l’arrière du panier à salade.


Jeudi 5 août 1990

     J'ai rêvé de vous, Doc. Vous vous êtes fait mettre. Par moi. En scène. Je fume un gros cigare. Ou une cigarette, mais en tout cas quelque chose de plus gros que mes Gitanes habituelles. Vous êtes à côté de moi, je vous regarde, j’ai un peu peur de vous incommoder, j'allume quand même ma clope. Et je vous souffle au visage un énorme nuage de fumée. Tout en le faisant, je m'aperçois que c'est pas très poli, je regrette un peu. Je finis par vouloir vous dire tout timidement Excusez moi, mais ça ne sort pas. Je pleure, et dans le rêve je me demande c'est la fumée qui me fait pleurer ? ou la peur de la réaction de mon psy ? Un silence s'installe ; et puis y a un énorme nuage de fumée qui arrive de derrière, on se met tous les deux à tousser, surtout moi. Un nuage presque noir, je pleure. Je vous cherche, je vous hèle, j’y vois plus rien, je vous entends plus, c'est comme si je perdais pied, je suffoque franchement, et je finis par me réveiller. Tout ce rêve se passe chez les parents de Jane, à Londres. Murs blancs. Y a personne, seulement nous deux.
     Rêve fumeux, disons ; rêve où je fabrique un brouillard, comme ceux derrière lesquels se cachait la luciférienne Bernadette Roudan au Tennis club de Mailleville-sur-mer.
      
     Ça va pas, Doc. Hier, j’ai vu personne. Journée de merde. Pas une parole. Sauf à la marchande de journaux, et aux éboueurs. Les clopes. Les journaux. Les poubelles. Le trépied qui me fait tenir les jours de solitude.
     Je suis dans la solitude jusqu’au cou. Conscience professionnelle. C’est les choses que je ne dis à personne qui fécondent mes chansons.
     Je crève de solitude mais heureusement j’ai Fulbert. Mon majordome.
     Fulbert, c’est un peu mon Vendredi. J’aime sa simplicité ; son prénom ; sa moustache. Il est gentil. Je le paie pour ça. J’adore lui dire bonjour Fulbert. Super prénom, original, raffiné, suranné. Fulbert, le nom du gars qui châtra Abélard…
     Il me fait à manger. Je mange souvent seul. Sans même Nana, elle était à ma gauche, je fais parfois le geste, elle n’est plus là, du vide et du froid là où d’habitude je sentais son pelage chaud. Et je regarde parfois un journal, ou rien, ou mon assiette.

     Parfois j’en ai marre du silence et je mets un disque. Gould, ses petites nonotes tombent dans mes oreilles creuses, ça dégouline de partout, les notes tombent mollement les unes à côté des autres, comme des figues trop mûres, ça fait un bruit mat, et ça sonne et ça dissone, et derrière ses grognements j’entends les sons étincelants, Initials G. G., émouvant dans ses corps-à-corps avec son piano, et sapé comme un oignon avec son empilement de chandails sur son corps gris, et la musique glisse dans le col de ma chemise, et chacune de ses notes est entourées d’un halo de silence, le silence autour des notes de Gould c’est encore du Gould. On a la même coiffure lui et moi, j’aime son visage simiesque, ses mains poilues, et lui aussi était un homme d’habitudes, salade verte œufs brouillés, comme des Esseintes, mêmes horaires, même menu type, et les notes noires et blanches finissent par me bercer, je m’endors en pleurant et me réveille hagard, fourchette en main et musique au creux du ventre, j’ai plus faim, je mangerai un autre jour, et comme une avalanche la musique continue de descendre et je m’y emmitoufle, est-ce qu’on me retrouvera, et surtout est-ce qu’on me retrouvera vivant, ou bien tout raide et tout froid et tout bleu, un sourire extasié sur mes lèvres épaisses, souriant à la mort et à la musique, et les sons ricochent contre mes bas-reliefs et mes bronzes, le coulis de piano ensauce ma petite bicoque perdue au fond du septième, perdue comme les chaumières en pain d’épice dans les grandes forêts où il était une fois…, mais pas loin y a la Seine, la scène, la gloire, l’accomplissement et la souffrance, juste là, derrière la porte, à un zigzag de chez moi, et si j’oublie que ma vie a un sens et ma souffrance aussi je n’ai qu’à aller sur le trottoir, m’y baigner, un bain anesthésiant, de foule, un baume. Et puis le disque s’arrête, sortie des aérofreins, atterrissage, en douceur, retour à la vie, nous sommes en mille neuf cent quatre-vingt dix, il est dix huit heures trente, la température au sol est de dix huit, ou trente neuf, ou quatorze degrés, peu importe, peu importe puisque chez moi elle est toujours la même, au degré près, chaude, chaleur enveloppante chez Gainsbourg, pour vivre la chair à vif il faut une bonne chaudière sinon ça grelotte comme une chair de poulette, et les dernières notes se sont tues, tournerai-je le vinyle comme une crêpe à la Chandeleur, non je ne le retourne pas, j’ai mon compte, Nana où es tu, Jane, approche ta tempe gauche de ma lèvre sèche que je te morde et te marque comme les fermiers marquaient les vaches limousines dont je rêvais de flatter la croupe les jeudis après-midi à Saint-Léonard, Jane.

     Ne me reste plus qu’à m’enfoncer dans la nuit noire, demain Fulbert revient, je mettrai mon réveil tôt, pour lui parler, bonjour Fulbert, comment allez-vous, vouvoiement de rigueur, mon côté vieille France, tradi, old school, je ne tutoie que les inconnus, et les amoureuses, et mes enfants, et mes amis si j’en avais mais j’en ai pas, si, j’en ai un, peut-être deux, Dutronc, il ne dit rien ça me convient, il picole avec application, on est synchrones.

