Campagne
J’habite ma
propre maison.
(Nietzsche)
Je
m’appelle Joe Sexandson. J’ai longtemps habité en ville. Il y avait des
trottoirs, des passants, des chiens, des véhicules, des maisons, des immeubles.
Un jour, j’ai été délogé, de mon logement, que mon propriétaire souhaitait
réintégrer. J’ai reçu une lettre, un matin, qui m’expliquait ça. Je l’ai lue,
et j’ai tout compris. Alors j’ai cherché un autre logement. Je n’ai pas trouvé.
Alors j’ai habité dans un carton. Un grand carton. Assez spacieux. Mais il y
faisait froid. Alors j’ai déménagé. J’ai habité sous une aubette. Mais c’était trop
petit. Alors j’ai déménagé, à la campagne. J’ai habité dans un fossé, entre une
ruelle et une autre ruelle, car c’était une campagne qui, tout en étant
bucolique, rurale, champêtre, comportait en son milieu deux ruelles égarées.
J’ai été chassé du fossé, par un sympathique campagnard, à grosse moustache. Il
était très affable, et même, rigolard. Nous serions peut-être devenus amis, si
j’avais pu rester. Mais il m’a chassé. Il ne m’a pas donné d’explications, je
ne lui en ai pas demandé, je suis reparti. Maintenant je préfère marcher. Les
feux de cheminée, avec pieds sur les chenets, et livre à la main, très peu pour
moi. J’aime le grand air, désormais. Je m’y suis beaucoup habitué. Il me
manquerait si je retournais dans ma maison, ou dans mon appartement, ou même
sous mon aubette. Et même peut-être dans le fossé, entre ces deux ruelles
égarées. Car je m’y sentais, malgré tout, un peu à l’étroit. Il était long. Mais
il était étroit. J’y étais calé, en un sens. Mais si je voulais me caler dans
l’autre sens, alors là c’est bien simple, je ne pouvais pas. Il n’y avait pas
la place, pour la manœuvre. J’y ai passé toutes mes nuits et toutes mes
journées dans le même sens. Je crois que ma tête était au sud de mes pieds, qui
eux regardaient vers le nord. Désormais je dors dans toutes les positions,
assis, couché, sur le ventre, sur le flanc, sur le dos. J’alterne, d’un jour
sur l’autre. Car la nuit je ne dors pas, car la nuit est propice à ma
progression, car la nuit personne ne me regarde, car la nuit personne ne me
voit. Et je suis timide. Quand on me regarde, je perds un peu mes moyens. Je
bredouille, je rougis, je titube, même, parfois. J’ai les jambes qui deviennent
cotonneuses, la vue qui se brouille. Ces sensations sont très désagréables, et
nuisent à ma progression. Or, progresser, j’y tiens. C’est ma raison d’être. Un
jour, même, ça m’a fait rire. Je me disais, Tu progresses mon garçon, et j’ai
ri, d’aise, tout seul, en regardant la campagne autour de moi, les champs
jaunes, les oiseaux noirs avec leur bec jaune, les arbres verts, les toits de
chaume. C’est un très bon souvenir.
Quand
j’ai ri d’aise, évidemment je ne les voyais pas très bien, la campagne, les
champs, les oiseaux, les arbres, et les toits, mais je les voyais quand même un
peu, car à force j’ai développé une certaine nyctalopie. Mon ophtalmologiste
est très fier de moi. Nous communiquons, parfois. Je lui donne quelques
nouvelles. C’est mon correspondant. Je suis son envoyé spécial. Il me demande
de lui raconter un peu comment c’est, là où je suis. Je m’exécute, très
volontiers. Je lui décris les champs, les oiseaux, les arbres, les toits. Il me
félicite pour la précision des descriptions. Il me parle de mon regard d’aigle.
Il me flatte. Le salaud.
Quand
on me flatte en général c’est pour obtenir quelque chose de moi, j’ai remarqué
ça. Que me veut-il, cet ophtalmologue urbain ? Il veut que je continue. Il
veut des compte-rendu. Des reportages. Quand j’étais petit, je voulais être
journaliste. J’y suis un peu parvenu, en un sens. Il y a peu d’événements,
autour de moi. Le jour, il se passe peut-être plus de choses. Mais la nuit, il
ne se passe pas grand-chose. Mais il se passe des choses intéressantes. Il y a
parfois un cri déchirant qui déchire la campagne, et qui me fait frissonner.
C’est rare, mais ça arrive. Et alors ça me remplit d’angoisse, et d’orgueil,
parce que avec mes yeux de chat je regarde les toits de chaume, je pense aux
gens qui dorment dessous, et je me dis que eux ils ne l’ont probablement pas
entendu, le cri déchirant. Que peut-être je suis le seul à l’avoir entendu. Que
je suis, en un sens, dépositaire d’un certain savoir. Que si je disparaissais
d’un coup, personne, absolument personne, ne serait au courant, de ce cri.
Quand
j’entends un cri, j’arrive de mieux en mieux à savoir d’où il vient. Et à
quelle distance il a été émis. La dernière fois, il venait de l’ouest. Il avait
parcouru environ quatre kilomètres avant d’arriver à mon oreille. Il émanait
d’un cerf. C’était donc un brame, plutôt qu’un cri. Je l’ai bien spécifié à mon
ami ophtalmologue. Il s’appelle Fred. L’ophtalmologue s’appelle Chris. J’ai dit
à Chris, Fred a bramé. Mais Chris ne connaissait pas Fred. Moi non plus je ne
connaissais pas Fred. Ce n’est que depuis, que j’ai fait sa connaissance. Car
aussitôt après avoir entendu ce brame déchirant, j’ai marché vers l’endroit
d’où il émanait. Et lorsqu’une heure plus tard j’ai aperçu une ombre dans le
clair de lune, je me suis dit que c’était peut-être lui, l’émetteur. Alors pour
en avoir le cœur net, j’ai ramassé une pierre, je me suis approché de Fred,
dont je ne savais pas à l’époque qu’il s’appelait Fred, car ce n’est que plus
tard que je l’ai baptisé Fred, et j’ai jeté la pierre sur Fred, et Fred a
poussé un cri, qui était en fait un brame, et j’ai immédiatement reconnu le son
déchirant entendu une heure auparavant.
Ainsi
ce sont parfois de véritables enquêtes que je mène. J’investigue. Pas seulement
sur les cerfs. Car Chris est gourmand. Il en veut toujours plus. Quelques jours
après avoir lu, avec délectation m’a t-il dit, mon rapport sur Fred, que
j’avais sobrement titré, Fred, il m’a réclamé d’autres nouvelles. Que je lui ai
données, bien volontiers.
Quand
j’ai mal aux pieds, je cherche une pharmacie. Une fois que je l’ai trouvée, Je
m’assois devant, sur une pierre, ou un banc, et j’attends qu’elle ouvre. Quand
elle ouvre, souvent je me suis endormi, mais souvent je me réveille avant
qu’elle ferme, et j’attends la fermeture, et quand elle est fermée, je prends
mon déchausse-pieds, je me déchausse, je prends mon passe-partout, je me
rechausse, j’entre dans la pharmacie, j’y vole un baume, ou une pommade
quelconque, je ressors, je prends mon déchausse-pieds, je me déchausse, je
m’oins les pieds avec le baume, je me rechausse, et je repars de plus belle. Il
me suffit de faire ça une fois l’an, à peu près. Mes pieds sont globalement
robustes. Ils sont fiables. Ils sont longs. Ils sont beaux. Ils sont différents
l’un de l’autre. Il y en a un qui est très long et tout plat, et l’autre qui
est plus court et beaucoup plus voûté. Il y a un lien de cause à effet, à mon
avis. Entre la longueur et la taille de la voûte. Dieu dans sa grande
équanimité avait décidé je pense d’allouer tant à mon pied gauche, et tant (la
même quantité) à mon pied droit. C’est seulement la répartition qui diffère,
d’un pied à l’autre, dans mon cas. Oui, plus j’y songe, plus je pense que la
quantité est la même des deux côtés. Je vérifierai, la prochaine fois. Si j’y
pense. Car j’aurai peut-être oublié. Car ce sera dans longtemps. Car mes
chaussures, je les enlève rarement. A chaque fois que je vais à la pharmacie. Et
une fois de temps en temps pour me ronger les ongles des orteils. Et aussi
quand j’ai besoin des affaires qu’il y a dedans, mais c’est de plus en plus
rare. Je m’arrête de moins en moins, j’ai de moins en moins besoin des quelques
objets que j’ai mis dans mes chaussures lorsque je suis parti. Je suis de plus
en plus autonome. Je suis de plus en plus un aventurier qui n’a besoin de rien,
un fonceur. Un bulldozer, un tank, que rien n’arrête, qui va son chemin, qui
avance, avance, comme un bourrin qui tire un soc, qui lui même trace un sillon,
qui lui même accueille des graines qui elles mêmes donnent naissance à du végétal.
Ainsi, tout est bien. Autour de moi l’animal et le végétal vivent en harmonie.
Côte à côte. Un peu comme quand Fred a bramé. Il y avait, autour de lui, de
beaux arbres violets dans la nuit noire, des buissons solennels et silencieux,
des herbes tendres et mélancoliques. C’était très beau. J’ai décrit cette scène
à Chris. Il m’en a su gré. Je vous en sais gré, m’a t-il fait savoir. Il sait
se montrer reconnaissant, à l’occasion.
Certains
jours je suis tellement à ma marche que j’oublie de m’arrêter quand le ciel
blanchit, et parfois même je marche encore quand le soleil monte dans le ciel
comme une montgolfière, et ce n’est que quand quelqu’un me dit bonjour que je
m’aperçois qu’il fait jour, et que je me couche. Parfois il ne se passe que
quelques secondes entre le couchage et l’endormissement. Parfois il se passe
plusieurs heures entre le couchage et l’endormissement. Ça dépend. La seule
chose qui est invariable, c’est que l’endormissement ne précède presque jamais
le couchage
Quand
j’aperçois quelqu’un je ne modifie pas mon itinéraire. Je retiens ma
respiration, pour ne pas me faire entendre. Et je compte sur la noirceur de la
nuit pour ne pas être vu. Mais parfois il y a une lune qui brille beaucoup. Et
puis peut-être la nyctalopie est-elle plus répandue qu’on ne croit. Peut-être
le noctambulisme de certains entraîne-t-il chez eux une amélioration de la
vision de nuit. Darwin ! Lamarck ! Qu’en dîtes-vous !
Chris ! Qu’en dis-tu ! Chris ne m’a pas répondu, sur ce point. Mais
je réfléchis, moi, et je me dis que les organes tendent à s’atrophier quand on
ne les utilise pas, et que donc peut-être que l’inverse est vrai aussi, et que
les organes se développent d’autant plus qu’on les sollicite. J’ai de fortes
présomptions en la matière. Il y a des indices convergents. Ma propre
nyctalopie bien sûr. Mais pas seulement. Car voyez mes pieds. Certes leur
taille n’a guère changé, et c’est tant mieux, car je tiens à ce que mes
chaussures m’aillent bien. Mais leur robustesse ! Mes pieds, quelle
robustesse ! Quelle vigueur ! Quelle souplesse aussi ! Quelle
beauté aussi d’ailleurs. Décidément je parle beaucoup de mes pieds. Je parle
trop de mes pieds. Je n’aurais pas dû parler de mes pieds.
Quant
au fait que les organes tendent à s’atrophier quand on s’en sert peu, je le
crois volontiers. Là aussi il me semble l’avoir constaté sur moi même. Car il
me semble que mon foie a rapetissé, ce qui pourrait tout à fait s’expliquer par
mon régime alimentaire à base d’herbes, orties, oseille, pissenlit, blé, avoine.
Que mon foie ait rapetissé, je le pense. Mais je ne peux pas en être sûr et
certain. Car j’ai beau me pencher sur lui, et plisser les yeux et me concentrer,
je ne le vois pas, à cause des vêtements probablement, ou de la peau, qui sont
là, bêtement, et me cachent la vue. Mais je le sens bien, à un je ne sais quoi,
que mon foie rapetisse. Quand je rentrerai en ville, je ferai des examens.
Peut-être. Pour en avoir le cœur net. Sauf si je ne rentre pas en ville. Car je
ne sais pas si je rentrerai en ville.
Parfois
je rentre dans un village. C’est déjà ça. Quand je vais à la pharmacie bien
sûr, mais parfois en d’autres occasions. Quand le village est sur mon chemin,
tout simplement. Car dans ce cas, à mon habitude, j’avance tout droit. Une nuit
que je traversais un village, l’horloge a sonné. Trois coups. J’ai sursauté. En
retombant, je me suis tordu la cheville. J’ai pesté contre cette malchance, me
disant, c’est rare que je soie dans un village, et il faut que ça tombe pile au
moment où cette stupide horloge sonne. J’ai crié, Flûte !, et un volet
s’est ouvert, et un villageois a jeté quelque chose dans ma direction. L’objet
est tombé dans un bruit mou. C’était un cahier. J’ai ouvert le cahier. Sur la
première page, j’ai lu, avec mes yeux de chat, griffonné à la hâte, avec un
crayon de papier, La prochaine fois au lieu de gueuler écris, ça fera moins de
bruit, et on pourra dormir tranquille. J’étais surpris de la démarche du
monsieur. J’ai hésité à aller lui parler. Je n’y suis pas allé. Mes jambes
étaient comme de la flanelle, ma gorge était nouée, je sentais de la
transpiration entre mes omoplates, j’avais la cheville tordue. Les conditions
n’étaient pas optimales. J’ai dit, faiblement, Merci, pour ne pas réveiller les
gens, et personne n’a rien entendu. Après quoi je suis allé vers la sortie du
village. C’était toujours tout droit. J’y suis allé en boitant, puis, quand
j’en ai eu marre de boiter, en rampant, puis, quand j’en ai eu marre de ramper,
en boitant de nouveau. Quand j’ai atteint la sortie du village, les quatre
coups de quatre heures du matin n’avaient pas encore sonné. J’ai sorti mon
déchausse-pieds de ma poche droite. J’ai déchaussé mon pied droit. Je l’ai
regardé. Il était magnifique. Avec des herbes fraîches, j’ai fabriqué un
pansement. Le contact de l’herbe contre ma cheville était très agréable. Je
prenais soin de moi. Je me disais doucement que tout allait s’arranger, que
tout irait bien. Le soleil s’est levé. Je me suis couché.
Il
n’y a pas de régularité, dans mes passages par les villages. C’est comme
l’endormissement : ça dépend. Parfois, je reste très longtemps sans voir
de village. D’autres fois, j’en vois plusieurs dans la journée. Parfois même
j’en vois plusieurs en même temps. Quand, par exemple, les deux sont alignés,
par rapport à moi. Alors je les vois tous les deux, sauf si le premier est trop
gros, ou le second trop petit, car alors le gros me cache le petit. Dans ce
genre de situation il me suffirait de faire quelques pas de côté, pour
apercevoir le petit village caché par le gros. Mais comment savoir qu’il y a un
petit village aligné derrière le gros ? Alors à tout hasard, chaque fois
que je vois un village un peu gros, je fais quelques pas de côté, pour être en
mesure, si jamais il y a un petit village derrière, de l’apercevoir aussi. Ces
manœuvres ne me font pas perdre trop de temps.
Les
êtres humains c’est un peu comme les villages. Certains jours je n’en vois pas,
certains jours j’en vois plusieurs. L’autre jour j’en ai vu un, en robe noire.
C’était une soutane, la robe noire. Et c’était un curé, l’homme dans la
soutane. Je me suis dit, Joe, c’est
l’occasion. Je lui ai demandé l’extrême onction. Il m’a répondu que j’avais
l’air assez gaillard, et m’a demandé si le moment était vraiment bien choisi. Croyez
vous vraiment que le moment soit bien choisi ? Je lui ai dit que oui,
puisque je n’avais pas grand chose de particulier à faire, et même, à tuer, un
peu de temps. Catholique ? m’a t-il dit. A tout hasard j’ai fait oui de la
tête. Il m’a dit, Je n’ai pas mon matériel sur moi, et puis de toutes façons
vous n’avez pas l’air d’en être à cette extrémité. Comme ça ce sera fait, ai-je
dit. J’avais marqué un point. Il a eu l’air pensif, et prêt à céder. Ce qui est
fait n’est plus à faire, ai-je ajouté. Il m’a dit, écoutez je vous la fais mais
faites la moi d’abord. Un échange ? ai-je demandé. Un échange, a t-il
répondu. J’avais peur de ne pas savoir faire. Mais il m’a montré. Ça n’était pas
très compliqué. Il faut de l’huile, et un peu de tact. Du doigté. Nous nous
sommes badigeonnés l’un l’autre. Il avait l’air content. Puis nous nous sommes
quittés le cœur léger.
Ça
reste somme toute un bon souvenir, que je me remémore certains jours, doucement,
en m’assoupissant au pied de tel peuplier, tel hêtre, tel chêne pédonculé.
J’alterne. Je n’aime pas dormir toujours sous le même toit. Parfois même je ne
me mets pas sous un arbre, je me mets seulement sur l’herbe, et j’attends, et
ça finit par venir, le sommeil, les rêves, les cauchemars, les suées, les
moustiques, les lucioles. Ça me fait des nuits riches, variées, roboratives.
Quand je me réveille, j’ai de grosses cernes sous les yeux, et des souvenirs
plein la tête. Des souvenirs de rêves. Des rêves, donc. Je les berce en
marchant, pendant l’étape. Puis, quand je me couche, on intervertit. C’est eux qui
me bercent. Et ainsi de suite. Nous sommes assez solidaires, mes rêves et moi. Nous
prenons soin, eux de moi, et moi d’eux.
Je
lis peu, depuis que je suis parti à la campagne. Je n’ai pas emporté de livre,
ni de liseuse. J’aime voyager léger. Je lis des prospectus qui trainent ici ou
là. Jusqu’au 14 février 60% de réduction sur les
perceuses-visseuses-dévisseuses Cavatana. Grande braderie dimanche 12 juillet
dans la rue principale de Meung-la-forêt. Concours de pétanque au camping
municipal de Charançay le 28 août à partir de 20h30, inscription sur place, 5
schpountz, buvette, barbecue. Etc. Je lis aussi parfois les horaires de bus,
les listes de noms sur les monuments aux morts, les graffiti sur les murs des
toilettes publiques. Je lis les lignes de ma main aussi à l’occasion. Mais je
les ai déjà lues souvent. Alors ça n’a pas le charme de la nouveauté. Elles
sont longues, terriblement longues, les lignes de ma main. Mais elles l’étaient
déjà avant. Elles n’ont pas beaucoup changé ces dernières années.
Quand
j’en ai marre de lire je me raconte des histoires. Des histoires vraies, et des
histoires fausses. Parfois je confonds. Je me dis, Tiens je vais me raconter
une histoire fausse. Je me la raconte, et à la fin je m’aperçois que c’était
une histoire vraie. J’en suis presque sûr parce que je me dis, Tiens c’est
marrant cette histoire me rappelle quelque chose, je cherche quelle est cette
chose, jusqu’au moment où je découvre le malentendu, et là je me dis, Mais
elle est vraie cette histoire ! Cette histoire raconte des choses qui me
sont arrivées pour de vrai ! Et alors je ris, de la petite farce que je
viens de me faire. Elle était vraie ton histoire. Haha.
Je
n’ai pas besoin de rire sous cape. C’est l’avantage, ici. Quand je vivais en ville, il fallait souvent
rire sous cape. Aux enterrements par exemple : sous cape. A table,
parfois, pendant les repas de famille : sous cape. Au travail, pendant les
briefings, les réunions d’équipe, les points hebdomadaires : sous cape. A
Pôle emploi : sous cape. Sous cape, sous cape, sous cape. Tandis que là,
non seulement il n’y a personne, mais personne ne me regarde, alors je
m’esclaffe, à gorge déployée, et j’entends mon rire résonner dans les ravins,
rebondir contre les murs des masures abandonnées, ricocher contre les clochers
lointains, et enfin, comme un boomerang, revenir à mes oreilles.
J’ai
un rapport ambigu aux intempéries. Certains jours, je me dis, Chouette, il
pleut. Mais le plus souvent, je me dis merde il pleut, et là carrément je
m’arrête de marcher. Et j’attends. Un jour (je dis un jour mais c’était la
nuit) j’ai attendu comme ça plusieurs jours, parce que la pluie est tombée sans
discontinuer pendant plusieurs jours. Je n’avais rien à lire. Je me suis
raconté quelques histoires. Ça m’a occupé plusieurs heures. Et après je n’ai
plus bien su quoi faire. J’ai compté les gouttes de pluie. Mais j’ai rapidement
été pris de vitesse. Il y en avait trop. J’ai remué mes orteils, un par un,
puis tous ensemble. Tous en même temps, en tout cas. Ceci fait, j’ai eu envie
de téléphoner à un ami. Je n’avais ni téléphone ni ami. Il y a Chris bien sûr.
Mais Chris est il un ami. Je veux dire un vrai ami. Pas encore. Ça viendra. Je
sens que ça vient, d’ailleurs. Le moment est de plus en plus proche où nous
nous dirons l’un l’autre, Je crois que je suis en train de me faire un ami.
Nous serons très émus. Surtout Chris. Moi je suis moins émotif qu’avant, et que
Chris, et que sensible. Très sensible, et pas très émotif. C’est tout moi ça.
Mais alors sensible à quoi ? C’est difficile à dire. Mais je sens bien que
je ne suis pas sensible à rien, qu’au contraire je suis sensible à quelque
chose. La pluie continuait à tomber. Le jour s’était levé. Je suis resté assis.
J’étais sous une aubette. J’en connais beaucoup, maintenant. Elles se
ressemblent, pour la plupart. Le principe est toujours le même. Une paroi,
souvent transparente. Un plafond, étroit, et avec parfois, malgré son
étroitesse, des trous dedans. Un banc, plus ou moins confortable. De quoi poser
une fesse. Au début j’alternais. C’était équitable en un sens. Mais fastidieux.
Alors maintenant je pose systématiquement la droite. Ça me simplifie la vie,
finalement. C’est un soulagement d’avoir pris cette décision. Je m’y suis
tellement habitué que les rares fois où le banc, sous l’aubette, est
suffisamment grand pour pouvoir accueillir les deux, je ne m’en aperçois, dans
le meilleur des cas, qu’au moment de me remettre en route. Et là je me dis,
flûte, si j’avais su, et je regarde le banc avec, déjà, un commencement de
nostalgie, et j’ai une fugace envie de retourner m’asseoir, confortablement, en
posant bien mes deux fesses, mais j’y résiste, je me dis, gars, y a de la
route, et je reprends ma marche. Ça se passe toujours comme ça, les rares fois
où le banc est grand.
Je
ne sais pas qui a inventé l’aubette. Peut-être un sous-préfet. Peut-être un
designer, diplômé de quelque High School of Architecture. Peut-être un chômeur.
En tout cas le concept a fait florès, on dirait. Au début j’ai voulu les
compter, mais c’est comme les gouttes de pluie, il y en a trop, alors j’ai
renoncé. Mais j’ai quand même quelques repères, concernant le nombre
d’aubettes. J’ai l’impression, par exemple, qu’il y en a moins que d’habitants.
Car je n’ai jamais vu plusieurs aubettes au dessus d’une personne. Et à
l’inverse j’ai déjà vu plusieurs personnes sous la même aubette. Des personnes
qui ne semblaient pas avoir d’affinités particulières, ni un goût particulier
pour la promiscuité. Alors je me dis, c’est pas un choix, et je me dis que c’est
parce qu’il y a pénurie d’aubettes, probablement.
Ce
fameux jour où j’ai attendu plusieurs jours que la pluie s’arrête, j’étais sous
une aubette mi-figue mi-raisin, mi-chèvre mi-chou, et mimi, avec ses horaires
proprement affichés, et un pot de fleurs dans un coin. J’ai chanté un petit
peu. J’avais envie de chansons qui me changeraient les idées, mais les seules
chansons qui me venaient aux lèvres, ça parlait de pluie et de flotte,
d’averses et de crachin. Ça tenait du prodige. Je voulais chanter Sous le
soleil exactement et c’est les paroles de La gadoue qui comme par magie
sortaient de ma bouche, et me narguaient de surcroît, avec ses paroles
consolantes et sereines et apaisantes, Il fait un temps abominable, Heureusement
que tu as ton imperméable, Bah oui mais sauf que moi je n’en ai pas,
d’imperméable. Ça m’a agacé. J’ai un côté control freak. J’aime bien contrôler
ce qui sort de moi. Au moins ce qui sort par la bouche. J’ai arrêté de chanter.
J’ai boudé. Quand on est tout seul ça ne sert pas à grand-chose de bouder.
Quand j’étais petit, j’allais m’isoler pour bouder. Je boudais longtemps. Rien
ne se passait. C’est au grand jour qu’il fallait bouder. Maintenant je ne boude
plus beaucoup, et d’ailleurs au bout de quelques minutes de bouderie, voyant
que la pluie continuait à tomber, j’ai arrêté de bouder, et me suis mis à
sourire. La pluie a continué à tomber. J’ai reboudé, la pluie a continué, j’ai
resouri, la pluie a continué. Je boudais, souriais, boudais, souriais, tandis
que la pluie, majestueusement, sans interruptions, tombait. Nous étions comme
deux figures allégoriques. J’étais la stérile Inconstance et la vaine
Indétermination, elle était la Continuité et la Permanence. J’en ai eu marre de
ces va-et-vient. J’ai adopté une position intermédiaire, genre Joconde. Du
moins c’est ce que je pense, encore aujourd’hui. Mais rien n’est moins sûr. Car
je ne pouvais pas vérifier, car il n’y avait pas de miroir, sous cette aubette.
J’étais invisible. Sauf à autrui. Mais il n’y avait personne. Mais je sentais
assez nettement, sur mon visage, un commencement de sourire, une amorce, une
esquisse ambiguë, et avec un soupçon de bouderie pas loin derrière. Sucré-salé.
Aigre-doux.
La
pluie a continué à tomber. Un bus est passé. Ça devait arriver, me suis-je dit.
Il était grand, et violet sur les côtés. Des lettres et des chiffres
clignotaient sur le devant. Il s’est arrêté, et plus il était à l’arrêt plus il
tremblait, soufflait, crachait, semblait souffrir. Il est un peu comme nous,
ai-je songé. Dès qu’il a redémarré les tremblements se sont calmés. Il était un
peu comme nous.
D’autres
bus sont passés. Cette campagne n’était décidément pas complètement déserte. Je
n’étais pas encore arrivé à destination. A un moment j’ai vu qu’un passager
d’un bus me jetait un fruit, ou un légume, quelque chose à manger en tout cas.
Mais je crois que ça n’était qu’une hallucination. En tout cas quand la pluie
s’est enfin arrêtée j’avais faim, j’ai acheté un pain au chocolat. Je l’ai
mâché sur place, miam, miom, mioum. La boulangère était très belle, avec ses
cheveux raides, son dos cambré et ses fesses moulées dans son jean noir. Ça m’a
lancé dans des rêveries érotiques. Je me branle assez peu depuis que je suis à
la campagne. Je me frotte de loin en loin contre les troncs des arbres, ou
parfois à même la terre. En tout cas,
bien souvent, sans les mains. Je n’ai pas trop envie de les mouiller là-dedans.
J’ai
proposé à la boulangère de lui couper les cheveux, car elle a une belle frange,
mais qui pourrait être encore plus belle, je pense, à condition d’être un peu
raccourcie. Elle n’a pas répondu à ma proposition. Elle m’a tendu le pain, et
s’est adressée à quelqu’un derrière moi. Je me suis retourné. Il n’y avait
personne derrière moi. J’étais le seul client. Je crois qu’elle pressée que je
parte. Je suis parti en jetant furtivement un dernier coup d’œil, déjà
nostalgique, sur son beau cul gainé.
Je
n’avais pas envie de me raconter une histoire. Mais j’avais besoin de me mettre
en train. Alors j’ai fait un peu de théâtre. Rodrigue, (Joe !), as tu du
cœur. Bah ouais, oui oui. J’en ai, j’en ai. Je me répondais, quoi. Fair-play.
Je
me raconte plusieurs sortes d’histoires. Il y a des histoires que je me raconte
pour m’endormir. Tout est une question de timing. Il s’agit de faire en sorte
que l’histoire ne s’arrête pas trop tôt. Car si, pris de somnolence, j’arrête
de raconter l’histoire ne serait-ce que plusieurs secondes avant que j’aie
effectivement trouvé le sommeil, c’est l’insomnie assurée. Et inversement si je
continue à raconter l’histoire après l’endormissement, ça peut nuire à la
qualité du sommeil. C’est de la haute précision. Mon grand-père était horloger.
Un suisse. Ces questions de timing et de coordination ne lui étaient pas
étrangères. C’est peu de le dire. C’était comme qui dirait son cœur de métier.
Il se promenait toujours en arborant ostensiblement sa montre à gousset. Son
côté bling-bling. Son côté vintage. Elle était en or, à un endroit. Le reste
était en plomb, ou en zinc je ne sais plus, un matériau moins prestigieux en
tout cas. Le pot-aux-roses n’a été révélé que bien des années après que, lors
d’un meeting aérien, son deltaplane se fût écrasé contre le flanc d’une
montagne, enfin le flanc d’une colline, enfin le flanc d’un monticule, enfin un
flanc quoi, et qu’il en mourût sur le coup. Sans souffrir, nous a dit le médecin
légiste. Votre grand-père n’a pas souffert, insistait-il. Il y tenait,
apparemment. En tout cas, que sa montre à gousset fût à 5% or 95% toc, cette
révélation a stupéfié tout le monde dans la famille. Sacré grand-père. Papy
bling-bling : du flanc. Il me fascinait avec son métier. Le temps. Quoi de
plus intéressant. Celui qu’Il fait. Celui qui passe. Je les aime tous les deux.
J’ai une légère préférence je crois pour celui qu’il fait. Celui qui passe, des
fois pendant qu’il passe il ne se passe rien. Alors que celui qu’il fait, au
moins il y a de l’action. De l’eau qui tombe du ciel, de l’eau qui monte au
ciel (après s’être déguisée en vapeur), du feu qui brûle, du feu qui s’éteint.
Ouais non mais ouais c’est quelque chose le temps. Mon grand-père me disait,
avec solennité, et en me souriant, parce qu’il aimait la polémique et au fond,
je le crois maintenant, ne détestait pas que je désobéisse à certains de ses
diktats implicites – il me disait disais-je, il me disait, Tu as tort, Joe, le
temps qui passe c’est tellement plus intéressant que le temps qu’il fait. Et
là, l’air de rien, il faisait miroiter au soleil sa montre à gousset en or et
en toc, et ne disait rien. Mais ce qu’il pensait ça se voyait, ce qu’il pensait
c’était : Joe, intéresse toi au temps qui passe, ça passionne tout le
monde, et ça rapporte mon garçon ça rapporte. Moi je faisais semblant de ne pas
comprendre, je regardais ailleurs, je regardais dans le ciel les audacieux
loopings des aéroplanes et les jolies courbes qu’ils décrivaient dans le ciel
bleu – car souvent quand nous discutions, grand-papa et moi, c’était à
l’aérodrome dont il était cofondateur, trésorier, secrétaire, laudateur,
thuriféraire, fan, et adhérent, sacré papy.
Un
vrai bouffeur de vie. S’il était avec moi à cette heure, songeais-je parfois
tandis que le soleil chauffait le bout de mes orteils et le sommet de mes
épaules et rien d’autre car les jours de cagnard je m’habille comme bédouin en
Sahara, s’il était avec moi, il me dirait, Vas-y garçon, la vie elle est devant
toi, croque dedans croque dedans, et en un sens ça m’arrange qu’il ne soit plus
là parce que moi euh croquer dedans euh je ne sais pas, ça dépend ce qu’on
appelle croquer, ça dépend ce qu’on appelle dedans.
Par
ailleurs je me disais, Il me ralentirait s’il était avec moi avec l’âge qu’il
aurait s’il n’avait pas fait cette fausse manœuvre avec son deltaplane. Je
crois qu’il avait l’intention d’en mettre plein la vue à une aficionada du
Cercle aéronautique du Conquain, le club aéronautique dont il était
cofondateur. Je crois qu’en un sens on peut considérer qu’il est parvenu à ses
fins. Elle était aux premières loges. Elle a perdu connaissance. Elle a été
hospitalisée. Cellule de soutien psychologique. Suivi longitudinal par le
célèbre professeur Jean-Jean Souillon, qui avait compté parmi ses clients,
entre autres célébrités, François Mauriac, Jean-Edern Hallier et Michaël Youn.
La carrière du professeur Souillon touchait à sa fin, selon certains bruits qui
couraient dans les couloirs de l’Hôpital européen du Bas-Bourbonnais, où il avait
entamé son activité plusieurs décennies auparavant et continuait de pratiquer
en tant que professeur émérite. L’aficionada n’avait en tout cas pas eu à se
plaindre de ses services, et chaque fois qu’elle sortait de l’Hôpital elle se
surprenait, à peine franchie la grande porte vitrée, à sautiller gaiement et à
former de beaux projets d’avenir et de bonheur, et s’émerveillait de la
fragilité des sentiments humains. Moi qui me croyais follement amoureux
d’Alphonse, et qui pensait que ça me prendrait des années pour me remettre de
ce drame, se disait-elle. Alphonse était le prénom dont mon grand-père usait au
CAC (Cercle aéronautique du Conquain), mais en vérité il s’appelait Florimond.
Sa femme s’appelait Suzanne. On l’appelait Eddie. Elle trouvait ça plus fun.