         Fulbert vient en général le matin, du lundi au vendredi. Sinon, y a le téléphone, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; incarnation de la possibilité du partage ; présence putative. Il m’occupe : j’en soulève régulièrement le combiné, entre le pouce et l’index, pour vérifier qu’il est bien raccroché. 
Ce gros objet bizarre est un drôle de compagnon, cruel et impassible, parfois, chaud et généreux d’autres fois, genre cordon ombilical entre moi et le monde. Quand il sonne et que je suis en pleine rumination, ça fait frissonner mon dos de l’échine au coccyx. Quand il stridule dans la suie de la nuit et que je suis au trente-sixième, il fait couler sur mon cœur rassasié de solitude un miel bienfaisant, je le regarde un moment, j’écoute le son profus s’échapper dans les ténèbres, puis je décroche et prends une voix posée, et là comme un calmant à effet immédiat une voix me parle, me dit bonjour, et le charme dure peu, au bout de quelques secondes de nouveau une morsure au cœur, l’ennui. Mais je m’accroche à ça, et c’est parti pour des longues conversations, avec Lise, avec Françoise, avec des mères de fans.
     Je ne me présente pas toujours au téléphone. Je préfère que les gens me devinent. J’aime quand ils me démasquent. Désormais on ne présente plus Gainsbourg ; et Gainsbourg ne se présente plus.
     À plus forte raison quand il téléphone à Lise. Que lui dire ? Allo c’est Serge, bof. Allo c’est Gainsbourg, bof. Allo c’est Lulu... bizarre. Et ça sonnerait comme un aveu de défaite, un repli en rase campagne. Non, je lui dis ‘c’est moi, viens tout de suite’, et elle vient. C’est ça le deal, hein, c’est ça l’accord qu’on a passé ensemble. Et souvent on fait l’amour. Elle des fois au téléphone elle dit ‘c’est Lulu ?’. J’aime ça. Elle me rend quelque chose, ces sonorités que je croyais ne plus aimer, et qui caressent mon cœur et mes plaies. Lise Lévitzky. On s’est croisés, elle et moi. Elle l’aristo déchue. Moi le roturier dandy, qui voulais devenir un genre d’aristo des arts. Quand j’avais enfin eu le courage de lui parler de mes projets, qui avaient d’abord été des fantasmes, des rêves, quand je lui disais ‘je vais être Rodin’, je lui disais ‘tu te sens prête à servir des petits fours aux célébrités qu’il faudra accueillir pour des pince-fesses’, ‘tu sauras faire’, elle se marrait. ‘C’est moi qui t’ai appris à ne pas boire le rince-doigts’ disait-elle. Tous les aristos disent ça. C’est leur blague. Aujourd’hui, elle passe sa retraite dans une longère bretonne. Je lui donne de l’argent de temps en temps. Je ne sais pas qui a le plus échoué. Elle s’est un peu abolie comme aristocrate, moi comme homme.

     À cette époque j’allais régulièrement voir ma mère, ça me changeait les idées, ses yeux perçaient sous ses paupières épaisses, et le feu de ses prunelles brûlait toujours fort quand elle regardait son p’tit Lulu, c’était comme un bain tiède, comme les bains qu’elle me faisait prendre petit dans les baquets en ferraille où Lulu et Lili étaient plongés, parfois simultanément parfois l’un après l’autre, d’abord Liliane en général, je sais pas pourquoi, parce qu’elle la fille et moi le gars peut-être, et on jouait, on pleurait parfois, c’était pas encore la vie qui nous piquait les yeux c’était le savon, et les pleurs et les rires jaillissaient de ce baquet où maman nous frottait énergiquement, nous ses enfants, deux au lieu de zéro, ses deux enfants dont elle avait voulu se débarrasser, mes chéris disait-elle en roulant le r, avec sa voix douce et un peu rauque, mes chéris on se dépêche, et c’est elle que je retrouvais quand j’allais la voir, je passais à l’improviste, de temps en temps avec des copains du show-biz, Mastroianni, ‘oh ! j’ai vu tous vos films !’, elle était toute fière, ‘c’est bien mon fils’, une vraie mère juive, ‘tu as réussi mon fils’, pognon et compagnie. J’aimais ma mère.
    

Jeudi 12 août 1990

     Les années quatre-vingt. Je commençais à songer à mon album suivant. Quel son, quel beat ? Sur la crête de quelle vague allais-je surfer ? Philippe a prospecté, m’a fait écouter quelques musiciens ; j’ai opté pour un funk américain. Côte Est.
         Le gars pressenti pour produire l’album s’appelait Billy Rush, New Jersey. Philippe et moi avons pris l’avion. Rush, cheveux frisottants et long nez pointu, nous attendait à l’aéroport. Comme d’habitude il a fallu expliquer que non non ce n’était pas Lerichomme l’artiste et moi le producteur mais l’inverse. Rush nous a embarqués dans un pick-up. On a roulé un moment sur de majestueuses deux fois quatre-voies ; nous glissions en silence à l’ombre des érables rouges. Et puis les routes ont rétréci, la voiture a ralenti, s’est arrêtée devant une barrière, nous étions chez Billy. Pleine campagne.
         J’avais les jambes un peu tremblantes en sortant du pick-up : le trac. Quelle impression un quinquagénaire à lourdes valises allait-il faire à un jeune Amerloque dans le vent ?
         Il avait un grand studio au sous-sol ; sa femme au rez-de-chaussée nous faisait à manger. On s’est jaugés, il m’a fait écouter des enregistrements ; je lui ai montré quelques motifs, quelques harmonies. Au bout d’une demi-journée, inquiétude en chute libre, excitation en hausse. Cet album allait exister, mon cœur battait à se rompre ; j’aimais encore ça.
     Dès le trajet du retour les premiers titres ont afflué comme du sang à la surface de ma boîte crânienne, Gainsbourg-le-scribe a pieusement recueilli et transcrit les idées ovniaques qui tambourinaient en lui - je veux sortir ! - : Love on the Beat, Harley David Son Of A Bitch, No Comment, Kiss Me Hardy, I’m the Boy, Lemon Incest, sont venus d’abord, fruits mûrs de mes obsessions du moment : le sexe, et la langue d’Hemingway. What the fuck is this songeraient peut-être les choristes chantant ‘Hoo hoo hoo, No comment, No comment’ et autres inénarrables refrains. Tant mieux, tant mieux.
     Six titres, c’était pas assez. J’ai eu une panne, encore ; j’en ai tiré ‘Hmm Hmm Hmm’ (What the fuck !), sur les affreux d’la création. Et puis Sorry Angel, chanson de rupture, une de plus.
     Je suis retourné dans le New Jersey quelques semaines plus tard, avec Philippe bien sûr, pour enregistrer les musiques. Ça se passait beaucoup avec des machines, des synthétiseurs. J’étais parfois un peu perdu dans la forêt de boutons blancs et gris sur la table de mixage. Mais je les avais mes secrétaires, ceux que je n’avais jamais eus en peinture, ils étaient là, en chair, en os, et m’obéissaient. Mes complices ; ma pâte à modeler.
     Ça a fonctionné, j’étais très content de ces synthés qui s’insinuent partout, de ces basses épaisses et toniques qui grondent sous les guitares, de ces percussions qui dodelinent nonchalamment derrière les voix et les claviers.
Pour accompagner la sortie de l’album il fallait faire des clips. J’avais déjà dirigé deux longs-métrages, mon label ne m’a pas fait chier quand j’ai dit que je voulais réaliser celui de Lemon Incest. Je voulais un grand, un énorme pieu luciférien, craquant au milieu des flammes. Je le voulais carré comme chez moi ; comme chez Dali ; il est rectangle, petit problème d’intendance, j’étais furax. Charlotte et moi on s’est mis dessus ; grand lit, fumée opaque, plus épaisse encore que celle des cigares de Bernadette Roudan. Et ma petite fille, blanche et délicate, diaphane et pantelante.
     Le disque est sorti en octobre 1984, sous une pochette chiadée, photo de William Klein. Ce photographe à nom de peintre m’a immortalisé en femme, clin d’œil à Lucky Sarcell qui trente ans avant m’avait lancé sur scène, boucle bouclée. L’album s’est très bien vendu, succès immédiat. Une tournée a été organisée quelques mois plus tard, au Casino de Paris puis en province ; Billy Rush et sa bande sont donc venus en France, j’étais content de les voir débarquer. Grâce à eux, comme au Raphaël, comme dans mon dortoir à Frileuse, comme sur mon lit de camp dans le salon, j’allais être entouré. Et comme des coussins moelleux, le public allait amortir ma chute dans l’ennui et la normalité – je sentais depuis quelque temps ma cervelle se durcir et mes sens s’émousser.
     C’était ma première tournée depuis celle de 1980. Sur scène c’était très émouvant. Les salles étaient étoilées de la lumière des briquets ; mes musiciens avaient l’uniforme : blue-jeans, chemise en jean, chaussures blanches. Et puis dans le public aussi certains portaient la panoplie. Dans ces grandes salles bleuies par les spots c’était comme si chaque soir je refaisais le monde à mon image.