Ils étaient coquets, tous les deux, chacun à sa manière. Après la mort de mon
grand-père, ma grand-mère s’est un peu ennuyé, puis a repris du poil de la bête
et certaines des fonctions de mon grand-père au CAC. Puis elle mourut un beau
jour, en ramassant des champignons. Quand on a retrouvé son cadavre, sa main
gauche était crispée dans la terre, sa main droite serrée sur deux pieds de
cèpe. Elle aimait les omelettes aux champignons. Parfois, par simple envie de
changement, elle faisait une salade champignons, mais c’était rare, car sa prédilection
pour les omelettes – même sans champignons, mais surtout avec champignons –
était très forte. Ça ressemblait à une scène de crime, ce corps penché vers
l’avant, cette main droite serrée, cette main gauche crispée. Mais l’autopsie
avait montré que tout s’était passé calmement. Champignons, attaque, décès. Le
CAC avait exprimé des condoléances sobres et dignes, tant pour la mort de mon
grand-père que pour celle de ma grand-mère. L’aéronautique m’a tenté, à un
moment. Mais ça n’a pas duré longtemps. Deux semaines, peut-être trois. Car
après j’ai eu mon coup de cœur pour l’escrime. Fleuret, puis sabre. La marche
me mettait d’humeur nostalgique. Joe, ce voyage te rapproche de ta famille, de
tes ancêtres, me disais-je certains jours. Et, poursuivant mes pensées, je
songeais à tous les livres sur la marche que j’avais survolés, avant de quitter
la ville, dans les librairies. Marcher à
pieds, de Jean-Pierre Choudanville, m’avait ému aux larmes par son
évocation lyrique et enchanteresse des aller-retour que l’auteur avait effectués
entre Saint-Sebastien et Saint-Jacques-de-Compostelle,
Saint-Sébastien-Saint-Jacques, Saint-Jacques-Saint-Sébastien,
Saint-Sébastien-Saint-Jacques, et ainsi de suite jusqu’à ampoules aux pieds et
envie de rentrer à la maison. Ma bonne connaissance de l’espagnol m’avait
permis de lire dans le texte l’ouvrage non traduit, Los Pies y la cabeza, de Juan Jose Mondragon, dans lequel l’auteur,
après un rapide survol des origines préhistoriques de la marche à pied
(bipédie, évolution de la morphologie de la voûte plantaire, etc.), alternait
conseils pratiques (il insistait sur l’utilité du pommadage triquotidien du
hallux pour prévenir l’apparition des cloques) et nouvelles fantastiques où se
rencontraient, s’aimaient et s’entretuaient des personnages fantastiques qui
avaient des pieds gigantesques au bout de jambes minuscules. J’avais même
réussi à me procurer le précis d’anthropologie de Melvin Martin qui comparait
longuement les pratiques de la marche à pieds dans l’Anatolie du XIXe siècle et
dans la Russie des tsars. Ma polyglottie (quelle chance décidément) m’avait
permis de prendre connaissance de – et de me faire envoûter par – le roman
délicat de Ulrike Bäcker, Möchten Sie mit
mir spazierengehen ?, lequel avait d’ailleurs valu à son auteure
d’être un moment pressentie pour le prix Nobel. Enfin, j’avais lu tous les
ouvrages que j’avais pu sur la longue marche de Mao Zedong et ses camarades, en
commençant bien sûr par le fameux et magistral La Longue Marche, de l’universitaire belge Louis Plumwels. J’avais
lu quelques ouvrages plus légers, notamment les trois polars de
Charles-Stéphane Périgaud, Marchons
Marchons, Marche et crève et Attention à la marche, où le commissaire
Assarghouridan et son acolyte l’inspecteur Maris, grâce notamment à de longues
promenades digestives où ils pouvaient à loisir exercer leurs puissants
pouvoirs de déduction, finissaient invariablement par identifier et arrêter les
coupables, généralement de malhonnêtes malfrats crapuleux du milieu du
banditisme. La lecture de l’ouvrage de l’auteur québécois Charles-Louis
Beauchemin, Prendre une marche, dont
le héros, un trappeur un peu marginal du grand nord, marche pieds nus les jours
pairs et en mocassins fourrés les jours impairs, avait attiré mon attention sur
les bienfaits, pour la santé physique et mentale, du barefooting. J’avais
dévoré l’ouvrage, à la fois plaisant et érudit, de Sven Lündgren, De Lucy au Moon Walk : l’humanité et la
marche. Enfin je m’étais évidemment
passionné pour l’incroyable découverte d’un manuscrit inédit de Saint-Augustin,
dans lequel le saint homme propose une exégèse audacieuse de la parabole du
paralytique narrée dans les évangiles, et qui avait été publiée sous le titre Lève toi et marche. Le souvenir de ces tonifiantes
lectures me faisait parfois un peu regretter de n’avoir rien emmené à lire,
mais m’accompagnait agréablement sur les chemins.
Une
nuit j’ai reçu une goutte en plein milieu du front. Dieu qui pisse ? Dieu
qui pleure ? Il est précis en tout cas le salaud me dis-je. Car la goutte
était vraiment tombée pile au milieu. C’est rare que les choses soient en plein
milieu, je crois. En général quand on dit au milieu c’est pas vraiment,
vraiment, le milieu. Même moi, moi Joe Sexandson, l’Adonis des champs,
l’Apollon des blés, le Marlon Brando de la verdure, même moi je soupçonne que
mon visage ne soit pas parfaitement symétrique. Ça fait longtemps que je ne me
suis pas regardé dans une glace. Je ne me mire pour ainsi dire plus nulle part,
et au cours de cette longue marche je ne me suis pas beaucoup aperçu je crois.
Une fois de temps en temps, dans l’eau d’un ruisseau. Notamment la fois où je
me suis rasé. Car je me suis rasé. C’était inconfortable. Un blaireau dans une
main, un rasoir dans l’autre, un genou dans la gadoue, le visage penché sur une
flaque miroitante, j’étais mal installé, et déconcentré par mon image :
moi, là, sous mes yeux ! Perdant de vue l’objectif initial de
l’opération, oubliant pendant de longs instants ce que j’étais censé faire, je
me suis regardé avec émotion, me disant, Est-ce toi Joe, est-ce bien toi !
tu as changé ! tu as changé et en même temps je sens bien que tu es
toujours le même. Ça faisait du bien de parler à quelqu’un. Il avait l’air
d’écouter. Heureusement un coup de tonnerre dans le lointain est venu me tirer
de ma rêverie et me rappeler à ma tâche, alors je me suis dit, Joe, ne perds
pas le nord, tu papoteras plus tard ! Blaireau, rasoir, action ! Et
là, avec des gestes parcimonieux et précis, tchac, tchac, tchac, j’ai éliminé
une bonne partie de la touffe que j’avais sur le visage. D’un point de vue
esthétique le résultat était discutable, mais les jours suivants je sentais
bien qu’une partie de ma barbe était partie. Je le sentais notamment à ma
vitesse de croisière qui, c’était flagrant, en était augmentée. J’avais gagné
en aérodynamisme. Aujourd’hui je me dis parfois que si je m’étais rasé plus
souvent j’aurais mis moins de temps pour effectuer mon périple.
Toujours
est-il que le jour où une goutte est tombée pile entre mes deux yeux, je crois
vraiment que c’était en plein milieu. Cette goutte parfaitement axiale m’a
aussitôt mis un air dans la tête, « D’un coup de clé à mollette Bien placé
entre les deux yeux, Gérard Lambert éclate la tête Du petit prince de mes deux »
qui a scandé ma marche jusqu’à la fin de l’étape. Je n’étais pas totalement
convaincu par le casting - j’aurais plutôt vu Dieu en petit prince et moi en Gérard
Lambert - mais Sexandson ne s’arrête pas à ça.
Ce
qui est bizarre quand j’y repense c’est que je n’avais reçu qu’une goutte. Elle
n’était ni la dernière d’une averse finissante, ni la première d’une averse
commençante. Cette goutte unique, isolée, associée à rien, tombant, comme ça, toute
seule… Dieu qui pleure, je pense. Qu’il pleure, qu’il pleure. Tant qu’il ne
casse pas la croûte.
J’avais
un short. Je le tenais de ma mère. La perspective de pouvoir, s’il faisait
chaud, marcher les jambes à l’air, me mettait le cœur en joie. J’étais attentif
aux moindres variations de température, prêt à sauter sur l’occasion. Quand il
se mettait à faire bon, je me disais, Je pourrais mettre mon short. Mais je
préférais attendre un peu, attendre que le temps soit bien installé, vérifier
que la température, ou l’ensoleillement (puisqu’il y a eu plusieurs périodes
où, ne lésinant pas sur les heures supplémentaires, je marchais jusqu’au milieu
de la matinée) soient stables. Et quand ça faisait un moment que le temps était
beau, c’est à chaque fois le cœur battant, tout excité, que je m’apprêtais à
sortir mon petit short en flanelle rouge ; mais alors j’étais
immanquablement interrompu par un adage que j’avais entendu dans ma prime
jeunesse, Plus une série est longue, plus elle approche de sa fin, et je me
disais, La fin de cet épisode de beau temps approche, prudence Joe, ne te
fourvoie pas, et alors je rangeais tristement mon short. Mes jambes, quand je
les reverrai, si jamais je les revois, n’auront probablement pas le beau teint
hâlé qu’a, je suppose, mon visage, elles auront plutôt la couleur du fromage
blanc que je mangeais en revenant de l’école quand j’étais petit, même que j’en
mangeais trop, tellement j’adorais ça, il était bon, avec tout ce sucre dessus,
et je n’avais plus faim, après à table, pour manger ma soupe, et mon père me
disait, Mange ta soupe, Mange ta soupe, et ajoutait, Pour pas qu’elle
refroidisse, et moi j’avais mangé trop de fromage blanc alors je me forçais je
me forçais, un peu, bien sûr, gentiment, docilement. Elle était déjà froide.
J’aurais
dû ne pas prendre de short. Je l’ai toujours. Le rouge est un peu passé. Il est
un peu rose maintenant. Il me fait penser à ma mère. Je ne le regarde pas très
souvent. Je sais qu’il est là. Pas loin.
J’ai
développé une capacité d’attention aux sons, à la campagne. Le silence. Les
bruits. Les sons, au loin. J’aime écouter les bruits de mes pas. Je les écoute
attentivement. Ils sont parfois jolis. Ça dépend de là où je marche. Il faut
faire attention. Il y a des risques. Un jour que le son était particulièrement
régulier, ténu, doux, élégant, ça me berçait. Je commençais à somnoler, mes
membres à s’engourdir, mes paupières à tomber. Heureusement, un pet sonore me
tira de mon engourdissement et m’évita de sombrer dans le sommeil. Un si bémol,
me suis-je dit. Avec ses harmoniques. Car j’ai l’oreille absolue. Ça ne m’a pas
été d’un grand secours quand je faisais du solfège. J’avais des résultats assez
médiocres. Sexandson, au tableau, me disait l’enseignante. J’y allais. Mais les
seules questions auxquelles j’aurais pu répondre, elle ne me les posait pas.
Elle me posait les autres, puis me renvoyait à ma place, me disant
affectueusement, Joe, zéro. Pour me venger, une fois retourné à ma table je
dessinais discrètement, avec le critérium rose gagné longtemps avant à la pêche
à la ligne lors d’une kermesse, quatre bites et trois femmes à poil.
Je
pêchais d’ailleurs beaucoup plus lorsque tout enfant je fréquentais les
kermesses que je ne l’ai fait pendant ma marche. Je suis plutôt légumes,
fruits. Un jour j’ai pénétré dans une ouche. C’était féerique. Verger.
Pommiers. Poiriers. Noyers. Cognassiers. Un vrai petit jardin d’Eden.
J’imaginai Adam et Eve s’y promenant main dans la main, prenant un bain de
soleil, ou préparant le repas du soir autour d’un réchaud à gaz. Plutôt
haricots rouges, ou pois chiches ? demanderait Eve à son compagnon, tout
en se disant, Qu’est-ce qui m’a pris d’enfiler ce pantalon en lin, ça me
gratte. Adam répondrait en disant, Y a vraiment rien d’autre que des haricots
rouges et des pois chiches ? J’en ai marre moi des conserves. Et Eve
dirait, Bah oui mais tu sais bien, on est puni. Qu’est-ce qui t’a pris aussi,
‘scuse mais tu as vraiment merdé, répondrait Adam, et alors, pour consoler Adam
et aussi pour le faire taire, Eve baisserait le feu sur le butagaz, feu tout
doux tout doux, et puis elle s’approcherait doucement de son compagnon, lui
glisserait doucement sa langue dans la bouche, et effleurerait ses deux anches
avec ses deux mains toutes fines et toutes douces, et elle ferait des petits
mouvements le long des anches avec ses mains, de haut en bas, de bas en haut,
de haut en bas, de bas en haut, et puis elle approcherait son visage du torse
d’Adam, et elle l’approcherait tellement qu’au bout d’un moment elle le
toucherait, elle toucherait son téton droit, avec sa bouche, et le suçoterait
tout doucement, puis après elle suçoterait tout doucement le téton gauche, et
Adam regarderait vers les étoiles, et il ne pourrait pas les compter les
étoiles tellement il serait ému, il les regarderait sans les voir, et Eve
arrêterait de caresser les anches de Adam, parce que sa main maintenant, aurait
ouvert la braguette d’Adam et caresserait son pénis, par en dessous, parce
qu’un soir de cuite Adam désinhibé aurait dit très exactement ses caresses
préférées, et Eve ayant écouté très attentivement, elle remonterait vers le
bout de la verge, avec sa main, très doucement, en effleurant, et elle
s’arrêterait juste avant de toucher le gland, elle s’arrêterait sur la
couronne, elle en ferait le tour, tout doucement, et elle se dirait, Tiens, je
croyais qu’il ne pouvait pas être plus dur et plus gros qu’il était il y a une
minute, mais si, apparemment si, et Adam se dirait exactement la même chose au
même moment, la tête toujours tournée vers les étoiles et son attention
toujours concentrée sur les caresses de Eve, et Eve ferait faire le tour avec
une de ses mains, le tour d’Adam, la main caresserait le bas du dos d’Adam, et
les lèvres effleureraient de nouveau les tétons d’Adam, alors Adam ne penserait
plus du tout aux boîtes de conserve et il s’allongerait dans l’herbe et dans sa
chute entraînerait Eve et ils seraient maintenus nus dans le gazon frais, et
leurs lèvres auraient de longs contacts chauds et humides, avec les langues
parfois sur les lèvres, parfois à l’intérieur des bouches, en alternance, ça
dépendrait des envies, des humeurs, des ajustements réciproques entre ces deux
corps brûlants, et puis à force de se caresser ils finiraient par se mettre un
sexe dans la bouches, non le leur propre mais celui de leur partenaire qui
gémirait bruyamment mais sans vraiment atteindre l’orgasme parce que non, pas
encore, pas tout de suite, retiens toi, retiens toi, viens, viens, retiens toi,
faudrait savoir, je t’aime, caresse moi là, et là, et aussi là, encore, oh, et
Eve pousserait des gémissements que Dieu écouterait doucement en hochant la
tête, et en sentant la langue d’Adam sur ses lèvres du bas elle crierait très
fort tout en prenant son oreille gauche (celle d’Adam) dans sa main droite et
son oreille droite (idem) dans sa main gauche, et après avoir bien assuré sa
prise elle tirerait doucement les oreilles et les cheveux frisés, et Adam
finirait par lui rentrer dedans, et en sentant autour de sa verge les parois du
vagin il pousserait un cri encore plus grand, il se dirait c’est trop bon Dieu
existe et au comble de l’excitation il ferait des va-et-vient de plus en plus
rapides et puis se reprendrait se disant, doucement Adam, nique Adam nique,
mais avec tendresse, et il regarderait ému les yeux parfois fermés et pâmés parfois
écarquillés et étonnés de Eve, et il sentirait ses yeux à lui embués aussi par
l’émotion, et il embrasserait Eve sur les lèvres une seconde après le moment où
sentant l’excitation trop forte il se serait penché sur son oreille pour lui
chuchoter Je vais jouir Eve, et elle n’aurait pas eu le temps de lui dire Moi
aussi Adam, moi aussi, alors quand il jouirait dans un long spasme il serait
tout surpris de voir Eve tremblante de partout et se dirait, ému et incertain,
mais on dirait qu’elle jouit aussi et ça augmenterait encore son plaisir et en
écoutant leurs deux cris se télescopant dans l’air il se dirait mais je crois
qu’on n’avait jamais gémi aussi fort et puis il retomberait sur Eve et reniflerait
son odeur de transpiration et de carottes et de roseau. Il y aurait un petit
silence, Eve dirait, Merde, les pois chiches, et le charme serait un peu rompu,
elle se lèverait précipitamment, s’intéressant soudain davantage aux pois
chiches qu’à Adam, le laissant là dans le gazon. Adam soupirerait en pensant
qu’il faudrait retourner aux vicissitudes du quotidien, se consacrer de nouveau
aux mornes tâches nécessaires à l’entretien de la vie, couper du bois, tailler
la haie, arroser les fleurs, aller relever les collets peut-être, l’autre jour
il y avait un lapin de garenne dedans, et c’est vrai que ça avait changé des
boîtes de conserve, allons, courage Adam, courage se dirait Adam, et tout en se
disant, courage Adam, il se rallongerait, sentirait le sommeil le gagner, car
Adam après l’amour aurait une nette tendance à l’assoupissement, et il lutterait
quelques secondes, se disant je vais quand même pas laisser Eve manger les pois
chiches toute seule, puis s’endormirait le sourire aux lèvres et le cœur plein
de reconnaissance. Eve reviendrait, constaterait l’endormissement d’Adam,
serait un peu triste, presque en colère, hésiterait à le réveiller, puis se
calmerait, écouterait la respiration régulière de son compagnon, et
complètement radoucie sourirait avec indulgence à ce beau corps fatigué et
reposé par l’amour, puis mâcherait lentement quelques pois chiches cramés, ne
baillerait pas car elle n’aurait pas sommeil elle, mais tant pis, sommeil ou
pas sommeil, tant pis elle se blottirait contre Adam, et se dirait, j’ai pas
sommeil, mais là je suis bien quand même.