         Et puis ma mère est morte. Fermez le ban. La totale. Elle est morte fière de son p’tit Lulu. Morte aussi sans avoir connu Lulu junior, le petit gamin que Bambou m’a fait quelques mois plus tard. Un p’tit gars un peu juif un peu niakoué, un beau mélange, un bel oiseau, encagé encore, un jour il s’envolera et alors le protègeront ses cheveux noirs et luisants comme le réglisse.

     Un jour Bambou me dit Serge, viens voir. Mmh ? Quoi donc ? Viens je te dis. Je descends l’escalier, elle était en train de mettre une cassette vidéo dans le magnétoscope. C’était moi, l’émission de la veille ; je n’en avais qu’un souvenir très brumeux, un plateau télé, très court ; c’était pas glorieux ; et ça m’a fait chier, et j’ai senti un bourdonnement entre mes deux oreilles - de ceux qui précèdent les grandes décisions. J’avais honte, il fallait que ça change, que je livre un combat contre moi-même, sans témoin, et sans béquille. J’ai acheté à Bambou une maison dans le XIIIe arrondissement, elle y serait bien, et moi je pourrais me consacrer à la lutte, non contre le ridicule, peut me chaut, mais contre le masochisme et la déprime. Bambou est sortie ; j’ai refermé sur moi la porte de ma maison.
     J’avais fait le malin depuis des décennies en maniant tous les clichés - qui d’ailleurs n’en étaient pas encore à cette époque -, tous les lieux communs sur Jekyll et Hyde, Frankenstein, et caetera ; à trop avoir regardé l’obstacle j’avais foncé dedans ; à trop avoir eu peur de la dégénérescence j’y avais lentement préparé mon âme et mon corps.
     Bambou venait souvent me voir, j’avais une boule dans la gorge avant qu’elle arrive, j’avais envie d’elle jusqu’au cou, au-dessus c’était plus ambigu, j’étais parfois tout près de la rappeler pour lui dire de ne pas venir, mais non, de l’avant, de l’avant ; et elle sonnait et c’est du soulagement que j’éprouvais, la voilà, sauvé. Selon nos humeurs respectives elle me prenait comme un enfant et me câlinait entre ses deux seins fluets, ou se blottissait contre mon torse glabre en y jetant quelques larmes.
     Elle ne venait pas seule, il y avait Lulu, avec qui je jouais à des jeux débiles, pipi caca dodo, et oubliais la merde où je macérais et la vanité de la vie.
     Le reste du temps j’étais implacablement seul dans cette maisonnette que j’avais achetée pour qu’elle y abritât l’Amour avec la plus belle femme du monde, et la femme était partie avant l’inauguration des lieux, et j’y mourrais, dans cette maison, seul au milieu de mes beaux objets - spectres, fantômes et statuettes. L’argent, fiable instrument, salutaire prothèse, facilitait tout ça, un petit coup de téléphone à ma compagnie de taxi et Bambou pouvait venir vite. Je ne suis jamais allé dans sa maison du XIIIe.
         J’ai repris ma vie solitaire et liquescente, et ma fuite en avant ; j’ai tourné Charlotte for ever ; le film est sorti en même temps que le disque de la BO, bourré de guitares pointues et de saxophones crémeux.
Et puis il était temps de sortir un Gainsbourg. Avec la bande de Rush, de nouveau. You’re Under Arrest. Guitares anguleuses, synthé orgelets, batterie éléphantesque, basses rondes et feutrées, percussions insinuantes. Album où la mort est toujours plus présente ; depuis le titre -  j’étais pas tout à fait condamné, mais ma santé ça se dégradait sérieusement - jusqu’à Gloomy Sunday - je crèverai un sunday, jour de soleil et de lumière. Et la drogue. Et le sexe : Five easy pisseuses ; comme les cinq sens ; comme les Jeunes filles en fleurs ; comme les prostituées qui quarante ans auparavant avaient vu se diriger vers elles un jeune puceau aux oreilles décollées.
Album un peu pornographique ont dit certains. Evidemment, je ne pensais qu’à ça, j’étais quasi impuissant.
 Le sexe, c’est sérieux. Trop sérieux pour être laissé aux pornocrates. Quand j’étais adolescent j’avais pris quelques notes en vue d’un livre sur la masturbation, la montée du plaisir, le moment où le liquide beige jaillit ; le rose zinc, le serpent katangais, le bambou dans sa brousse… Le sexe, le meilleur contrepoison à la vie, l’antidote idéal, qui me calme et me console et m’apaise, comment faire sans…
     Impuissance à bander, impuissance à créer… Mes derniers textes me font penser à une érection que je n’arriverais pas à tenir. Je veux une rime, et j’arrive pas à retenir le deuxième mot jusqu’à la fin du vers suivant. ‘Le Nazaréen n’avait rien d’un Aryen’, ‘Délétère come l’éther’, ‘Un chat abyssin et ses seins’… Jusqu’au bout j’aurai écrit comme j’aurai fait l’amour.

On a refait une tournée. Sept concerts à Paris, et quelques concerts ailleurs, jusqu’au Japon. Ça me changeait les idées. Ma mère : morte, mon père : mort, Nana : morte, Jane : partie, quant à moi… Mais faut bien vivre, alors autant le faire sur scène, entouré de quelque chose qui ressemblait parfois à de l’affection. Celle du public, celle de mes musiciens, ces Américains devenus mes compagnons, qui me laissaient gagner aux échecs, riaient à mes blagues, m’accompagnaient pour boire du gin, et à qui je souhaitais leurs anniversaires et faisais des cadeaux ; figurants dans le film The Rise and Fall of Serge Gainsbourg que vingt-quatre heures par jour je continuais de projeter à la face du monde, et en moi ; cinéma permanent.
     Enfin pas vingt-quatre heures par jour. Y a des moments qu’il faut couper au montage. Les crises de delirium tremens : atroce. Je m’étais cru malin vingt ans plus tôt en chantant Intoxicated Man, avec mes éléphants roses, mes araignées, mes chauves-souris au plafond ; lors  de mes cures, je les ai vus au pied de mon lit, je les ai vus monter sur mes draps. Angoisses majuscules, suées, tremblements.
     J’ai été hospitalisé il y a un an et quelques. Malgré la morphine et le reste j’ai souffert dans mon lit blanc. Et puis j’ai flippé : une opération du foie, étant donné mon état… j’ai eu peur de mourir ; peur aussi du retour au quotidien de ma maison basse, noire, close et figée.
     Je suis sorti de l’hôpital en avril, en plein printemps, tout bourgeonnait ; moi je vacillais. Que faire ? Continuer.
     J’ai rapidement écrit un album pour Bambou, enregistré avec Rush and Co. Puis tourné Stan the Flasher, dont j’avais écrit le scénario à l’hôpital, de la pointe humide de mon fidèle stylographe. Scénario rudimentaire, si on veut. L’histoire d’un vieux qui veut se taper une gamine. C’est chiant les scénarios. J’aime pas expliquer. On a rallongé comme on a pu. Tournage à Paris, dans une bonne ambiance, comme toujours, puis accueil mitigé, décidément pour mes films ça avait du mal à rigoler. Peut-être ai-je commencé à filmer trop tard, à un âge où ma potentia impressandi était déjà affaiblie ; où mon aptitude à chercher les voies et les techniques pour exprimer mes sensations était émoussée.

     Je régresse, Doc. Quand je plonge dans ma cervelle, au lieu de m'enfoncer comme dans du beurre dans des galeries féériques, je tombe sur de la pierre dure, je constate qu’il y a des éboulis à des endroits où je ne suis pas passé depuis un moment. Le monde que j'ai en moi rapetisse et durcit. La carrière d’où j’extraie mes créations est devenue trop grande pour moi. Des mauvaises herbes poussent un peu partout. La pierre était délicate comme de la craie, elle est maintenant dure comme le granit.
     Ça me fait mal au bide. On ne m'a pas appris à être bien autrement qu'en créant.
         Alors je puise dans mes réserves. Mais elles s’épuisent vite ; l'inspiration ne se stocke guère plus que l'électricité.
     Du coup je fais ce que je peux. Baby Alone in Babylone… Litanie en Lituanie, Malaise en Malaisie... Que faire de toutes ces merdes ? Des chansons. Créer ou crever.

     Cet hiver j’ai écrit un album pour Jane, Amours des feintes, énième remuement de canif dans la plaie. Pour la pochette, j’ai eu l’audace de dessiner le visage de Jane, mon premier dessin depuis… J’ai pris un crayon de fusain d’une main tremblante ; les gens allaient connaître mon style pictural, Gainsbourg allait laisser à la postérité une trace de son savoir-faire de dessinateur. J’ai commencé à dessiner, j’ai d’abord rien senti, puis dans mes tripes une chaleur froide comme un soleil d’hiver.
         Et puis un album pour Vanessa Paradis. Paradis, avec ses dents du bonheur et son regard ardent. C’est Renaud qui devait l’écrire ; je l’ai supplié de me laisser la place ; il a d’abord refusé, et alors j’ai tout fait, j’ai pleuré, j’ai crié, merde laisse-le moi, je crève tout seul chez moi, je veux du boulot, les sunlights, la lumière. Il a cédé.

     Et là ils me refusent mes premiers textes, j’étais un petit garçon qui se fait gronder, tu referas ce devoir à la maison Lucien. J’en ai chialé. Le charme n’agissait plus.
     À ce moment-là j'avais complètement arrêté de boire, ordre des médecins. Et j’ai craqué. Pas de ça mon gars : pas la dégradation, l’humiliation de se faire refuser des textes. Comme un somnambule, je me suis procuré du whisky, et au bout de quelques jours, comme si un sang frais m’avait été injecté, j’ai trouvé quelques idées, quelques fragments de mots, quelques lambeaux de tissu dont, en les rapiéçant, j’ai fait un manteau pour damoiselle Paradis, ok ça on prend m’ont-ils dit.

         J’ai fait un rêve débile avec Paradis. J’étais dans une chambre, un peu du genre de celle que j’habitais à la Cité internationale des arts à la fin des années soixante. Avec des gamins, des gamines. On parle, et tout d’un coup tout le monde s’en va. Le temps que je regroupe deux ou trois affaires, ils sont partis avant moi, je dévale les escaliers, je finis par les rattraper, dans la lumière rasante de fin d’après-midi… comme un gamin en retard, je leur cours derrière… mais eux qui sont des gamins, et je m’approche, et je les reconnais. France Gall ; Françoise Hardy ; Valérie Lagrange ; Vanessa Paradis… des nanas qui ont interprété mes chansons. Et j’ai un sac, dans lequel entre un rayon de soleil. Et là, zoom sur l’entrebâillement du sac : des rouleaux de papier toilette, roses. Un beau rose qui filtre à travers la fermeture éclair. Ça me fait un flash. Et merde.
                  Rêve glauque en somme. Mes rêves d’avant avaient plus de gueule : des rêves miraculeux, où je jouais avec Chopin, où je causais avec Rodin…
Jeudi 19 août 1990

     Hier, comme d'habitude, je me suis levé tard, ai regardé le jour avancer, et suis sorti. Mes journées sont toujours pareilles. J’aime la continuité, j’ai atteint depuis longtemps l’âge où les habitudes sont de précieuses béquilles. L’espace autour de moi est ordonné, le temps doit l’être aussi.
     J’ai bu un peu de bière en fin d’après-midi, et j’ai pris l’air cinq minutes. L’heure où les lions vont boire est celle où Gainsbourg s’ébroue, sort les poubelles, fait crisser sous ses Repetto les graviers de son jardin, se compose un cocktail, avant de manger puis sortir, ou de sortir puis manger.
     Hier Fulbert m’avait préparé un carré d’agneaux aux endives, je suis un petit vieux, on me prépare mes petits plats, comme en maison de retraite, et au dernier moment le riz subtil et parfumé qui fumait stupidement dans une assiette en porcelaine de Limoges m’a foutu la nausée, je suis sorti, presque en courant, en titubant, l’air frais m’a ranimé je me suis traîné jusqu’au bistrot du coin de la rue de Lille, je l’ai inspecté de l’extérieur, y avait tous les connards habituels, des potes à moi, je suis entré, c’était parti, un verre, d’autres.
     Et puis restau, tout seul. J’ai régalé les tables à côté, j’ai lâché un fric fou, j’arrête pas, pourliches aux serveurs, aux taxis, billets aux clochards, cadeaux aux flics du quartier, une peluche à un bâton la semaine dernière, grand luxe, un lion ridicule, pelu, puissant comme Samson avec son visage encadré d’une crinière orange presque fluorescente, sourire niais, gencives roses et pelage jaune sable, un bâton bordel, cadeau, cadeau de Gainsbourg, pour mes copains les flics, ils ont des goûts de chiottes mais c’est mes potes. Les gens me croient généreux ; je ne sais pas faire autrement que les acheter.
     Je suis parfois pris de vertige devant ma solitude, ma haine, mon envie des autres qui eux partagent, mon envie de les manipuler comme de la glaise, de les tordre comme un fil de fer, de les éteindre ou les allumer, à volonté, comme une bougie. Bad. Mauvais.

         Semaine exécrable. Mes titubations nocturnes et diurnes, mes spécieuses errances, m’assomment. Je suis crevé. J’ai eu quelques visites de Bambou et Lulu, de Charlotte. Je sors pour les rendez-vous professionnels. Et puis les visites de mes médecins, la santé ça prend du temps.