J’imaginais
tout ça, dans cette ouche, mais il n’y avait rien de tout ça. Pas trace d’Adam,
ni de Eve, ni de personne. Seulement des fruits et des légumes. Je les aime
tous, les fruits et les légumes. Mais je tiens compte des aspects pratiques. Je
tâche d’éviter les fruits et légumes par trop encombrants, citrouilles,
potirons, coucourdes, choux rouges, pastèques, pour leur préférer des choses
faciles à transporter, raisins, tomates-cerises, brugnons, mandarines,
carottes. J’adore promener mes doigts sur l’ombilic des fruits. Il est moins
joli en général, soit dit en passant, que le mien, que j’ai élégant et bien
proportionné, ni trop proéminent ni trop creux. Une vraie petite rose. Mais
quand même, caresser la petite dépression, au sommet des mandarines, j’ai
toujours trouvé ça voluptueux. Alors dans ce verger j’étais bien. J’aurais pu y
rester, si j’avais été pusillanime et inconséquent. M’y installer. Mais à peine
cette idée m’avait-elle effleuré que je m’étais dressé sur mes jambes, me
disant sur un ton ferme et énergique, Non Joe, jusqu’au bout. Jusqu’au bout.
Je
dois à la vérité d’avouer ces petits moments de lassitude, voire de
découragement. Mais ils ont globalement été rares, et pas très longs. Aussi
loin que je me souvienne, j’ai toujours eu une volonté de fer, une aptitude
particulière à l’entêtement, l’abnégation, la pugnacité. Elève travailleur,
disaient les profs. Simplet mais persévérant, ajoutaient-ils parfois.
Heureusement, mes parents ne sachant pas lire, j’inventais à leur intention des
appréciations autrement plus élogieuses, les leur déclamais, et c’est les yeux
mouillés de gratitude pour le Créateur, Ah ! Merci mon dieu de nous avoir
donné un enfant aussi intelligent !, qu’ils traçaient péniblement, d’un
trait fragile et tremblé, la langue tirée et le front plissé par la
concentration, une petite croix en bas de mes bulletins scolaires.
Je
pars du principe qu’il n’y a que les gens sales qui se lavent. Or je suis assez
propre comme garçon. Cependant je me lave quand même parfois. Petit bout par
petit bout. Dans l’eau fraîche. Ce n’est pas ça qui manque par ici. En
tout cas, quand il y en a, elle est
fraîche. Je me savonne énergiquement, si j’ai du savon, sinon je me brosse,
avec la paume de ma main, tout en faisant le gué.
Mon
corps est globalement fiable et robuste, mais j’ai eu quelques alertes. Un jour
j’ai senti un commencement de douleur derrière le genou. J’ai flairé la tendinite.
Qu’allais-je faire ? M’arrêter. Immédiatement. Zéro risque.
Joe-la-prudence, on m’appelait, dans mon quartier. Joe-l’épicier, aussi,
parfois. Joe-le-pusillanime. Joe-le-frileux. Joe-le-trouillard. Oh oui, j’en ai
eu, des surnoms célébrant ma prudence, mon modérantisme et ma circonspection.
Je suis resté au sol, à l’écoute de mon genou. Que me disait-il ? Que
cherchait-il à me dire ? La douleur allait, venait, allait, venait. Ou
peut-être était-ce mon attention à mon genou qui allait, venait, allait,
venait. Peut-être la douleur était elle constante, mais ma concentration
intermittente. Concentre-toi Joe, me suis je dit. Mais j’avais beau me
concentrer, la douleur allait, venait, allait, venait. Mmmh, me dis-je, les
tendinites ça ne fait pas ça normalement. A vrai dire je n’y connais rien. Mais
il faut bien partir d’une idée quelconque, quitte à en changer après, à mon
avis. J’ai eu peur pour mon expédition. J’ai eu peur qu’elle se termine là,
comme ça, lamentablement, sur le bas côté d’un chemin de terre, creux, plein de
vers, de taupes, de feuilles mortes, de gangues de châtaignes. J’ai eu peur.
Mais je ne me suis pas affolé. Mon côté philosophe. La situation est
désespérée, mais pas grave, me suis-je dit. Et tout en accordant une attention
anxieuse à mon genou je me récitais un proverbe chinois qu’une nounou
prévoyante me répétait dix fois par jour quand j’étais petit, ainsi composé,
Ton problème a une solution ? alors ne t’inquiète pas. Ton problème n’a
pas de solution ? alors ne t’inquiète pas, et me récitant ce proverbe
comme un mantra, je me demandais, sans trouver la réponse, auquel, des deux cas
de figure envisagés par le proverbe, correspondait ma situation. Y avait il une
solution ? N’y avait il aucune solution ? A ces questions,
aujourd’hui encore, je ne saurais répondre. Car si je m’en suis sorti, c’est
d’une manière tellement miraculeuse que je ne peux pas affirmer que cela prouve
que mon problème avait une solution. Car sur ce chemin misérable, vert et
marron, une charrette est passée. Elle était conduite par un moustachu à
chapeau à large bord. Il me jeta des regards craintifs et mauvais. Moi j’étais
content. Faire peur c’est déjà faire quelque chose. A tout hasard j’ai
fait un geste, je ne me souviens plus lequel. Avec la main je crois. Ou
l’oreille peut-être. Je sais remuer mes oreilles. Je veux dire les remuer sans
remuer le reste du corps en même temps, de sorte qu’on se dit, Tiens il remue
les oreilles. Donc c’est peut-être mes oreilles que j’ai remuées. Mais je crois
quand même que c’était une de mes deux mains. Car la plupart du temps, quand
j’ai un signe à faire, je commence par essayer avec les mains, et ce n’est
qu’en dernier recours, si je constate que le signe ne porte pas, ou ne signifie
rien, que j’essaye avec l’oreille. Je sais remuer les deux oreilles. Au début
je ne savais remuer qu’une seule des deux oreilles. je trouvais ça triste,
cette dissymétrie. Je ne m’y suis pas résigné. Je me suis entraîné, longuement,
chez moi, devant la grande glace que mes parents laissaient dans l’entrée, et
dans laquelle ils se regardaient avec satisfaction, de temps en temps,
rarement, jamais. Ou presque. Et je suis arrivé à mes fins. Seul un œil
extraordinairement aguerri peut, à condition d’une grande concentration,
s’apercevoir que le remuement est un peu moins naturel d’un côté que de l’autre.
Je ne me suis jamais fait pincer. Personne ne m’a jamais dit, Ton remuement est
moins naturel de ce côté ci que de ce côté là. Et ce moustachu à chapeau, non
plus. En tout cas il m’a laissé grimper dans sa charrette. Le soleil s’est
levé. Lentement. Il ne se lève jamais d’un coup. Je devrais faire comme lui.
Pas comme certains soirs où, pressé et excité de poursuivre ma route, je me
lève si brusquement qu’apparaissent des petites étoiles jaunes, en masse, dans
mon champ de vision. Alors je me dis, déjà si tard ? Puis je chancèle, et
je me dis, Joe, tu t’es levé trop vite. Alors je me recouche. Sauf une fois où
je suis tombé. Mais le résultat fut un peu le même.
Quand
le soleil a commencé à briller franchement, je ne dormais toujours pas, je
sentais la douleur qui allait, venait, allait, venait, et j’entendais le
monsieur qui sifflotait. Il avait les épaules velues. Ça se voyait. Le soleil
chauffait mon genou, ça me faisait du bien. J’ai entrepris le monsieur.
Vous
vous y connaissez en tendinite ?
Sifflotement.
Je
me demande si je n’ai pas une tendinite.
Sifflement.
Ce
serait gênant si j’avais une tendinite.
Sifflade.
Car
j’ai encore une route assez longue à parcourir.
Sifflouille.
Heureusement
j’ai un genou qui a l’air en pleine forme.
Sifflure.
Mais
s’il doit prendre tout à sa charge, j’ai peur qu’il finisse par fatiguer lui
aussi.
Sifflerie.
Fatigué
par cette conversation, je me suis mis à siffler. C’est peut-être lui qui
m’avait donné l’idée. Je vous ai déjà dit je crois, moi c’est plutôt la chanson.
Mais là j’ai sifflé. Et nous sifflions de concert quand le soleil s’est
approché du zénith. Dernière étape avant la chute. La déchéance. D’ailleurs il
n’avait pas l’air très pressé d’atteindre le mitan. Nous sifflions de concert,
mais de manière peu coordonnée. Je siffle comme je vente. En si bémol. Lui,
semble-t-il, siffle dans une tonalité très voisine. Mais pas la même. C’était
cacophonique. Par instants ça devenait presque dodécaphonique, alors je
reprenais espoir. Mais ça ne durait que quelques secondes. Il était inlassable.
Je calculais mentalement. Je me disais, ça doit faire maintenant plusieurs
heures qu’il siffle sans discontinuer. Etait-il seulement humain ? Ça
tenait du miracle. Ou alors de la performance sportive de haut niveau. Serais-je
un jour appelé à témoigner, si par exemple un huissier du Guinness tenait à
vérifier les capacités surhumaines du moustachu ? Je saurais témoigner le
cas échéant. Toujours ce côté réglo, citoyen, civique, qu’on m’a légué à la
naissance, que je cultive avec soin depuis. Nous avancions lentement mais nous
avancions. Etait ce la bonne direction ? je n’osais demander. Peut-être
est-ce un code, entre lui et ses mules. Car la charrette était tirée par deux
mules. Ou un âne et une mule. Mais pas deux ânes, car à un moment, il a crié, à
l’un des deux animaux, Accélère sale mule ! J’ai sursauté. Ces trois mots
au milieu de son inlassable et ininterrompue sifflerie, ça m’a fait sursauter.
Il n’avait pas l’air homme à traiter un âne de sale mule. L’idée qu’il y ait au
moins une mule dans l’attelage, ça m’allait. J’aime les mules, avec leurs
oreilles, leurs yeux. Leur queue. Quand j’en aperçois une, sans toujours savoir
d’ailleurs s’il ne s’agit pas plutôt d’un âne, je la flatte. Petite tape sur le
front. Susucre, si j’ai un susucre. Il est rare que j’aie des susucres. En
échange elles me gratifient souvent d’un petit quelque chose, léchage de
visage, morsure de lob d’oreille, braiement. Et ainsi je repars le cœur léger,
content d’avoir contribué à ma modeste mesure aux immenses pulsations de vie
qui scandent la vie de la nature depuis des temps immémoriaux. Voilà que je
deviens lyrique. C’est l’air de la campagne, qui m’enivre. En me disant au
revoir, le monsieur m’a indiqué une direction. Je n’ai pas osé lui demander si
c’était la bonne. Je l’ai regardé disparaître à l’horizon. Il a fait comme le
soleil. Il s’est approché de l’horizon. Il s’en est approché, approché,
approché. Et puis une fois qu’il l’a atteint, il a basculé de l’autre côté.
Certains
jours j’ai beau scruter l’horizon, je ne le vois pas. Quand il fait trop noir,
ou trop brumeux. Le reste du temps je le vois très bien. Il traine devant mes
yeux. Une fois cependant, alors qu’il faisait un beau temps clair, je l’ai
perdu de vue. J’avais une poussière dans l’œil. Un grain, sans doute.
J’arrivais à peine à disjoindre mes deux paupières. Quand j’y parvenais, je
voyais une grosse larme. Avec, en surimpression, des formes très vagues. Et
c’était tout. Et tout ça à cause d’un grain de poussière. J’aurais aimé qu’on
m’aide. Mon ami, vois tu, je crois que j’ai une poussière dans l’œil. J’aurais
voulu pouvoir dire ça à une oreille bienveillante. Peut-être d’ailleurs l’ai-je
dit, dans ma confusion. Mais j’étais seul. Un compagnon m’aurait aidé, aurait,
d’un geste précis, enlevé le grain. Et alors moi j’aurais rouvert les yeux,
constaté que j’avais recouvré la vue, puis dans l’émotion j’aurais serré mon
ami sur mon cœur, et j’aurais dit à mon ami, d’une voix mouillée par l’émotion,
Merci. Puis j’aurais entendu une voix lointaine et étouffée, disant, Lâche moi
j’étouffe, et alors j’aurais desserré mon étreinte et nous serions repartis,
chacun sur notre route, lui avec son oreille bienveillante, moi avec mon œil
ouvert.
Mais
ça ne s’est pas passé comme ça, puisque j’étais seul. J’ai marché un peu sans
voir, puis me suis arrêté. D’une main tâtonnante j’ai cherché la poussière sur
ma cornée, ne l’ai pas trouvée, ai une nouvelle fois regretté l’absence
d’Oreille-bienveillante (mais où était-il donc !), puis du fond de ma mémoire est
miraculeusement venue la solution. Je me suis souvent d’un cours d’histoire où
le professeur nous avait fait connaître une maxime, attribuée à un notable de
la IIIe République, Henri Queuille, maxime qui dit, Il n’est pas de problème
dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. Puissamment inspiré
par ce adage magistral, je me suis couché dans le fossé le plus proche. Et
c’est là que, drainée par mes larmes peut-être, la poussière a fini par s’en
aller. Dans l’euphorie consécutive à cet heureux dénouement, j’offris en
sacrifice, en guise d’hommage à Henri Queuille, une cerise, sur un petit autel
bricolé à la hâte. En regardant le misérable panache de fumée monter vers le
ciel, je remerciai mentalement les grands sages qui depuis que le monde est
monde, quand quelque chose leur passe par la tête, en font des apophtegmes qui
éclairent les générations futures. Ma confiance dans l’humanité monta encore
d’un cran. Je repris ma route.
Il
me restait des cerises. Je n’en avais sacrifié, à Queuille, qu’une. J’en ai
mangé une. Mais pas le noyau. Ni la queue. La queue c’est bien simple je ne
l’ai même pas avalée. Elle est restée à la porte. Le noyau je l’ai fait jouer
au bout de ma langue. C’était follement érotique. Puis je l’ai stocké dans ma
bajoue droite, pour pouvoir me mieux concentrer et m’entièrement consacrer à la
manducation de ce qui me restait en bouche, et qui était goûteux, frais,
juteux, tellement bon que je commençais à me demander si ça avait été une si
bonne idée que ça d’avoir sacrifié une cerise probablement succulente à
quelqu’un qui n’était somme toute qu’un vieux con de la IIIe République. Je
cessai de mâcher. Je tenais à avaler la cerise avant qu’elle soit réduite en
bouillie, et je l’ai avalée, et en l’avalant je me suis pâmé tellement c’était
bon et je me suis même tellement pâmé qu’une fois la cerise complètement ingérée
j’avais un peu perdu le nord, et ne me souvenais plus de ce que j’avais fait du
noyau. L’avais-je perdu ? Non ! Ouf, il était encore là, toujours là,
bien calé bien en place dans ma bajoue, c’était juste que nous nous étions
tellement habitués l’un à l’autre que je ne le sentais plus. D’un adroit
mouvement de la langue, je l’ai ramené au milieu du dance-floor. Danse, noyau,
danse ! Bouge ton corps ! Et nous avons ainsi rejoué un peu ensemble.
Son goût se modifiait. Je le soupçonnais d’avoir perdu toute trace du rouge de
la cerise. Je l’imaginais jaune, presque blanc peut-être, secoué par mes
mouvements de langue, bien au chaud dans mon palais chaud et humide. A un
moment je me suis lassé, et je l’ai craché droit devant moi. Le plus loin
possible. Mon jet, je crois, a facilement atteint les 6 mètres, peut-être 7.
Ceci dit en toute modestie. J’ai toujours été bon au jet de noyaux. Le maire de
la ville où j’ai grandi s’était à l’époque entiché de ce sport, et avais
organisé un concours annuel. Les gens venaient des villes et villages alentour
pour assister, sinon participer, aux épreuves. L’on pouvait s’inscrire soit au
« jet arrêté » soit au « jet libre », c’est à dire avec
élan. Les concurrents de l’épreuve du jet libre prenaient quelques pas d’élan,
jetaient le noyau avec leur bouche. Une année j’avais été troisième dans ma
catégorie. J’avais gagné deux tee-shirt à col rond et un presse-purée. Le noyau
était devant moi, sur le chemin, brillant sous les étoiles. C’était joli. J’ai
accéléré. Je me sentais comme un chien à qui on vient de lancer une balle en
lui disant, Vas chercher, et j’allais chercher, me disant, Vas chercher Joe,
Vas chercher le noyau et de fait j’arrivai rapidement à son niveau. Que
faire ? J’ai hésité entre le prendre en bouche et l’ignorer totalement.
Coupant la poire en deux j’ai fléchi les jambes, en gardant le dos bien droit
comme on me l’avait enseigné lors d’une formation Gestes et postures que
j’avais suivie lorsque j’étais manutentionnaire à Rond-point, j’ai pris le
noyau dans ma main, et je l’ai glissé dans une de mes poches. Saurais-je le
retrouver quand j’aurais besoin de lui ? Aurais-je d’ailleurs un jour de
nouveau besoin de lui ? On ne sait. Je me félicitai, à tout hasard, de
l’avoir gardé. Et dans l’euphorie je m’octroyai une deuxième cerise
consécutive.
Je
ne l’ai pas regrettée cette deuxième cerise. Ce n’était peut-être pas très
raisonnable. Mais il faut parfois oublier le futur. Savourer. Elle était encore
meilleure que la précédente. Etait-elle meilleure que celle que j’avais offerte
en sacrifice au gros Riton ? Ou moins bonne ? Je ne saurai jamais.
j’ai du mal à oublier cette cerise sacrifiée dans un moment d’égarement.