     Je commence chaque journée avec un parachute sur le dos. Tant que ça va, pas besoin de le déplier, et c’est tellement plus grisant de sauter sans frein, de fendre l’air à toute vitesse. Jusqu’à ce que ça n’aille plus, et alors je suis même plus en état d’actionner le dispositif d’ouverture du parachute ; et c’est trop tard, je suis tout près du sol. Et je suis au fond du trou, je sens un nœud épais et coulant dans ma gorge, pas moyen de parler dans ces conditions, j’ai peur de pleurer au téléphone, et je veux pas de témoins, circulez, circulez.
     Je préfère souffrir discrètement. J’intrigue pendant des jours pour sourire à la une des gazettes, c’est pas pour avouer à la Terre entière que je suis au fond du trou quand je suis au fond du trou.
     Et quand vraiment j’en peux plus, j’ai mes soupapes. L’alcool. Le commissariat du quartier. Je me compose une tronche potable. Je sèche mes larmes si j’ai pleuré. Et je vais les voir. Pas besoin de rendez-vous. Ou les barmen du Raphaël. Ou le collègue du moment.
     Vivement la prochaine tournée. Quitte à être Gainsbourg, autant l’être en public. Ils seront tous là, les gamins, les gamines, qui me laissent croire que je n’aurai pas vécu en vain. Ils allumeront leur briquet sur La javanaise, ça fera un ciel étoilé à mes pieds, un ciel stable sur lequel appuyer mes vieilles guibolles flageolantes.
     Je suis mieux sur scène qu’ailleurs. Ceci dit sur scène non plus je ne m’abandonne pas. Abandonner, je ne connais que sous sa forme non pronominale. J’abandonne les gens, rarement ; les gens m’abandonnent, parfois ; je ne m’abandonne guère.
    
     La nuit, de temps en temps, je me fais ouvrir le Louvre. Luxe extraordinaire. Passe-droit, que j’ai obtenu. Je téléphone à la direction du musée, ils se débrouillent pour qu’on m’ouvre les salles. Dans un silence feutré je fais glisser mes chaussures blanches sur le carrelage. Je cherche ce que adolescent j’y trouvais, je vais de salle en salle, de Miro en Kandinsky, ces enfoirés qui ont réussi là où j’ai échoué, qui ont éclairé le siècle avec leurs formes oblongues et colorées et leurs traits fins et harmonieux… Je promène mon regard sur leurs peintures, j’essaye de leur arracher leur secret, de mettre à nu leur élégance et leur force, et je sens en moi un drôle de mélange, repos et frustration, en constatant leur génie et mon impuissance.
     Quand le gardien est dans la pièce d’à côté j’effleure parfois de l’index la pâte d’un Delacroix, d’un Rembrandt ; des fois que le génie, comme la gale, puisse par capillarité se glisser sous ma peau grise et diriger mon bras le jour où, le jour où je reprendrai mon chevalet.
     Quand j’ai ma dose de ces shoots doux-amers j’appelle le gardien de nuit ; et, mélancolique, accablé par le génie des génies et par la beauté de leurs peintures, je rentre.

     Bientôt même le musée je pourrai plus. Je vois flou, j’y vois de moins en moins, c’est la catastrophe. J’ai des espèces de halos noirs dans mon champ de vision, comme des oeillères intra-oculaires. Rétinopathie diabétique. Je suis un futur aveugle.
     J’y vois plus rien ; et je ne bande quasi plus. Le sexe, qui m’a fidèlement consolé... terminé, ou presque. Le sexe, les yeux… tout fout le camp. Même mes guibolles. C’est maintenant que je la perds que je m’aperçois à quel point j’aimais ma démarche onduleuse et légère.
Hier j’ai encore pleuré une partie de la journée. Des larmes mesquines, obsédantes et piquantes, même pas des sanglots. Je me suis levé vers midi comme d’habitude. J’ai passé une partie de ma journée à espérer que quelqu’un téléphonerait, et la fin de ma journée à me demander comment faire pour que le lendemain quelqu’un me téléphone.
     De temps en temps j’écoute de la musique. J’aime écouter la musique très fort. To be played at maximum volume. Titan. Pour ça il faut du bon matôsse, et j’ai du bon matôsse. Une belle chaîne d’un noir fuselé et luisant. Haute-fidélité. J’ai aussi depuis peu un walk-man, faut vivre avec son temps, vive la high-tech. Top qualité lui aussi. C’est Constance qui me l’a choisi. J'aime une Constance. Constance a des cheveux jaunes, des dents ivoire, des nattes certains jours, une frange, une bonne dose d'enthousiasme juvénile qui se dresse fièrement sur son tempérament inquiet.
     Je lui fais prendre l’air de temps en temps, à mon walk-man, je le sors, quand je vais au kiosque à journaux ou au bureau de tabac. Play : et tout d’un coup la musique de Schubert se pose sur l’asphalte de la rue de Verneuil, tout change, c’est un paysage de fin du monde, Klavier Spätsonaten au milieu des gravats, sifflements d’avions bombardiers sur macadam parisien, et j’arrive au kiosque, j’enlève mon casque de mes oreilles givrées, et tout d’un coup le silence, et le bruit ; adieu Schubert, à tout à l’heure ; je veux tout dis-je à la kiosquière, je veux tout, on parle parfois de moi dans L’Equipe ; la kiosquière, charmante et filasse, nez tout droit et front menu raturé de quelques rides franches et accortes. Et je repars, mon walk-man sur l’épaule, toujours, bien en équilibre, entre maxillaires et épaules, comme un punk qui promènerait son rat.
         Schubert, ou autre. Hier c’était du Monk, à fond dans mes oreilles de chimpanzé. Ah ! Thelonious – si j’avais eu un prénom pareil j’aurais pas eu besoin d’en changer, Thelonious, qui me balance ses notes musquées et ses accords mats, un peu éteints, vas-y Thelonious continue, et la kiosquière à mon sourire radieux devine que ce que j’écoute, c’est de la bonne, et comme elle m’aime bien et qu’elle est pas chiante elle me laisse à mon trip, et je rentre, lentement, boule à la gorge que vais-je faire ?
         Monk, génie ultime, à chapeaux classieux et gros bedon. Monk, toutes ses compo en mi bémol, la bémol, ce grand gros Black aimait les touches noires, les matraquer de ses doigts immenses et musculeux, ces espèces de battoirs palmés qui tombaient sur le clavier comme une pluie d’orage sur les blés. Moi aussi je fais dans les touches noires, les mi bémol et les la bémol, et puis ça fait sophistiqué – ou alors do, fa, sol, direct. Thelonious, un sportif, il marchait beaucoup, pas comme moi, il disparaissait quelques jours, et alors là, sa femme s’inquiétait, Nellie, elle craignait le pire, et le pire est arrivé, Thelonious est mort, et il faut vivre sans lui. Adieu Thelonious, tu as marqué le vingtième siècle au fer de ton jeu incandescent, tu n’as pas souffert en vain, je t’aime, et à fond, mes voisins le savent, les flics du quartier le savent, ils sont affranchis comme les lettres d’amour que tu envoyais à Nellie pour lui dire Merci Nellie d’exister, merci d’être à mon métier de pianiste ce que les porte-avions sont aux avions, je t’aime Nellie, nos enfants sont encore plus beaux que les enfants que, quand nous nous sommes rencontrés, quand j’ai vu pour la première fois ton corsage rond et tes prunelles de braise, j’avais rêvé d’avoir avec toi.

         Doc, je ne vais pas pouvoir venir pendant quelques temps. Je vais me mettre au vert. Dans un bled qui s’appelle Vézelay, dans l’Yonne. Un hôtel classieux qu’on m’a conseillé. ‘L’Espérance’. Comme l’île de Crusoé.
         Il m’aura fait fantasmer toute ma vie, celui-là. Mon prochain film sera j’espère une adaptation de Defoe, où le sauvage initiera le civilisé, où le Noir initiera le Blanc, où l’indigène enseignera au colon les us et coutumes à suivre. Mieux que dans Tournier. Christophe Lambert, dans le rôle de Robinson, échoué à plat ventre sur le sable, en treillis, des vaguelettes lui léchant les chevilles… pas mal comme premier plan. Et le bruissement du vent dans les feuilles des palmiers… Robinson au vingtième siècle.


Jeudi 5 octobre 1990

         Bon eh ben me voici de nouveau à Paris. J’ai des choses à faire, télé, interviews, il faut pas que je me fasse oublier, et puis j’ai des choses à vendre, l’album de Jane, et mon film, et mon œuvre… Ça sent un peu le sapin : y en a, à la manière dont ils me demandent une interview, on dirait que je suis mort.     
     J’ai eu les flics hier soir. Mes voisins ils devaient être contents que je soie à Vézelay, hier ils ont souffert. Ils ont pas de chance : de la musique j’en écoute beaucoup plus que quand j’étais petit. Je sais pas si ça me fait du bien d’ailleurs. Le manque stimule l’imagination ; et peut-être serais-je moins bon musicien si j’avais été bon pianiste, et que, de même que le manque d’aptitudes naturelles de l’homo anthropopitecus l’a obligé à devenir sapiens, le manque de technique instrumentale de l’homo ginsburgus l’a contraint pour s’exprimer à devenir Gainsbourg.
         Hier ça a été le scénario habituel. C’est toujours la même chose de toute façon, les flics qui viennent, moi qui leur paie un coup, qui leur mets éventuellement un petit disque. Un petit disque et puis vous dégagez ; à chaque fois j’ai envie qu’ils se tirent, qu’ils me laissent à mes songeries, mais j’ai besoin d’eux pour ne pas pleurer, mes flics mon doudou, tout seul je ne me tiens pas, je m’écroule en moi et ça fait un éboulis, un tas de gravats d’où se dégage une fumée qui m’envahit de l’intérieur.
         À part ça depuis mon retour j’ai traîné chez moi. Pour l’intendance, j’ai mes auxiliaires. Fulbert, Bambou, Constance, Aude. Je leur fais des listes. Stylo altier, belle feuille blanche, et c’est parti : poisson chez Machin, viande et fruits chez Bidule ; un peu de vin, un peu de bière ; cigarettes. 
     Et moi pendant ce temps je m’enferme à l’étage dans la salle aux poupées, mon espèce de bureau décoré de poupées, russes, gonflables, en bois, en verre, roses, fushia, violettes, marron. Et là je regarde mes livres. Je les bichonne. Je souffre de bibliophilie ; maladie un peu dispendieuse, mais sympathique. Ça m’arrive encore de temps en temps de me balader dans mes volumes. Je caresse les mots du regard et le cuir relié de mes doigts bagués, je lis sans les voir les phrases et les vers aimés, me laisse bercer par leur rythme tandis que la vie s’écoule derrière le velux Securit.
Mes rares sorties sont pour le travail. L’autre jour j’avais une émission. Chez Foucault. J’ai chanté, j’ai parlé, j’ai pleuré, j’ai juré, j’ai ricané, j’ai raconté des histoires drôles, j’ai complimenté tout ce qui passait. Professionnel, comme d’habitude.
     Mais à part ça… Je vais retourner à Vézelay. Quitte à ne pas sortir, autant être là-bas. Je m’y lève un peu plus tôt, j’y bois un peu moins. Ça m’est même arrivé de me promener dans la campagne ; j’ai dégueulassé mon blue-jeans sur les rives boueuses de la Cure.
     Et j’y ai quelques visites, Charlotte, Bambou, Lulu.
     Et puis plein de larbins. Une colonie de loufiats, un régiment de valets, une armée de serviteurs. Ils me laissent tranquille quand je veux être tranquille, et viennent à moi quand je les sonne. Impecc’.


Jeudi 28 février 1991

     Me revoici, Doc. L’Espérance a fermé. Robinson a quitté Speranza, je répète, Robinson a quitté Speranza. Viré à coups de pieds au cul, presque, j’étais le dernier client, j’avais aucune raison de partir ; à part glander là-bas, pas grand-chose à faire. J’ai embrassé tous mes laquais, du regard, avant que de monter dans un tacot pétaradant.
     Et depuis ça va pas fort. Je suis crevé. L’appétit, c’est pas trop ça. Ça n’a d’ailleurs jamais été trop mon truc. J’ai toujours préféré le superflu au nécessaire, alors la nourriture… Y a jamais de bouffe dans mes chansons. Chez les autres, y a toujours un moment où des gens mangent, des cornichons ou du poulet, loukoums, caramels et Caransac, Savoy Truffle et Chocolate Cake. Moi, jamais. Seulement des métaphores. Mon sexe, sucettes à l’anis et papiers qui collent aux bonbons ; ce qui en sort, la purée ; ma gueule, pomme cuite ou feuilles de choux ; le seul vrai plat, c’est le steak tartare de Tata teutonne : de la viande froide…
     Bref je ne mange pas, je jette discrètement les petits plats de Fulbert, ses ortolans et son riz pilaf, ses fromages de brebis et ses salades aux cerneaux de noix, il se fait chier à me faire de la bonne bouffe, je lui fais croire que je mange. C’était bon Monsieur Gainsbourg ? Excellent Fulbert, je me suis régalé, comme d’habitude, et je vois à son regard dubitatif qu’il s’inquiète pour ma santé. Hier à dix heures du soir j’avais pas mangé de la journée, et pas faim, tellement pas envie de manger que je me suis dit tu as sans doute mangé quelque chose hier soir en rentrant, j’ai mené ma petite enquête, cherché des indices dans la cuisine, la poubelle, mais apparemment non. 
     Les face-à-face entre l’assiette et ma gueule, je les perds maintenant, j’ouvre grand ma grande gueule de vieux loup gris, Mambo Miam Miam, qui va bouffer qui, et c’est la bouffe qui me clape. Et je fatigue, et je sens mon pouvoir d’imagination et de concentration qui s’en va comme un soleil couchant.
     Donc j’accélère. Logique. Plus je régresse plus il est urgent que je produise aujourd’hui ce que je produirai moins bien demain.
     Mon prochain album, ça se précise. Soul, avec les Everly Brothers. Avec des textes en prose. Et puis après je ferai de la techno, et puis après de l’opéra. J’ai plein d’idées. Et j’ai horreur de me répéter. Pas comme ma mère, pistolet à deux coups, et je n’étais que la deuxième balle. Moi j’essaye de ne pas me répéter. Ou alors, quand je le fais, de le faire carrément. Dans mes albums je m’amuse à faire des couples, des morceaux qui marchent par deux, qui ont leur frère jumeau ; Eau et gaz à tous les étages et Pas long feu, Juif et dieu et La nostalgie camarade, Chez Max coiffeur pour hommes et L’homme à tête de chou… Je vous les fais pas tous… Ford Mustang et Initials B.B., Titicaca et Panpan cul cul, Zig zig avec toi et SS In Uruguay… Des jumeaux. Comme un écho, une réplique, une réponse, un addendum, une annexe. Eh j’ai bien le droit, moi la réplique, la  face B, le number two, le Lulu à sa Lili. C’est marqué en toutes lettres sur mon acte de naissance, avec les pleins et les déliés de l’employé de l’état-civil : ‘jumeau numéro deux’.
     Je pars bientôt enregistrer à la Nouvelle-Orléans. Je commence à avoir du matôsse : des titres, des riffs, des mélodies. Hier soir j’ai trouvé des trucs pas mal. Y avait pas le choix de toute façon : le studio est loué pour la semaine prochaine, plus que quelques jours. Donc hier, dernier appel, fallait y aller. J’avais passé ma journée à ne rien faire, téléphone coupé. Le soir, aucune transe n’était venue m’appeler au clavier. Je me suis levé de mon fauteuil de fakir, et j’y suis allé, je me suis enfoncé dans la nuit comme dans un long tunnel noir. Je suis parti de bouts de mélodie, Brahms, Chopin, Bach, j’ai distordu tout ça, j’en ai fait un petit quelque chose que j’ai enregistré sur mon fidèle petit magnétophone à cassettes. C’était un peu laborieux. La machine à retourner en enfance est de plus en plus lourde à actionner, et le voyage à faire est de plus en plus long. Par moments, comme une vieille bagnole, elle ne démarre même pas.