Certains soirs je m’engueule. Oublie, Joe, oublie ! Cesse de remâcher, de
ruminer ! Mais j’y pense souvent, et j’en rêve malheureusement, de
pénibles cauchemars où Queuille lui-même s’approche de moi, avec une énorme
cerise (parfois c’est un abricot) qu’il agite devant moi, en me la proposant,
et en me souriant, et moi le cœur battant, fou de joie et surexcité par ce
cadeau de la providence, j’approche mes lèvres du fruit, parfois en fermant les
yeux avec piété tellement je suis content, et au dernier moment Queuille
éloigne le fruit de ma bouche et disparaît dans un grand rire sardonique, et je
me retrouve comme un con, j’ai une boule dans la gorge, je pleure, je commence
à être secoué de sanglots, et me réveille en larmes. Alors je respire
doucement, et pour me calmer je mange des cerises bien sûr.
Je
ramasse volontiers des raisins de ci de là. Je ramasse les grappes violettes de
raisin rouge et les grappes vertes de raisin blanc et tout en continuant ma
progression je mâche les grains, un par un, lentement. Le noyau, là, parfois,
je le mange. C’est selon mon humeur. Je joue à piou, aussi. je choisis un grain
mentalement, et je me dis, ça y est, j’ai choisi, et alors là Joe Sexandson
mange grain par grain, jusqu’à ce que, tombant sur le grain que j’ai choisi, je
lui crie joyeusement, piou ! et que ce soit mon tour, après que lui aie
choisi mentalement un grain, de manger. Je soupçonne Joe Sexandson de faire
exprès de ne pas tomber sur le grain que j’ai choisi, pour pouvoir manger
davantage de grains. C’est un jeu à qui perd gagne. Lorsque Joe mange tous les
grains et qu’il n’en reste qu’un et que c’est celui-ci que j’avais choisi, les
larmes me montent aux yeux et c’est d’une voix lamentable que je souffle, piou.
Joe rit à gorge déployée tandis que moi je me console en pensant à la blague du
Belge qui a gagné à cache-cache, Qu’est-ce que c’est un squelette dans un
placard c’est un belge qui a gagné à cache-cache, et je me dis, puisque c’est
comme ça la prochaine fois à piou j’y jouerai tout seul.
J’étais
nul en biologie à l’école. Je me rattrape. Les oiseaux, en ville je ne les
entendais pas pendant la journée, ni pendant la nuit. Etait-ce parce qu’ils ne
chantaient pas ? était-ce parce que les voitures et les humains faisaient
trop de bruit ? à la campagne on peut s’attendre à trouver des éléments de
réponse à ces questions. Pour l’instant je n’ai pas trouvé. J’écoute pourtant.
Je tends l’oreille. Je jette l’œil, aussi. parce que quand je tends l’oreille
sans regarder, j’entends moins bien.
Peut-être ai-je des difficultés de concentration. Ou ai je des pouvoirs de
synesthésie. C’est possible après tout. ça n’arrive pas qu’aux autres,
paraît-il. Peut-être un jour, tendant l’oreille, reconnaîtrai-je une odeur de
pudding, et, jetant un œil, j’entendrai chanter un geai dans un buisson
d’épines. Ah ! les oiseaux. Aucun ne m’a chié dessus. pour l’instant. Si
ça m’arrive, sera-ce pile entre les deux yeux ? dégoulinera-ce ?
collera-ce ? gluera-ce ? suspense.
De
toutes façons depuis mon aventure avec le charron, je n’aime pas beaucoup les
sifflements. Je continue de ne pas siffler. Et je ne recherche pas
particulièrement les sifflements. Quant aux oiseaux, certains disent que c’est
un chant. D’autres disent que c’est un langage. Moi je dis, et si c’était un
sifflement ? A une époque je les écoutais attentivement, quand je les
entendais. Et j’évaluais leur QI à partir de leur chant. Ceux qui font des
chants élaborés, sophistiqués, alambiqués : grand seigneur, je leur
donnais volontiers du 140 – dans mes bons jours je montais jusqu’à 160 -
Joe ! ta générosité te perdra. Quant à ceux dont le chant est monotone,
monocorde, une simple note répétée : 60, voire 50. Et puis un jour, après
rumination de la fameuse phrase attribuée à Van Gogh, c’est si difficile de
faire simple, j’ai inversé mon échelle de valeur, et ne me suis pas gêné par la
suite pour me gausser devant les oiseaux qui s’épuisent à émettre des chants
fastidieusement alambiqués et lourdement outranciers, tandis que j’ai souvent
attaché des regards béats d’admiration devant tel oiseau se concentrant sur
l’émission d’un simple cui répété trente fois par minute.
Je
dors sur le dos. C’est bon pour le dos. Ça fait mal au dos, parfois. Mais c’est
bon pour le dos. Parfois c’est trop mou. Alors j’arrache rageusement les
touffes de bruyère, les paquets de fougères, les tas de feuilles mortes, qui
gênent mon endormissement et risquent de rendre mon sommeil moins réparateur.
Je ne les jette pas trop loin pour ne pas attirer l’attention. Puis je me coule
doucement dans mon lit. J’aimerais bien me faire héberger par le grand
mathématicien Alexandre Groethendieck, qui, dans les années 90, s’est retiré,
avec sa médaille Fields et son cerveau surpuissant, dans une maison d’un
village pyrénéen. Mais je ne sais pas dans quel village il habite. Il m’ouvrirait sa porte, me montrerait d’un
geste brusque une planche de bois. C’est votre lit, demanderais-je, il
opinerait, et nous nous y coucherions de concert. Il ronflerait beaucoup. Ça
m’empêcherait de dormir. Je repartirais de chez lui comme une ombre, sans rien
dire, sans laisser de petit mot sur la table en bois de sa cuisine en bois,
genre merci beaucoup Alexandre pour votre hospitalité, je n’arrivais pas à
dormir, je suis parti, peut-être à une prochaine fois. Je l’aime bien
Alexandre. Mais il est mort.
Quelqu’un
m’a dit, dormir sur le ventre, c’est bon pour le ventre. Je lui ai répondu que
je n’avais pas de problème de ventre. Voyez vous ça, a t-il ironisé en me
jetant un regard oblique. Je crois qu’il essayait de voir mon nombril. Je suis
très pudique. Mon nombril, c’est le mien. Je lui ai dit, C’est un souvenir.
Quoi
donc ?
Ah
ne fais pas l’innocent. Tu sais très bien ce dont je parle.
Mon
nombril n’a pas bien cicatrisé. Du sang en sort de temps en temps. Et puis mon
nombril est bizarrement creux. Je me demande si une partie n’en est pas restée
dans le ventre de ma mère. C’est peut-être pour ça cette grosseur au ventre que
je lui ai trouvée la dernière fois que je l’ai vue. Je me console en pensant à
ceux dont le nombril proéminent pend devant eux comme une sagaie, ou s’avance
comme un vit de rechange. Le mien, mon nombril, est tellement creux que quand
je m’y enfonce je n’arrive pas jusqu’au bout. Je sens bien que je pourrais
continuer à avancer, mais arrivé à un certain point je prends peur, et plus je
m’enfonce plus j’ai peur : et s’il se refermait derrière moi ? et si,
faisant demi-tour, je trouvais porte close ? Alors quand j’en sors c’est
non seulement sans être allé jusqu’au bout mais, à vrai dire, dans une certaine
précipitation. Je suis tout essoufflé, parfois en sueur, je pousse un ouf de soulagement,
et je ferme les yeux pour me protéger de la lumière, comme les cochons d’Inde à
la naissance. Et le ouf de soulagement se mêle à un vague regret, parce qu’au
moment précis où j’en sors je comprends bien que, puisque le passage n’était
pas obstrué, puisque ça n’était pas fermé, j’aurais pu rester là dedans un
petit moment supplémentaire, peut-être explorer un peu plus avant. Mais je ne
suis pas particulièrement téméraire, et à ce jour je n’ai pas encore eu le
courage d’aller jusqu’au fond. Car je subodore qu’il y a un fond. Disons le
tout net : à mon avis, mon nombril, c’est un cul-de-sac.
Quant
à mon ventre proprement dit : quelle majesté ! Car oui j’ai du
ventre, maintenant. J’ai mis du temps à l’acquérir. Je ne l’en aime que
davantage. Ça me donne une certaine assise, ça contribue à me donner ce look
d’homme fait. Avant, quand je dormais sur le dos, mon ventre était convexe
pendant que j’inspirais, concave pendant que j’expirais. Convexe, concave,
convexe, concave, convexe, concave. Convexe, concave, convexe, concave. Et
ainsi de suite. Et, lorsque, soit cauchemar, soit crise de tachycardie, soit
masturbation involontaire, le rythme de ma respiration accélérait, Convexe
concave convexe concave convexe concave. Et ainsi de suite. Et pendant le bref
instant où mes poumons étaient vides et pas encore reremplis, mon ventre était
en position concave au point que mes côtes saillaient de beaucoup, comme celles
des vaches sacrées en Inde. Ce temps est révolu. Maintenant, que j’inspire ou
que j’expire, mon ventre reste convexe, de sorte que mon rythme désormais c’est
convexe, convexe, convexe, convexe, convexe, convexe. Et ainsi de suite. Et, en
cas d’accélération : convexe convexe convexe convexe. Alimentation trop
riche, certainement. Car en ville je mangeais trop, et ça ne fait pas si
longtemps que ça que je l’ai quittée, la ville. En outre, quand l’occasion se
présente, je me remplis de ce que je trouve, et si c’est un poulailler, c’est
trois poulets le matin, trois poulets le midi, trois poulets le soir. Je tiens
à ne pas sauter de repas. Gouverne ta vie, Joe. Tiens les rênes, tiens lui les
rênes courts. Un peu de discipline. Non à la désinvolture. Je mange d’ailleurs
à heures à peu près fixes. Tu iras loin Joe si tu continues de prendre soin de
ta santé, et tu garderas ton teint frais et ton tempérament primesautier, et ta
marche n’en sera que plus rapide et cadencée et régulière et salubre.
Chris
ne me répond pas toujours autant que je voudrais. L’autre jour, j’ai trouvé un
de ses mots dans une poste restante. J’étais content. Y avait une carte, avec
le mot. Sur la carte, il y avait marqué, Cher Joe, j’espère que ton voyage se
passe bien. Couvre toi bien, les nuits sont fraîches. Je crois que Chris n’a
toujours pas compris que moi c’est la nuit que je marche. A croire qu’il ne
s’intéresse pas à moi. J’étais vexé. Ça m’a un peu coupé les jambes. J’ai
ruminé quelques heures, appuyé sur la rambarde du terrain de foot municipal à
côté du bureau de poste. J’ai soupesé les arguments, les mots, de la réponse
que, je le sentais, j’allais envoyer à Chris. Car il fallait répondre. Cette
lettre désinvolte et négligée ne saurait rester sans réponse, me marmonnais-je
à moi-même, dans ma barbe de trois nuits.
Il
s’est mis à pleuvoir, je n’avais pas de papier à lettres, le marchand de cartes
postales avait déserté son magasin, laissant sur la porte un mot libellé comme
suit, Je suis au bistrot en face, j’ai regardé en face, il n’y avait pas de
bistrot. Tous ces obstacles m’ont découragé. Je me suis dit, Joe, tu écriras à
Chris un autre jour. Puis j’ai attendu le moment où mon coup de pompe serait
passé. Ce moment est arrivé. Je me suis remis en marche. Il pleuvait par
moments, puis le soleil brillait un peu, puis il repleuvait. Temps instable.
Soleil précaire. Nuages précaires. Précarité partout. J’ai chantonné Here There
and Everywhere. C’est encore loin ? me demandais-je de temps en temps.
T’occupe, me répondais-je. Et parfois j’ajoutais même, De quoi je me
mêle ? Marche, Joe, marche ! Le reste…
Mes
fonds baissent. Je me méfie de Chris. Il dit qu’il m’aidera. Mais je me méfie
de Chris. J’ai peur de devoir travailler. Et si je dois travailler il me faudra
collaborer, je pense. Je préfèrerais un travail solitaire. Les chevaux de
trait, je pense souvent à eux. Je n’en vois jamais mais je pense à eux chaque
fois que je vois des champs labourés, tout en me disant que peut-être ils ont
été labourés par une laboureuse, et non à l’aide d’un cheval de trait, et que peut-être
ils seront à nouveau, si jamais le pétrole, labourés à l’aide d’un cheval de
trait. Et en pensant aux chevaux de trait, je me dis, voilà des destins
compliqués, laborieux, mais qui ne sont pas sans une certaine grandeur, et un
certain intérêt. Car un cheval de trait, regardant par dessus son épaule, est
en mesure de voir le travail effectué. Il voit un sillon, bien tracé, souvent
assez rectiligne, et souvent assez joli, je trouve. Bien sûr il y a le joug, le
soc, les humeurs et les coups de bâton du paysan, mais il y a aussi les
encouragements, les flatteries, les susucres, et puis le soir la solitude et la
chaleur, dans l’écurie. Et le sommeil réparateur. Sans même avoir besoin de se
coucher. Autant de temps gagné, et de gymnastique fastidieuse évitée. Oui, quitte
à travailler, j’aimerais autant faire cheval de trait.
Mais
les métiers qui, si j’en crois le conseiller Pôle emploi, un barbu, que je
fréquentais quand je vivais en ville, s’offrent à moi, sont autres. Et
m’intéressent moins. Mes expériences dans l’enseignement, la recherche,
l’infirmerie, la plomberie, l’employade de bureau, la cambriole, ne m’ont pas
permis de détecter en moi des talents particuliers. Peut-être ai-je mal
cherché. Il faut toujours sur le métier remettre son ouvrage, me disait ma
mère, souvent quand j’échouais. Elle me le disait aussi quand je réussissais.
Cette équanimité dans ses réactions a peut-être un peu contribué à altérer ma
capacité à distinguer le succès de l’échec. Je confonds un peu, parfois. Par
exemple un jour j’ai tendu le pouce. Par dessus la route. Parce que j’avais
entendu un bruit de moteur. Peut-être une voiture, m’étais-je dit. C’en était
une. Elle a ralenti, d’environ 5 kilomètres heure, juste assez pour me
contourner comme on contourne un nid-de-poule, et a repris sa vitesse de
croisière, en me gratifiant d’absurdes appels de phare avec son train arrière.
Je ne savais pas qu’on pouvait faire des appels de phare par l’arrière. J’y
suis ! Les warning ! Oui ça devait être les warning. Et bien en
voyant cette voiture poursuivre sa route je me suis senti léger, guilleret,
soulagé. Allégé de l’inquiétude d’avoir à négocier, transiger peut-être !,
avec des humains, car cette voiture devait bien être conduite par quelqu’un,
qui m’aurait parlé je suppose, ne serait-ce que pour me demander où j’allais.
Peut-être même m’aurait-il demandé mon nom. Aurais-je osé lui dire mon prénom ?
Je ne sais. C’est un prénom difficile à porter. Chargé de significations
multiples et pesantes. Ça commence avec Joe Bilden, politicien républicain aux
Etats-Unis, ça continue avec Joe le taxi, chanté par Vanessa Paradis, ensuite
on tombe sur le fameux grand-papa Joe, le grand père de Charlie de Charlie et la chocolaterie, et sur Joris-Karl
Huysmans, que les catins et partenaires d’orgies qu’il baisait jusqu’à plus
soif puis plus tard les nonnes et les bonnes sœurs qu’il croisait lors des
offices religieux appelaient Jo et parfois même, dans la volupté, Jojo, et
ainsi de suite jusqu’à Joseph, le père du Fils du Père, et même jusqu’à
Joachim, le père du père du Fils du Père. Alors tous ces Jo, tous ces Joe, c’est
un héritage assez écrasant, forcément. C’est pourquoi, si la voiture s’était
arrêtée, je me serais peut-être présenté au chauffeur par mon nom de famille.
En tant qu’autostoppeur ça peut avoir une certaine classe. Genre, Mon pouce, je
te le tends, mais ta main, je ne mange pas dedans. Sexandson, aurais-je alors
dit, puisque mon nom de famille est Sexandson. Mes camarades, à l’école, en
usaient beaucoup, peut-être parce que nous étions quatre Joe, dans la classe,
dont deux cancres, et un excellent joueur de foot. L’excellent joueur de foot
était un des deux cancres. Le troisième n’avait aucun signe particulier. Le
quatrième non plus. C’était moi. Parfois par commodité, surtout lors des
parties de foot, on racourcissait mon nom et on m’appelait Sexan’. Oui, je
crois que j’aurais tendu au chauffeur une main la plus assurée possible et lui
aurais dit, soit Sexandson, soit Sexan’. Sexan’, en faisant bien sonner le
« an’ », pour prévenir tout malentendu. (De même, mutatis mutandis,
que les habitants de Montcuq font bien sonner la consonne finale, contrairement
par exemple à ceux de Saint-Merd.) Oui décidément, soit Sexandson, soit Sexan’.
Ou pourquoi pas même Sexands’. Hashtagjugementdesalomon.
Hashtagcoupagedepoireendeux.
En
somme je voyage en pédistop. C’est à dire que je prends à pied par des chemins
humbles, boisés, boueux, isolés, et ne menant nulle part, et sur lesquels je
circule au plus profond de la nuit (ça c’est la partie pédi-). Et lorsqu’une
voiture vient à passer je tends le pouce (ça c’est la partie –stop). Ah !
Les transports de l’esprit et des sens.
L’altitude,
ça va ça vient. Des fois je monte. Des fois je descends. Je ne sens pas
vraiment la différence. Les sportifs font des stages en altitude. Pour les
globules. Mais moi je ne sens rien. Pas plus tard qu’il y a quelques jours j’ai
marché longtemps vers le haut. Aucun effet dopant constaté. Chose curieuse,
j’avais même tendance à avancer moins vite, vers les pays des globules rouges,
que lorsque je m’en éloigne.
De
toutes façons pour entretenir ma forme je préfère avoir recours à des moyens
naturels, et notamment miser sur mon alimentation équilibrée. Un jour j’ai vu,
scintillant sous une énorme lune presque orange, au milieu d’un labour, une
gigantesque noix de coco. N’écoutant que mon opportunisme, je me suis dit, Joe,
ne laisse pas passer ta chance. Cette noix de coco est un don du ciel. Ça va te
rafraîchir, et te sucrer. L’approche a été facile. Elle ne bougeait pas. Elle
semblait attendre stoïquement l’assaut. Quant à moi je tenais à l’effet de
surprise. Je tâchais de marcher sous le vent. Il soufflait en plein sur mon
visage. Arrivée à quelques mètres, j’avais bon espoir qu’elle ne m’aie pas vu.
J’hésitais entre courir, me baisser à sa hauteur et l’emporter, ou alors, tel
un rugbyman aplatissant dans l’en-but, à lui plonger tout bonnement dessus, les
bras et le buste en avant. Ne risquais-je pas alors de la casser et que le lait
s’écoulât bêtement dans le sillon ? ou au contraire, si la noix était
particulièrement dure, de me blesser ? comme d’habitude dans ce genre de
situation, Sexandson opta pour la prudence. Je me suis mis à sprinter et arrivé
au niveau de la noix je la saisis à pleines mains et courut, sans ralentir et
sans me retourner, jusqu’au petit bois voisin. J’étais haletant. J’étais
content. Je salivais. Je ne savais pas que le plus dur allait commencer. A
table, me suis-je dit. Mangeons. La course m’avait donné soif. Je me suis
installé confortablement à un endroit un peu plus clairsemé du bois, par
ailleurs très touffu. J’avais repéré deux grands arbres séparés de plusieurs
mètres, dont les racines saillaient, dont les feuilles tombaient, dont les
troncs vieillissaient. Je me suis assis sur des lichens, à mi chemin entre les
deux. J’ai caressés tendrement la noix, en lui parlant d’une voix douce. Elle
avait des cheveux un peu épais, avec une coiffure bizarre. Je l’ai remerciée
par avance, de ce qu’elle allait me donner. Je tenais à ce qu’elle sache
qu’elle n’aurait pas affaire à un ingrat, que je saurais me montrer digne du
cadeau qu’elle s’apprêtait à me faire. J’ai hésité à l’embrasser. Un mouvement
de pudeur m’a retenu in extremis. C’eut été un peu too much. J’ai observé la
noix, pour en chercher le point faible. Je n’avais que l’embarras du choix. Attaquer
par le sud ? l’ouest ? l’est ? le… merde comment s’appelle t il
déjà le quatrième… En tout cas j’avais le choix. Je me disais que si
j’hésitais, c’était que chacune des solutions avait son avantage. J’ai regardé
vers la lune. Elle avait encore changé de couleur, et de place, et même, un
peu, de forme. Le temps passait. Il fallait ne pas trop attendre. Si
j’attendais trop le jour risquait de se lever avant que j’en aie fini avec la
noix, ou à tout le moins en plein pendant ma digestion. Alors qu’il est
chaudement recommandé je crois de ne pas se coucher juste après un repas. J’ai
pris l’objet le plus contondant dont je disposais. Ce jour là, c’était une
cuiller à soupe. En plastique. Toujours ce souci de légèreté. Le terrible
combat allait pouvoir commencer. Croyant avoir identifié, à un endroit où la
noix n’avait quasiment plus de cheveux, son point faible, j’y plantai
énergiquement la cuiller, qui en fait ne s’est pas plantée, et s’est cassée en
deux morceaux, ou peut-être même davantage. Joe, ton arme est émoussée, me
dis-je avec calme. Ton premier assaut a été déjoué. Il te faut une autre arme.
Ça n’était que le début d’une longue épreuve. Je fus réduit à fabriquer, avec
mes frêles outils et en usant de la matière première à ma disposition, une
espèce de pieu, lequel, après que je l’aie longuement aiguisé, je plantai dans
le cul, ou le cœur, ou le crâne, de la noix récalcitrante. J’avais touché je
crois un point sensible. Car à l’endroit de l’impact, un millilitre de liquide
suppurait doucement, et l’air qui sortait de la noix faisait un bruit minuscule
mais qui me fit plaisir. Ce bruit était comme un chant de victoire. J’avais
ouvert une brèche. J’étais en sueur. J’étais fatigué. J’avais faim. J’étais
pressé. Je repris un élan magistral, en visant le point où j’avais réussi à
faire ce petit trou. Je visai mal, mais je frappai tellement fort que je
parvins à faire un deuxième petit trou. Il était aussi minuscule que le
premier. Mes bras tremblaient. Je me suis assis à côté de la noix. Je lui ai
parlé, de nouveau. Je l’ai traitée de connasse, de saloparde, et de putain de
noix de coco de merde. Sexandson était en train de perdre son sang-froid. Après
ces paroles blessantes, et que, je le craignais déjà, rien ne saurait jamais effacer,
je décidai de me contenter momentanément des deux ridicules orifices que mon
gigantesque pieu avait fait. En tétant comme un damné, je parvins à absorber
plusieurs millilitres d’un lait fadasse et un peu écoeurant. Je respirai un
grand coup, poussai plusieurs cris, un long un court un long, pour évacuer la
frustration, puis j’enlevai quelques chandails, en enfilait quelques autres. Le
jour se levait, il était l’heure de dormir, la nuit porte conseil me suis-je
dit, et je me suis couché. Cette nuit là j’ai fait des rêves exténuants, où
j’étais dans un endroit où il faisait très froid, une pièce toute blanche,
genre vestiaire de piscine, ou chambre froide d’une boucherie, mais il y avait
un poêle qui chauffait dans un coin mais il faisait très très froid dehors, il
y avait une porte, je me levais, la fermais, elle se rouvrait, je me relevais,
la refermais, elle se rouvrait, je me rerelevais toujours grelottant et la
fermais à nouveau, elle se rouvrait à nouveau, et ainsi de suite jusqu’à ce que
je me réveille épuisé, en sueur, les nerfs à fleurs de peau et toujours affamé.
Finalement plusieurs jours plus tard je réussis, en la jetant de toutes mes
forces, après plusieurs pas d’élan, contre la croix impeccablement biseautée
d’une petite chapelle isolée, à obtenir d’elle que la noix s’ouvrât pour de bon.
Et alors j’ai pu constater que cette noix que j’avais péniblement portée
pendant plusieurs longues étapes et qui avait grandement entravé ma progression
avait un goût aussi fadasse que ma première tétée avait pu le laisser penser.
Tout ça pour ça ! J’enrageais. Même la quantité, c’était pas terrible, pas
de quoi nourrir durablement un grand gaillard comme moi. De rage j’ai pris ce
qui restait de la noix, par les cheveux, et lui ai fait une coiffure, une
ridicule crête iroquoise, ce qui m’a permis de me calmer, et de lui imposer le
port d’une coiffure qui ne pourrait que la ridiculiser aux yeux de quiconque
l’apercevrait en cette tenue.
Je
suis reparti en ruminant cette mésaventure, et depuis n’ai plus jamais approché
une noix de coco.
Heureusement,
à toutes choses malheur est bon, et plusieurs jours plus tard, tandis que
j’écoutais un coucou chanter et une branche tomber et un ruisseau couler, me
vint je ne sais d’où un petit poème charmant, avec des vers de cinq et sept
syllabes, ainsi conçu,
La vie mon coco
C’est comme une noix d’ coco
D’abord on se cogn’ dessus
Et après on tourne autour
La vie mon coco
C’est comme une noix d’ coco
Y a des fois on est déçu
Mais le lend’main il fait jour
et
que je garde sous le coude pour me servir de monnaie d’échange si besoin,
sait-on jamais (demande de rançon, ou autres).
Ce
qui devait arriver a fini, un jour, par arriver. Je crois que c’était fatal. Je
crois que c’était écrit. Je crois un peu au destin.
Ce
jour là comme d’habitude je pendais. Tout mon corps pendait, de ci de là, les
bras, les oreilles, les cheveux, la verge, les basques, mon pouce aussi, que je
gardais toujours pendant. Car, par orgueil peut-être, par souci d’efficacité
sans doute, j’avais résolu de ne jamais avoir besoin de ralentir ou d’accélérer
ma marche, ni à faire le de geste en cas de passage d’une voiture. Ainsi mon
pouce, toujours prêt, pendait constamment, gentiment, presque joliment je
crois. Je venais de prendre mon tour de quart, Sexandson étant allé se reposer.
Repose toi bien Joe, à tout à l’heure. Et tout d’un coup, par dessus le silence
de la nuit, le frétillement des feuilles dans les arbres, le ululement lointain
d’une chouette, j’ai entendu un bruit inhabituel. Il venait vers moi. C’était
une voiture. Elle s’est arrêtée à mon niveau. La porte s’est ouverte. Je suis
entré. J’ai eu peur. Il y avait une dame. Elle était au volant. Elle comptait
conduire. Elle avait conduit jusque là. Elle allait continuer. Au volant de sa
voiture. Avec moi dedans. Tu es fou Joe, où nous as tu fourrés. J’étais en
train de perdre le contrôle de la situation. Où allez vous ? m’a t-elle
dit. Je n’ai rien répondu. Silence. Avancez moi comme vous pouvez, lui ai je finalement
dit. C’était une femme de ménage. Elle faisait le ménage. Vous allez faire le
ménage par là ? lui ai je dit en montrant l’épaisse forêt devant nous.
Oui.
Ah
bon.
N’est
ce pas ?
En
effet.
Pourquoi ?
Le
dialogue se poursuivait ainsi. Nous commencions à nous connaître. Elle avait un
accent. Mais je ne sais pas d’où. En tout cas elle ne parlait pas comme tout le
monde. Son employeur possédait un appartement en ville, et une clairière dans
la forêt. Habituellement, elle faisait le ménage dans l’appartement, mais là, exceptionnellement
il lui avait demandé d’aller faire le ménage dans la clairière. Moi, toujours
curieux : pourquoi ? Elle, toujours gentille : parce que.
J’étais en train de prendre goût à ce compagnonnage. A un moment mon coude a
frôlé son coude. Elle venait de passer la seconde. J’ai fini, grâce à mon
interrogatoire serré, par apprendre qu’à son avis c’était soit pour faire un
terrain de golf, soit à des fins artistiques (son employeur s’intéressant au
Land Art) qu’elle devait ainsi aller faire le ménage dans une clairière. A un
moment je lui ai dit, laissez moi là. Ici ? Là. D’accord. Nous nous dîmes
au revoir.
Le
lendemain nous nous sommes revus. Nous avons commencé par nous apercevoir dans
la forêt. Alors, nous étant aperçus l’un l’autre, et nous étant, par surcroît,
aperçu, elle, que c’était moi, et moi, que c’était elle, nous nous sommes
rapprochés. Puis finalement, nous nous sommes croisés.
Je
ne sais pas si c’était une bonne idée. Je ne sais pas trop ce que ça va bien
pouvoir donner. Elle a dit qu’elle me tiendrait au courant. Je lui ai demandé
comment elle s’y prendrait. Elle m’a dit qu’elle m’écrirait, qu’elle
m’enverrait un faire-part. Je lui ai dit, Je ne sais pas quelle serait mon
adresse dans neuf mois. Elle m’a donné un papier. Elle est partie. Je suis
parti. Il n’y avait plus personne.
Cette
rencontre, je ne sais pourquoi, est associée dans ma mémoire à celle avec le charron. Et, par association d’idées,
elle m’évoque mon genou, et la tendinite au genou qui m’a longtemps fait
souffrir, et a tant gêné ma marche. Certes je suis souvent resté de longs
moments sans y penser. Mais il m’est arrivé d’avoir tellement mal qu’il me
fallait un soulagement immédiat. Souvent je me suis agenouillé sur place. Mais
ça ne réglait rien. Car une fois à genoux je continuais à avancer. Ce qui était
inconfortable, et peu rapide. M’en étant aperçu, j’ai décidé de changer
d’approche. Désormais quand ma tendinite me fait souffrir au point de me forcer
à m’agenouiller, une fois à genoux, je m’allonge. Et là, bien souvent, le
visage respirant les bonnes odeurs de la terre molle et accueillante, je
repense à mes jeunes années dans un sport-études, où j’avais un entraîneur un
peu paternaliste qui lorsque j’étais debout me disait, assis, et lorsque j’étais
assis, me disait, couché. Il tenait à ce que je passe de longues heures à ne
rien faire, me reposer, pour emmagasiner de l’énergie en vue des compétitions.
Il appelait ça « faire du jus ». Moi, docile, je faisais du jus, je
faisais du jus. Je trouvais quand même sa technique un peu rudimentaire. Un
jour, n’écoutant que mon courage, et transgressant la règle implicite
d’obéissance absolue à laquelle devaient se soumettre les élèves du
sport-études, j’ai eu l’audace de demander à mon entraîneur s’il ne pourrait
pas, à l’avenir, lorsqu’il me voyait debout, me demander directement de
m’allonger. Il n’a rien répondu. Mais à partir de ce jour son attitude à mon
endroit a changé du tout au tout. Il m’a pris en grippe, et j’ai été
progressivement marginalisé, à tel point que j’ai fini par être dégoûté du
sport. Je me suis mis à beaucoup sortir, à fuguer, à sécher les entraînements,
à boire, à fumer. Ma carrière de sportif touchait à sa fin. J’ai fini par être
exclu de l’établissement.
Il
m’a fallu songer à une réorientation. J’avais un oncle qui habitait au bord de
la mer et élevait des mollusques. J’aimais bien cet oncle, et son activité
m’intéressait beaucoup. J’allais le voir de plus en plus souvent, j’observais
la manière dont il s’occupait de ses petits animaux. Ça avait l’air de
l’intéresser. Ça sentait bon. Ça sentait la mer, le sel, l’iode, le vent. Pendant
plusieurs mois, me sachant assez porté sur la chose scientifique, j’ai
sérieusement envisagé d’embrasser la carrière de conchyliologue. Un directeur
d’études m’avait laissé entendre qu’il pourrait m’intégrer dans son équipe et
diriger mes travaux, mais je un problème administratif (inscription trop
tardive) m’a empêché de donner suite. L’année d’après, quand il aurait fallu
retenter ma chance, l’envie m’était passée. La conchyliologie avait cessé de
m’attirer suite à un jour où, à cause du mauvais vin blanc les ayant
accompagnées, je vomissais sur mes amis, le sol, et moi même, les vingt huit
moules et quatorze huitres que j’avais ingérées une heure plus tôt.
Par
la suite, j’ai eu diverses déconvenues, fait divers petits boulots, dont la
manutention chez Rond-Point – que nous appelions malicieusement, entre nous
Rond-de-cuir, petite vengeance vis-à-vis du petit chef qui nous aboyait dessus,
et aussi du grand chef dont nous apercevions ici ou là les photos et le sourire
niais, et apprenions les émoluments colossaux qui nous mettaient la rage au
cœur.
Ah !
quelle carrière, songeais-je sous la lune. Ça me donnait parfois envie de lui
hurler dessus. Mais je m’abstenais. Contrôle toi Joe. Respire lentement. Regarde
le présent. Regarde ton dedans. Regarde tes pensées. Regarde les. Ne les suis
pas. Je regardais, et j’avançais. J’étais la vache, j’étais le train. Au bout
de quelques minutes ça allait mieux.
Un
jour je suis tombé dans un trou. Je ne sais pas quelle était sa profondeur.
J’étais debout dans le trou. En regardant devant moi je voyais de la terre.
J’entendais les vers qui fouissaient. J’étais à peu près sûr d’être tombé tout
à fait au fond. J’aurais pu m’installer là. L’ai-je fait ? En tout cas du
temps a passé. Combien ? Je me suis endormi. C’était assez confortable. Le
trou était étroit, de sorte que je n’avais qu’à me pencher légèrement vers
l’avant pour pouvoir m’appuyer sur le rebord, comme sur un coussinet. Je me
souviens m’être dit, Ah ! Si j’avais un coussinet. Toujours cette
obsession du confort. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi, mais je me
souviens d’un rêve que j’ai eu, au fond de ce trou. J’étais debout, dans le
métro, et je dormais. Je rêve rarement que je dors. Mais là je m’en souviens
nettement, j’ai rêvé que je dormais, debout dans le métro, m’appuyant sur la
clavicule d’un monsieur, debout lui aussi, dans cette rame de métro. Il n’y
avait pas de coussinet sur sa clavicule. Etait-il violoniste ?
Altiste ? Boulanger ? Il ne m’en voulait pas, en tout cas, de m’être
endormi sur son épaule. Il me parlait doucement. Peut-être même était-ce lui
qui m’avait bercé, avec sa voix doucereuse. Je dormais profondément. Dans le
rêve. Dans le trou aussi, mais dans le rêve aussi. Et puis j’ai été réveillé,
dans le rêve, par un mouvement du monsieur à clavicule. Il voulait me caresser
je crois, avec sa main, sur mes cheveux. Moi on ne me caresse pas comme ça.