     Je vais mourir, mes médecins je le sens ne me disent pas tout, je n’ai pas d’appétit, je suis efflanqué comme un lévrier, j’ai les joues creuses, c’est plus de la sveltesse là c’est quoi ça, ça ressemble à rien, je suis maigre comme les clous pointus qui s’enfonceront dans le bois de mon cercueil, et moi à l’intérieur, tout mort, tout raide, même pas gêné d’avoir un plafond quelques centimètres au-dessus de ma tête.
     Je vais mourir, et les paroles de mon prochain album traitent des Origines ; celles de la civilisation qui est en train de nous engloutir, de bouffer Montaigne et Rimsky-Korsakov. Le Commencement du Nouveau Monde, l’Eden sauvage et fantasmé où débarquèrent les passagers du Mayflower ; et la fin sera chiadée ; ma statue doit être nickel, je la sculpte de mon vivant sinon des tâcherons en feront plus tard une minable, en carton-pâte, et je chiade les symboles ; je n’ai pas dit mon dernier mot, pour l’heure mon dernier mot c’est lumière, le dernier mot de You’re Under Arrest, le dernier mot jamais prononcé par Gainsbourg sur un album, de la lumière, comme Goethe, mehr Licht, la lumière à laquelle j’ai tourné le dos quand je me suis mis à vivre la nuit, à faire de la musique, et que j’ai abandonné la peinture, et que j’ai abandonné Lucien. Fiat lux, fiat Lucien, et j’ai pas dit mon dernier mot, je vis, vais continuer à créer à lire l’admiration et le dégoût dans le regard des autres.
      
     J’aime pas les fins. Ma vie, j'espère qu'elle ne se terminera pas en point d’orgue. J'espère que la frontière entre ma vie et ma mort sera diffuse comme entre la fin d’un son et le commencement du silence ; comme un fade-out. J’espère m'évanouir comme une sirène d’alarme dans un ciel d’après-midi. L’idéal serait même que la mort me prenne par surprise. J’ai longtemps eu peur d’être là quand les choses sortaient de moi. J’espère ne pas être pas là quand c’est moi qui sortirai des choses.
     J’espère même que, comme un canard qui vient de se faire couper la tête mais continue à courir, ou comme les étoiles qui bien que mortes brillent encore dans le ciel, mon œuvre me survivra un peu. J'aimerais bien qu'on parle de moi dans les écoles d’art. Sur genre et style. ‘Aujourd'hui, nous allons étudier l'oeuvre de Serge Gainsbourg, artiste français du XXe siècle’. Le prof montera à sa chaire, décortiquera mon style devant un parterre d’étudiants. Genre, style… Le beau dans le laid, plutôt que le laid dans le beau. Mieux vaut un tas de fumier harmonieux qu’une statuette disgracieuse. Le genre… J’en change à chaque album ou presque. Mais mon style est calibré, immuable. Que personne ne bouge - comme dans mon salon – comme entre mes synapses. J’ai fixé un style millimétré. J’ai figé le temps.
     Et je me suis vengé. Vengé de mes humiliations d'adolescent. Il paraît que l'adolescence est le seul âge où on apprend quelque chose ; moi à l'adolescence, j'ai appris la haine. Ça a été un de mes moteurs. Heureusement, j'y ai mis une essence subtile, et les explosions de mon quatre-temps ont toujours eu le bon goût de faire de subtils booms.
     Mon œuvre me survivra peut-être quelques années. Il faut déjà qu’elle intéresse les jeunes. J’essaye d’avoir la cote auprès d’eux. Et j’ai des infos sur ce qu'on pense de moi. J’ai mes informatrices. Allez gamine : au rapport. Et Charlotte, ou Constance, ou Aude, me fait son récit, et je jouis des ‘j’ai une copine qui aime beaucoup ton dernier album’ ou des ‘dans ma classe tout le monde t’adore’ qui tombent de leurs bouches délicates et roses.
    
     Avant je sentais le monde en moi, maintenant, comme un gant qui s’est retourné, c’est moi qui suis dans le monde. Gainsbourg partout. J’ai barbouillé le macadam, les murs, le plafond, de mes tripes sanguinolentes ; manchettes de journaux, panneaux publicitaires, bacs des disquaires ; tympans et rétines de mes contemporains ; partout y a du Gainsbourg, y a plus qu’en moi qu’il n’y en a plus.
     Je voulais la reconnaissance du grand public. Je l’ai eue. Je savais que ça indiffère aux bien portants et aux bienheureux ; j’ai découvert que ça ne console pas les mal-aimés et les écorchés vifs.
     Mais quand même, le plus dur ça aura été les années de fermentation, où les acides me remontaient dans l’œsophage sans sortir éclater à l’air libre. Quand j’ai commencé à me détest… à me délester vraiment, la sensation d’allégement, dans tout mon corps, a été un immense et progressif soulagement. Il parait qu’il y a deux tragédies dans la vie, ne pas réaliser ses rêves d’enfant, et réaliser ses rêves d’enfant, moi j’ai fait les deux. Je voulais être un grand peintre, c’est raté, et devenir riche et célèbre, c’est réussi.