J’ai redressé la tête. J’ai dit des mots confus, au revoir, merci, bonjour. Et
j’ai voulu m’éloigner, par pudeur, et puis aussi à cause du filet de bave que
j’avais déposé sur la clavicule du monsieur. Car parfois je bave en dormant.
Surtout dans mes rêves. J’ai donc voulu m’éloigner du monsieur, dans le rêve, mais
je ne pouvais pas m’éloigner, car les autres voyageurs ne me laissaient pas
passer. Et là le monsieur m’a dit, Avez-vous bien dormi ? Et ces deux mots,
bien dormi, se détachent nettement dans le rêve, et là je me suis réveillé. J’étais
soulagé. J’avais bien dormi. Il faisait toujours nuit, et j’entendais toujours
les vers fouir. Je sentais mes yeux reposés. J’avais le cœur plein de
gratitude. J’ai réfléchi aux moyens de sortir du trou. Je me suis dit qu’il
faudrait peut-être procéder par étapes, et, pour commencer, tâcher de
m’éloigner du fond. Me faudrait-il grimper ? J’aurais volontiers dormi
encore un peu. Mais j’avais assez perdu de temps. J’ai pris la paroi dans mes
mains. Un morceau de la paroi. J’ai produit un effort violent. Quelques
secondes après, j’étais sorti du trou. Il n’était pas si profond après tout. J’ai
noté mon rêve sur mon calepin à rêves. Je n’ai jamais retrouvé la page où je
l’ai noté. Déchiqueté ou perdu, probablement. Mais c’est parce que je l’avais
noté que je m’en souviens. Je dormais trop peu dans le métro. Il y a trop peu
de monde dans le métro.
Par
la suite j’ai fait beaucoup plus attention. Car j’ai quand même eu une peur
rétrospective. Si le trou avait été trop profond ? Y serais-je
resté ? Y aurais-je fini ma vie, y aurais-je nourri les lombrics ? M’y
serais-je, à la longue, ennuyé ? Je ne suis plus tombé dans des trous. J’y
vais de temps en temps, volontairement. C’est comme un vaccin. Une piqûre de
rappel. Un pèlerinage. Je les choisis peu profonds. Je m’y recueille. Je
repars. Je commémore.
Quand
je suis sorti du trou, j’ai eu l’impression d’être suivi. J’ai regardé
derrière. Personne. J’ai regardé devant. Personne. J’ai regardé au dessus. Et
là je l’ai vu. C’était un oiseau. Et quel oiseau ! Il avait l’air grand.
Je n’ai pas osé le regarder en face. Il était trop loin de toutes façons. Que
me voulait-il ? Il restait à une certaine distance. Si j’accélérais, il
accélérait. Si je décélérais, il décélérait. Si j’avais pris de l’altitude,
peut-être en aurait-il pris aussi. mais je ne pouvais pas prendre de
l’altitude, moi pauvre piéton, dans ce champ. C’était un champ de patates.
L’oiseau émettait des ululements sépulcraux. Il m’inquiétait. Hibou ?
Vautour ? Chouette ? J’ai envisagé de me mettre à carrément sprinter.
Commencer par m’arrêter complètement bien sûr, pour endormir sa vigilance, puis
courir à pleine vitesse, coudes au corps, ventre à terre, jusqu’au fourré le
plus proche, et là me jeter la tête la première de manière qu’il ne puisse plus
me voir. Oui c’était une option. Mais ça n’était pas la seule. Mais c’était
celle qui me séduisait le plus. Mais je me sentais fatigué. Sprinter, en
serais-je capable ? Les ululements ne cessaient pas. Ça ressemblait à un
chant mortuaire. Ma peur a augmenté. Joe, cet animal en veut à ta vie. Mes
dents ne claquaient pas, je ne transpirais pas, mais j’avais mal au ventre.
L’oiseau allait-il fondre sur moi ? Peut-être avais-je mal regardé et
était-ce un faucon, voire un aigle, avec serres et tout et tout ? Ou le
Cracoucass, en personne ? Probablement un oiseau de proie en tout cas, lui
l’animal, et moi la proie. Ah ! Si ça avait pu être l’inverse. Je
cherchais un trou. Il n’y en avait pas. Et puis tout d’un coup la peur a été
plus forte que la fatigue et l’indétermination. Je me suis mis à courir comme
un fou droit devant moi. J’entendais le bruit de mes pas dans la terre grasse
et molle, et j’entendais en même temps derrière toujours ces sinistres
ululements, et tout en courant je me disais, Mais qu’est-ce que tu fous Joe tu
sais où tu vas au moins ? Tu seras bien avancé quand tu seras complètement
crevé, quand tu n’auras plus d’énergie quand il te fondra dessus cet animal
démoniaque, et je me suis souvenu des documentaires animaliers où les lions
commencent, après avoir repéré la gazelle la plus faible du troupeau, par la
faire courir, l’obliger à dépenser de l’énergie, lui faire peur, pour ensuite,
lorsqu’elle est fatiguée, que son petit cœur bat à toute vitesse, qu’elle jette
des regards affolés autour d’elle et s’aperçoit qu’elle est loin du troupeau,
lui sauter à la gorge, et c’est à ce moment là justement, petite gazelle, qu’il
faudrait que tu aies l’énergie de ruer, sauter, courir, mais tu n’en as plus de
l’énergie, car tu as tout donné il y a quelques instants quand les lionnes te
faisaient courir, et alors elles n’ont plus qu’à porter l’estocade et tu sens
les dents te rentrer dans la gorge, et le sang couler sur ton cou, et l’odeur
du pelage des lionnes se mélange à l’odeur de ton sang frais et cette odeur te
rentre dans les narines, et c’est dans cette odeur que tu t’endors pour
toujours, petite gazelle. Et là la gazelle c’était moi, oui décidément j’étais
en train de tout donner beaucoup trop tôt, j’étais comme un marathonien qui
part au sprint, alors j’ai arrêté de courir. Je n’osais pas regarder au dessus
de moi. Je n’entendais plus les ululements. Avais-je semé l’ennemi ? Non.
C’était seulement le bruit de ma respiration qui m’avait empêché un instant
d’entendre l’oiseau chanter. Mais il était là, il ululait, il ululait. Il, ou
elle ? Ou ils ? Ou elles ? J’avais les nerfs à nu. Finalement,
tandis que l’inquiétante bestiole continuait de tournoyer au dessus de moi, j’ai
aperçu un arbre. Son tronc semblait creux. C’est ta chance Joe ! Je m’en
approchai. J’avais bien vu. Le tronc était creux. Je suis entré dans le tronc.
J’ai poussé un immense soupir de soulagement. Mon vieux Joe, la gazelle a
échappé aux lionnes. Je répète : la gazelle a échappé aux lionnes. Depuis
l’intérieur du tronc, j’ai regardé vers le ciel. J’entendais toujours les
ululements mais ne voyais rien. Je folleyais. Avais-je été le jouet d’une hallucination ?
Ces bruits c’était quoi ? Des acouphènes ? Je me suis dit, Joe, tu es
surmené, la nuit prochaine, tu prends une journée de repos.
Les
intempéries pèsent parfois sur mon moral. Mais elles l’éprouvent et le
trempent, et il en sort renforcé, globalement, je crois. Je prends grand soin
de mon moral. Je m’octroie de menus plaisirs, qui me maintiennent en train. Je
joue. Je ris. Je chante. Alternativement. Toujours dans cet ordre. Je joue, je
ris, je chante. Puis je joue, puis je ris, puis je chante. Et ainsi de suite.
Jusqu’à ce que ça s’arrête. Car ça aussi ça finit par s’arrêter.
Provisoirement. Je ne chante pas toujours la même chose, mais je ne varie pas
trop non plus. Je suis un homme d’habitudes. J’aime les habitudes. Surtout les
miennes. Je joue, je ris, je chante, et parfois chantant et m’apercevant que
telle chanson que j’ai l’habitude de chanter ça commence à faire longtemps que
je ne l’ai pas chantée je m’interromps, puis je joue, puis je ris, puis je
chante, mais cette fois ci je chante la chanson adéquate, la chanson anciennement
habituelle que j’avais perdu l’habitude de chanter et que j’étais en train de
prendre l’habitude de ne pas chanter.
Un
jour j’en aurai marre de jouer alors d’ici là j’en profite. C’est parce que je
joue que je ris. Mais je ne pense pas, lorsque je joue, que peut-être ça me
fera rire. Alors que je le sais, par expérience. Chaque fois que je joue aux
osselets par exemple, il en résulte des spasmes d’hilarité, qui me secouent un
moment. Heureusement je joue toujours accroupi, aux osselets. Alors quand
l’hilarité se déclenche, si les spasmes sont trop violents pour que je garde
mon équilibre, je ne tombe pas de très haut. D’une manière générale je tombe
rarement de haut. Je suis toujours prêt à la chute. Je ne prends jamais trop
d’altitude. Ça a ses avantages. Je sens la bonne odeur de la terre. Et ça
m’évite aussi d’être trop dans les nuages. Ma tête, quand je marche, elle est
sous le ciel, ou elle est dans le ciel ? Un jour j’avais demandé ça à mon
père, qui m’avait répondu, Mange ta soupe. Elle va refroidir, avait-il ajouté,
car à chacune de ses admonestations, il avait à cœur de faire correspondre une
explication. C’était toujours dans cet ordre. Lui aussi aime l’ordre.
Admonestation, explication. Admonestation, explication. Admonestation,
explication. Si je comprenais mal l’explication, et que mon père s’en
apercevait, l’explication se suivait d’une autre admonestation. Le cycle
devenait alors ternaire. Admonestation, explication, admonestation.
Admonestation, explication, admonestation. Mange ta soupe, elle va refroidir.
Ah bon, elle va refroidir ? Evidemment qu’elle va refroidir c’est
l’échange thermique tu ne travailles pas assez à l’école, il faut que tu te
reprennes, que tu travailles mieux à l’école. Monsieur Szempruch, ton
professeur de physique, m’a parlé de toi, à la dernière réunion parents-profs.
Et
ainsi de suite. Tout ça parce que j’avais demandé si, quand je marche, ma tête
est sous le ciel, ou dans le ciel. J’aurais pu poser la question pour les
autres parties du corps. Mais j’ai tendance à beaucoup m’intéresser à ma tête.
Elle est grosse, lourde, et elle penche d’un côté. J’en prends soin. Cependant
la question serait valable pour mes anches. Mes anches, elles sont dans le
ciel, ou alors elles sont sous le ciel ? Mes pieds sont par terre, eux.
Ça, c’est clair. Leur plante en tout cas. En tout cas le bas de leur plante. Au
point que parfois quand je marche pieds nus la terre me chatouille, ça me fait
des guili, j’aime bien, et ça aussi ça provoque des spasmes d’hilarité. Je ris
décidément beaucoup.
Tu
ne te rends pas compte de ta chance, m’a un jour écrit Chris. Le rire, le rire,
tout est là, avait-il ajouté dans son message. Je n’ai jamais entendu le son de
la voix de Chris. Notre relation est basée sur l’écrit. Ça a son charme.
Parfois cependant je lui transmets des messages vocaux. Sans médiation,
directement de bouche à oreille. Mais rien ne me prouve qu’il les reçoit, mes
messages. Je les produis le plus bruyamment possible. Je hurle devant moi, le
plus fort possible, par exemple lorsque pris d’une grande émotion esthétique je
tiens à la lui communiquer, et je hurle à faire peur aux gens, s’il y en avait.
Je hurle par exemple, Chris, là d’où je te hurle, il y a une très, très belle
lumière, douce et caressante, jaune et rasante. A tout hasard je rehurle mon
message, non sans avoir préalablement, pour mettre toutes les chances de mon
côté, pivoté de quatre vingt dix degrés. Car en vérité je ne sais jamais
exactement où est Chris, par rapport à moi. Nord ? Sud ? Est ?
Ouest ? Sacré Chris.
Les
points cardinaux, ça m’intéresse. J’aime savoir où j’en suis. Ne serait-ce que
pour savoir dans quelle position dormir. Car je tâche toujours de dormir la
tête au nord. J’ai entendu dire qu’on dort mieux la tête au nord. Il est vrai
que j’ai aussi entendu dire que cette idée est fausse, que c’est une simple
légende, et qu’on ne dort pas mieux la tête au nord que la tête, mettons, à
l’ouest. Donc, dans le doute, je dors la tête au nord. J’essaye en tout cas. Quand j’avais ma boussole ça allait,
mais depuis qu’elle est cassée je suis obligé d’essayer de deviner où c’est, le
nord. Je pourrais m’aider du soleil, des étoiles. Mais ils ne sont pas toujours
là, le soleil, les étoiles. Et puis moi, l’astronomie. Alors je me fie plutôt à
la température. Je me dis, au nord il fait plus froid qu’au sud, dans cet
hémisphère, alors je mets ma tête là où il fait le plus froid, et mes pieds là
où il fait le plus chaud. La différence n’est pas toujours énorme. Mais je suis
très sensible aux variations de température. D’où ma propension à porter des
chandails légers, nombreux, et à col très large, ce qui facilite le passage de
ma grosse tête les multiples fois où j’enfile, ôte, enfile, ôte, enfile, ôte
mes chandails au gré des changements de température. De toutes façons si le col
n’est pas large au départ il finit rapidement par l’être. De toutes façons.
Quitte à reprendre sa forme initiale, comme le tout premier col que j’ai
franchi, il y a bien des années. Je l’avais franchi la tête la première. A ce
qu’on m’a dit. Je ne m’en souviens pas, mais on me l’a raconté. Il faisait
nuit. Des néons clignotaient au plafond. Je me suis jeté en avant. J’avais le
cordon autour du cou. Ça m’a freiné dans ma progression, mais pas au point de
m’empêcher de basculer de l’autre côté. Le cordon a été coupé avant que je
bleuisse complètement. Encore aujourd’hui j’ai le teint plutôt rose et frais.
Les bienfaits du grand air. Mes chandails sont tellement nombreux, et tellement
fins, que quand j’en perds, si j’en perds, je ne m’en aperçois même pas. Mes
chandails, en fait, c’est pas des chandails, c’est des tee-shirts. A la laine
près. Car mes chandails sont en laine. Chris y tient. C’est moins pratique pour
les lessives mais c’est plus classe, m’a t-il dit. Je lui ai dit que pour les
lessives ça pouvait aller, que dans les laveries publiques on peut choisir la
température de lavage. Il m’a objecté que
pas
toujours, pas toujours.
Je
lui ai répondu que
si
si.
Là
il a peut-être haussé les épaules. Je ne sais pas. il n’était pas dans mon
champ de vision. En tout cas il m’a dit, Tes chandails sont en laine, c’est pas
pratique pour les lessives, mais ça te donne un certain standing, et même un
standing certain. Ainsi va notre relation. Le mécénat a ses vicissitudes. Il
faut parfois transiger. Va pour la laine. C’est de la laine de chacal, je
crois. Peu importe.
Outre
mes chandails, je porte un maillot de joueur de foot. Le maillot de Gilberson.
Je le porte fièrement, avec son numéro 422 floqué en lettres d’or, et ces neuf
lettres, gé, i, èl, bée, euh, hère, èsse, oh !, haine, en lettres d’or
itou. Je l’ai acheté un jour, très cher, à un enfant qui jouait sur une dalle.
Je ne sais pas à quoi il jouait. J’ai tout de suite repéré le maillot, celui de
mon idole, dont je visionnais tous les matches, au ralenti, et en coupant le
son pour me mieux concentrer, quand j’étais moi même enfant, et passionné de
foot. J’ai entrepris le petit, lui ai fait miroiter les avantages qu’il aurait
à la transaction, il a consenti, et je suis reparti le cœur dilaté par l’excitation,
et les yeux noyés de reconnaissance pour la vie qui avait mis sur mon chemin
cet enfant là, portant ce maillot là, ce jour là, ce jour béni où moi, moi Joe
Sexandson, alias Sex’n’, devais passer le long de cette dalle, d’ailleurs
rouge. Ah ! La vie, tout de même, a du bon. Et tout à mon excitation, et à
cause de mes tendances à l’exhibitionnisme, j’avais eu, les jours suivants, une
conduite un peu imprudente, approchant les villages plus souvent et moins
nuitamment que d’habitude, pour que les gens le voient mon magnifique maillot
sur mes épaules d’athlète, moulant mon torse mâle et même un peu musclé par
endroits, et le moulant d’autant plus que c’était du XXXS, le gamin n’avait pas
que des qualités, mal nourri peut-être, ou privé de vitamine D pendant sa prime
enfance, ou tout simplement pourvu de parents tout petits rikiki tout menus,
culminant à un mètre cinquante comme Maurice Ravel et Prince, oui c’était
peut-être tout simplement ça, un descendant de Maurice Ravel ou de Prince ou
des deux, et alors ça me moulait ça me moulait, et ça me moulait tellement que
ça me faisait presque mal et ainsi je ne risquais pas d’oublier les neuf
lettres magiques floquées dans mon dos, et le numéro fétiche, 422, de mon idole
d’enfance, et alors je bombais le torse, fièrement, et je promenais de bourg en
bled, de trou en patelin, de cabane perdue en ferme isolée, un sourire radieux
et conquérant, je me sentais comme une égérie lagarfeldo-saint-laurentaise,
Inès de la Fressange, Claudia Schiffer, tremblez, j’arrive.