     J’ai pas fait beaucoup de chemin. Des Grimm Brothers aux Simm’s Brothers. De Paris à Paris. De la Sacem à la Sacem. De la rue de la Chine à Bambou ma petite niakouée. Et musicien comme mon père.
     J'ai voulu être fidèle à mes émois d'enfant et d'adolescent. Comme un passionné de bonsaïs qui entraverait la croissance des baobabs qu'il a plantés sur son balcon, j'ai soigneusement tutoré l'adulte qui, je suppose, sommeillait en moi, j’en ai entravé le développement normal. J'ai réussi à rester enfant. Être un artiste, c’est demeurer.
     Je suis un monstre de fidélité, incapable de trahir le gamin à qui j’avais fait serment de gloire, de création, de beauté. Je suis resté fidèle à ce que je n’ai pas connu. Fidèle à la Russie. Fidèle à Béatrice. Fidèle à la peinture. Je n’ai pas su balancer par dessus bord mes rêves de gosse.
     L’enfant en moi, je l’ai entretenu, je lui ai fait des offrandes, tous les jours. J’ai passé ma vie à creuser en moi. Pioche, pelle. Et je me suis embaumé vivant. J’ai réussi. Arrêté, le temps. Entravé, l’adulte. Disponible sur commande le Lucien tendre et délicat et enfantin.

     J’ai gagné du pognon. Beaucoup. Tu es contente maman ?
     J’ai rêvé de ma mère cette nuit, elle est morte bordel mais je rêve d’elle, elle me dit viens, on va dans l’eau, une eau d’abord transparente, et puis noire, on s’y enfonce, elle sereine, moi flippé, elle me lance des regards tout doux, elle nage avec une aisance qui m’étonne, j’ai du mal à la suivre, comme quand il fallait que je coure derrière elle lorsqu’elle m’emmenait faire des courses le samedi après-midi, mais je réussis à la suivre, et elle agite ses nageoires, parce qu’elle a des nageoires, elle me regarde avec des yeux globuleux, suis-moi, suis-moi, et on s’enfonce dans les eaux noires, et c’est un requin. Elle me dit viens on va manger, et alors arrive un banc de poissons, et elle me dit regarde Liouliou, j’entends résonner les deux diphtongues qui circulent dans l’eau comme deux bulles d’air, elle ouvre grand une grande bouche, et moi mes genoux sales sous ma trop courte culotte courte, et elle mord dans le banc de poissons, je la vois au loin devant moi, Maman, ne va pas trop vite, elle se tourne vers moi, une grosse tête sereine, et à la commissure de ses lèvres, à la place du cyanure, une tache de sang frais qui rutile dans la nuit des grands fonds, zoom, zoom sur la tache, oui c’est du sang, vermillon, et indélébile, et j’ai peur je remonte à toute vitesse, adieu maman ; j’aurais dû la prévenir, je regrette, je regrette, et je sors de la mer et pousse un grand ouf de soulagement et d’angoisse, ma mère, toute seule au fond, carnassière, requin blanc à dents rouges, qui bouffe qui bouffe dans les eaux noires, pendant que son fils respire à la surface, qu’il remplit ses petits poumons de petit Juif avec l’oxygène et l’azote iodés du littoral. Adieu maman, tu croupis au fond, tu nages, tu fais peur à tout le monde, et tu dévores, et tu m’as requinisé, j’ai gagné plein de pognon ; ton regard bon et tes dents pointues, fameux mélange. 

     Ma maman. Et moi aussi j’ai des enfants. Je me suis reproduit. C’est fou quand même. Avec la gueule que j’ai. Comme si j’avais voulu inoculer ma laideur à quelqu’un d’autre. Et c’est fait ; mais elle est belle. Charlotte. Lulu, beau aussi. Miracle. Multiplication des Gainsbourgs. Et je leur ai filé mon nom improbable, élégant et sophistiqué. Je les aime : ce nom rond comme un pain chaud ; et mes enfants. Je peux crever, Doc. J’ai gagné. Je vais me survivre, comme les protozoaires, comme les chiens.

     Je passe toujours plus de temps à ne rien faire, chez moi. Je contemple mes objets. Ils m’apprennent mon succès. Ils m’apprennent que j’ai gagné. Gagné quoi ? J’ai hurlé dans le silence, et puis j’ai obtenu la lumière des sunlights et le cœur des femmes.
     Je suis seul, et je l’ai bien cherché. Ma vie n’a été qu’un match, mené seul, gagné seul peut-être.
         Je ne sais plus trop si je crée parce que je suis seul, si je suis seul parce que je crée. J’aurai passé ma vie à donner à des millions de gens des choses énormes qu’ils ne m’ont jamais demandées. Quand je vois tous ces mômes à mes pieds qui adulent un sexagénaire bizarroïde j’en chiale, de constater que je n’ai pas tout perdu, et de m’apercevoir qu’il n’y aura jamais mieux, et que j’ai toujours au cœur ce point, cette sensation que l’oxygène me manque.
     Ça existe une vie réussie ? En tout cas Liouliou a vécu. Tu as eu des bonnes notes mon Liouliou ? Liouliou, va te laver les mains. Aujourd’hui qu’il n’y a plus personne pour m’appeler Lulu, il y a les Lulu cristallins de Bambou, qui ricochent contre le jeune corps de mon fils et reviennent se ficher dans mon cœur spongiforme. On m’aime, mais qui aime-t-on ? J’ai perdu Lulu, lost boy, je le ressuscite comme je peux.
     J'ai fait un autre rêve cette nuit. C’est le matin tôt, je dors dans mon lit, et j’entends des bruits, Fulbert en bas. Je finis par descendre. Je tombe sur Fulbert, qui brandit un plumeau, un truc pour faire le ménage. Il le passe partout, il nettoie mes bibelots, mon petit singe qui joue du tambour, il le prend familièrement, sa tête entre le pouce et l’index, ma statue congolaise il la dépoussière sans cérémonie, ma clepsydre en bronze il la frotte énergiquement, moi je suis ses gestes d’un regard paniqué, j’ose rien dire mais j’ai peur qu’il les abîme ; et puis il s’approche du mur, il le barbouille avec son plumeau, mais le mur est noir et à mesure qu’il passe son plumeau dessus des couleurs apparaissent, du rouge, du jaune, dans le rêve je me dis on dirait du Miro. Les couleurs s’étendent, je trouve ça assez joli mais j’ai très peur, hé Fulbert vous êtes en train de saloper mon dying-room avec votre Miro. Et lui continue de peindre, et je regarde mieux, c’est pas dégueulasse, c’est pas laid, mais c’est un cauchemar, mon intérieur salopé, mon larbin qui barbouille mes murs.
     Et qui peint à ma place.
     Je vais faire un tableau, ultime. Le dernier ; le seul. Beethoven a fait de la musique en étant sourd : je peindrai, même miraud, même aveugle. Ma peinture sera sobre, j’ai les rythmiques en tête, les harmonies de couleurs, les formes. Ce sera très pur, vaporeux, éthéré.
     Je pars lundi. Il faut qu’on décale la prochaine séance. Ce sera bien, cet album. Dans les bacs en septembre. Je vais entendre parler de moi.
     Et au retour de La Nouvelle-Orléans, je peins. Je ne suis pas encore aveugle. Il me faudra de la lumière. De la lumière, et au boulot Lulu.









Lucien Ginsburg, dit Serge Gainsbourg, est mort le 2 mars 1991.