Etre
beau ça peut servir. Pour la séduction. Les opportunités sont certes rares, mais
à tout hasard, je prends soin de mon apparence physique. Certains jours ça
ralentit ma marche, quand mes ongles de pied sont trop longs par exemple, et
que je dois passer des heures à les ronger. Car cette tâche me prend beaucoup
de temps, surtout pour ceux du pied droit d’ailleurs. Je ne sais pas pourquoi,
j’accède beaucoup plus facilement au pied gauche. Peut-être ma mâchoire n’est elle
pas parfaitement symétrique, peut-être mon cou n’est il pas bien dans l’axe du
tronc, peut-être ma jambe gauche est-elle plus souple. Le résultat de cette
dissymétrie est en tout cas spectaculaire. Mes ongles de pied gauche sont
nickel, roses, nacrés, leur rebord dessinant une jolie courbe. En outre, pas la
moindre trace de terre ou de poussière, pas le moindre brin d’herbe entre
l’ongle et la peau. Le pied droit, c’est pas pareil. Et pourtant ce n’est pas
faute d’avoir cherché une position propice. Mais chaque fois que je crois avoir
trouvé, au bout de quelques secondes, les douleurs au genou, au cou, à la
mâchoire, à la cheville, sont intolérables, et qui veut aller loin ménage sa
monture, et ma monture c’est moi, alors je prends soin de moi, et certes c’est
prendre soin de soi que de se ronger méticuleusement les ongles des pieds mais
c’est aussi prendre soin de soi que de ne pas soumettre son corps à des efforts
exagérés alors en général au bout de quelques secondes je renonce. Après je
recommence bien sûr, mais il m’est difficile de trouver un rythme de croisière
dans ces conditions, et la qualité du rongement s’en ressent. Tant pis.
D’ailleurs ce n’est peut-être pas la seule raison pour laquelle je n’ai trouvé
personne avec qui copuler depuis qu’à Bénézach-lès-Bruyères j’ai frayé avec la
tenancière d’un pmu, dans l’arrière-salle de son établissement, entre les futs
de bière et l’ancien écran de télévision, déchu depuis qu’elle avait fait
l’acquisition d’un écran plasma dernier cri, Ça excite les turfistes, ils n’en
jouent que davantage, et ça augmente mon chiffre d’affaires, judicieux
investissement m’expliquait elle entre deux gémissements, probablement
propitiatoires, tandis que, transpirant derrière elle sous mon maillot XXXS, je
cherchais vainement la sortie.
L’éclat
de mon apparence physique dépend aussi, dans une large mesure, de l’état de mon
maillot de Gilberson. Or il y a un problème avec le flocage. Je crois que je me
suis fait avoir. Le 4 commence déjà à s’écailler, mais il tient encore bien le
coup. Le 2 de la fin est en bon état. Mais le 2 du milieu est en sale état. Il
est déjà très effacé. S’il venait à disparaître complètement, le ridicule ne
serait pas loin. Gilberson avec le numéro 42. Haha. Laissez moi rire. Les gens
se gausseraient, sur mon passage. Et ce n’est pas le moment, moi qui caresse le
projet de me resocialiser. Alors peut-être que l’acquisition d’un Stabylo Boss
permettrait-elle, au moins provisoirement, de consolider le 2 du milieu. Faut
voir. Les lettres, elles tiennent le coup. Ce qui est presque une circonstance
aggravante, car après tout, autant la coexistence du nom de Gilberson et d’un
numéro 42 prêterait à rire, autant un simple 42, associé à aucun nom, pourrait
passer comme lettre à la poste. Tiens, se diraient les gens, un Stéphanois ;
et qui tient à affirmer son identité territoriale. Ou alors les gens se
diraient, Tiens, un ancien, né en 1942, et qui affiche fièrement son année de
naissance. Ah ! Ces baby boomers !, ajouteraient-ils avec un sourire
indulgent. Oui peut-être qu’à terme la meilleure solution serait, non de
consolider le 2 du milieu, mais au contraire de l’enlever, en grattant avec un
couteau peut-être, un peu comme les peintres du dix neuvième (siècle), et en
enlevant aussi les neuf lettres de mon idole d’enfance. Il est parfois prudent,
dans la tempête, de savoir baisser la voilure. D’affaler. Courage, Joe !
Tu la trouveras, la solution ! Quant à retrouver le mioche, pour porter
réclamation, ça serait un trop gros détour. De l’avant, de l’avant !
Par
ailleurs le maillot commence à craquer par endroits. Un régime amaigrissant, je
le crains, va finir par s’imposer. Oh, pas besoin de perdre des dizaines de
kilos. Mais si je pouvais quand même atteindre la centaine, ce serait
bénéfique. Les coutures du maillot seraient moins mises à l’épreuve et
tiendraient peut-être mieux. Ah ! XXXS ! Trop petit, trop petit, trop
petit ! crié-je parfois vers le ciel bleu-gris. Il s’agit d’évacuer la
frustration. De chasser les pensées négatives. Une nuit j’ai rêvé que j’étais
envoyé sur la lune, dans une fusée pilotée par un barbu, moitié Fidel Castro
moitié hipster. Ma combinaison me serrait au coude, au cou, aux couilles. Ça me
grattait et mes mains étaient engoncées dans d’immenses gants qu’un ingénieur
sadique m’interdisait d’enlever, consignes de sécurité me disait-il, de sorte
qu’il m’était complètement impossible de me soulager, alors ça me démangeait
toujours plus, je commençais à en pleurer de rage et de frustration
lorsqu’heureusement mon réveil a sonné. Ah ! Gilberson ! Joies et
souffrances de l’idolâtrie !
Mon
pouvoir de séduction dépend aussi de mon intégrité physique. Il s’agit que Joe Sexandson
ne devienne pas une gueule cassée. Or un jour j’ai eu un accident qui aurait pu
avoir des conséquences fâcheuses. Je marchais tranquillement. Tout allait bien.
La nuit était d’un noir magnifique. Les étoiles étaient rares, il ne pleuvait
pas, la terre était molle sous mes pieds. Je savourais le calme de la nature.
Tout à ma progression, je ne chantais ni ne sifflais, ni ne jouais ni ne riais.
Il y a comme ça des moments d’accalmie. C’est alors que la collision a eu lieu.
Je ne suis pas près de l’oublier. Quand je referme les yeux le matin dans les
fossés ou les terrains vagues ou les arrière-cours ou les terrains de foot où le
sommeil me trouve j’y repense, et je revois tout avec une grande netteté. Tout
se détache au ralenti. J’ai eu tellement peur ! Et c’est bien à ça que ça
sert, la peur, à dilater son attention et donc à dilater le temps et donc ça en
fait des souvenirs, alors je revois tout avec une grande netteté, mais quand je
dis revoir peut-être n’est-ce pas le mot juste car la lune était cachée,
probablement derrière un nuage. Les étoiles aussi étaient cachées, ou absentes,
ou mortes depuis trop longtemps, et il n’y avait pas le moindre réverbère à
l’horizon. Cette obscurité me convenait bien. Et tout d’un coup : grand
choc. Stupeur. Douleur à l’épaule. Je suis resté plusieurs secondes hébété, sidéré
par la collision, son bruit mou et mat, et la douleur à l’épaule, la gauche, et
puis le silence, et puis des bruits de pas précipités, tout près de moi, et
s’éloignant petit à petit. J’étais très fatigué. Je venais de parcourir
plusieurs dizaines de mètres d’un coup, sans m’arrêter, à part quelques pauses
consacrées à de petites mictions, tellement petites qu’elles me tombaient un
peu sur les pieds, mais beaucoup sur le mollet, directement, peut-être à cause
de la pesanteur. Ou peut-être à cause du vent de face. J’étais donc fatigué par
mes efforts presque discontinus, et trop surpris par le choc pour courir
derrière le fauteur, lui crier, Salaud, connard, et ta priorité andouille, et
ton permis de marcher tu l’as eu dans une pochette surprise, méfie-toi enfoiré
j’ai relevé le numéro de ta plaque, tu ne perds rien pour attendre, saligaud,
et c’est dommage parce que ça m’aurait défoulé.
J’ai
hésité à porter plainte. Une petite main courante, dans une petite gendarmerie
de campagne, bien bucolique, avec un pot de fleurs dans un coin de la salle
d’attente, un avocat peut-être, ou un plant de tomates-cerises, pour égayer les
citoyens patientant avant de déposer une plainte, dénoncer un voisin, déclarer
une perte, Vous les avez perdu où madame vos papiers, Ben je sais pas où je les
ai perdus, Ah ben c’est embêtant ça madame, enfin bon je vais quand même vous
la prendre votre déclaration de perte, oui ça aurait son charme, un petit dépôt
de plainte de derrière les fagots, une petite dénonciation de bon aloi,
d’autant que malgré le noir total et grâce à ma nyctalopie j’étais capable de
donner des informations assez précises, à même de permettre d’établir un
portrait-robot du chauffard. A plus forte raison si on les recoupait avec
d’autres accidents du même type qui auraient eu lieu dans le même coin à peu
près au même moment, ou si l’on confrontait ma déposition avec un vieux dossier
non élucidé relatif à un fait du même ordre une vingtaine d’années auparavant.
Le portrait-robot ainsi établi aurait peut-être permis de mettre la main au
collet de l’individu, et ainsi aurais-je été largement indemnisé peut-être, et
vengé, et aurais-je même contribué à mettre hors d’état de nuire un
multirécidiviste. Vous êtes sûrs que ce n’est pas vous qui lui avez grillé la
priorité m’aurait demandé le gendarme, peut-être un moustachu, ou un jeune à peau
rose et à large mâchoire, avec un pull bleu nuit (encore elle !). Oui il
aurait peut-être été soupçonneux, probablement même. Il m’aurait fallu me
justifier, genre, Je vous jure monsieur le gendarme je tenais parfaitement ma
droite, j’avançais à vitesse modérée, je contrôlais parfaitement mon véhicule, Vous
pouvez le prouver ? Non ? Alors dans ces conditions vous comprendrez
mon cher monsieur que etc.
Oui,
je sentais venir les ennuis. Peut-être, à tout hasard, me mettraient-ils
quelques heures en cellule de dégrisement. Dégrisement ! Haha ! Moi
qui ne bois pas une goutte d’alcool. A tel point que tandis que je coulissais
en la tenancière du pmu de Bénézach-lès-Bruyères, les maigres vapeurs d’alcool
sortant d’un fût à bière qui n’avait plus de bouchons avaient suffi à susciter
en moi une légère ébriété, en sus de celle occasionnée par les caresses de
Marie-Gwendoline. Alors que faire en cellule de dégrisement quand on n’est pas
gris ? C’eut été le comble du désoeuvrement, si j’y étais allé, à la
gendarmerie, mais, vous l’avez deviné, je n’y suis pas allé, et d’ailleurs je
n’irai pas, je n’ai pas le temps, mon temps est précieux, il est compté.
Peut-être très mal compté, d’ailleurs tout le monde m’assure qu’il m’est
compté, mais personne n’a jamais été en mesure de me donner le résultat de ce
décompte. Je trouve ça louche. Un cartésien comme moi. un homme épris de
logique. Un homme méthodique. Si on me donnait le résultat, peut-être
apprendrais-je, que tout compté qu’il soit, il y en a beaucoup. Oui, peut-être
ont il compté large. Peut-être ont ils fait ça à la louche. Peut-être se sont
ils dit, allez, pour Sexandson, soyons généreux. Mais je n’en sais rien. Alors
dans le doute je me dépêche. Le raisonnement n’épuise pas la question, car
j’aurais pu en conclure qu’il fallait que je me dépêche d’aller déposer ma main
courante. Mais je sens, et je le sens intimement, obscurément mais intimement,
obscurément et intimement devrais-je dire car ce qui est intime est rarement
clair comme le jour, je sens intimement que j’ai mieux à faire que prendre le
risque de perdre des heures à ne me pas dégriser dans une cellule de
dégrisement. Oh je me connais, je ne suis pas homme à me laisser faire. Le cas
échéant, je protesterais, genre comment ça en cellule de dégrisement, mais je
ne suis pas gris, je ne suis pas gris, mais oui, mais oui, m’aurait répondu le
gendarme, en me coffrant, manu militari, ou ad nautum, mais, en tout cas, illico,
et non solum illico sed etiam ad vitam aeternam, qui sait. Car on ne sait
jamais. Car on sait quand ça commence, mais on ne sait pas quand ça s’arrête.
Non Joe me disais-je en reprenant mon souffle et mes esprits et même, déjà, ma
marche, sous la lune qui enfin apparaissait, On n’est jamais trop prudent.
Ravale ta colère, Joe. Oublie ce forfait, passe le par pertes et profits,
pardonne, même, peut-être, si possible. Pardonne au contrevenant, à
l’indélicat, à l’incivil, et marche, marche, va ton chemin, vis ta vie. C’est
la seule solution, mon garçon.
J’ai
donc finalement décidé de passer l’éponge. Pour solenniser l’instant, et pour
donner plus de force à la sage décision que je venais de prendre, j’ai fait,
sous le ciel étoilé, le geste de quelqu’un qui passe une éponge. Un geste large
et cérémonieux, comme celui qu’avait mon instituteur quand il passait l’éponge.
Car il passait volontiers l’éponge. Quand sa férule était usée d’avoir trop
servi, il la posait sur son bureau, prenait une grosse éponge jaune, qui avait
largement eu le temps de sécher depuis la dernière fois où elle avait servi, puis
il la plongeait dans un grand seau vert absinthe, l’en ressortait, l’essorait,
l’y replongeait, l’en ressortait, la réessorait, l’y rereplongeait, l’en
reressortait, la reréessorait, puis, ceci fait, marchait à grands pas (trois
suffisaient) vers le grand tableau noir, et là, d’un geste large, il passait
l’éponge. Tout ce qui y était alors inscrit, Rosa, rosas, rosa, My tailor is
rich, Brigitte ist in der Küche, 2 + 2 = 5, Jésus-Christ est né en 3 av. J.-C.,
tout ça se délayait en longues coulures qui glissaient doucement vers le bas du
tableau, façon aquarelle, si l’instituteur n’avait pas suffisamment reréessoré,
ou en disparaissait en un nuage crayeux, si au contraire il avait trop reréessoré
avant le passage d’éponge. Heureusement toutes ces informations capitales
avaient eu le temps de pénétrer à tout jamais dans ma cervelle molle comme de
la cire molle, et scrupuleuse, de sorte que bien que n’ayant jamais été en
Allemagne et n’ayant jamais fréquenté de Brigitte je reste prêt, à tout hasard,
si la vie me met en situation de devoir mobiliser ce savoir soigneusement
conservé quelque part entre mes deux oreilles, à répondre, à quelqu’un qui me
demanderait par exemple, Aber wo ist denn Brigitte à lui répondre, du tac au
tac et avec un accent impeccable, Brigitte ist in der Küche.
Il
faut dire qu’à part la férule mon instituteur avait des méthodes modernes,
innovantes, basées sur des découvertes scientifiques récentes relatives au
fonctionnement cérébral. Je crois n’en avoir pas gardé trop de séquelles. Lui
non plus. Ses chaussures étaient bien cirées.
Cette
collision m’a servi de leçon. Depuis je marche plus prudemment. Je ne commets
plus guère d’excès. Quand je m’arrête pour uriner, après avoir, pour ne pas
salir le chemin, tourné d’un quart de cercle, je rentre bien le ventre, de
manière à offrir le moins de surface de contact possible à un éventuel usager
venant en sens inverse. Je tâche de faire en sorte que l’opération dure le
moins longtemps possible. Je suis d’ailleurs de plus en plus rapide, quelques
secondes pour la braguette, quelques secondes de prospection, toujours avec la
même main, la droite, avan de trouver le cylindre pendouillant, de le
redresser, fermement mais doucement quand même, puis de le faire passer par le
trou. Après, il n’y a plus qu’à attendre. J’ai remarqué que le mieux est encore
de réussir à ne penser à rien. Tu es trop cérébral, Joe, me dis-je parfois
lorsque, ma verge pendouillant depuis dix minutes dans le froid, rien ne vient,
rien ne se passe, au point qu’il m’arrive de craindre que l’apparition de
minuscules stalactites au bout de l’urètre ne précède l’arrivée du liquide
chaud – environ 37°, d’après le manuel d’utilisation. Lorsque je parviens à
faire totalement le vide, comme les moines bouddhistes dans les lointaines lamasseries
himalayennes, comme les joueurs de tennis avant de servir, j’arrive plus vite,
ai-je l’impression, à mes fins. Ou peut-être est-ce simplement, hashtagbergsoncetaitpaslamoitiedunconquandmeme,
que mon appréciation du temps qui passe n’est pas la même quand je ne pense à
rien que quand je pense à quelque chose.
Pour
en revenir à cette fâcheuse collision, il m’en reste malheureusement quelques
séquelles. Mon épaule gauche me fait mal, souvent. Ça me handicape pour
diverses tâches du quotidien, tenue du bâton, agitage de pouce au nez des véhicules,
sans parler du rongeage d’ongles de pied qui provoque de grands lancements de
l’omoplate jusqu’au coude. Mais je reste positif, en me disant que ça aurait pu
être bien pire, et que somme toute j’ai de la chance dans mon malheur. J’aurais
pu par exemple me faire piétiner pendant mon sommeil, avec ce genre de
chauffards tout est possible. Quoi qu’il en soit, depuis cet accident, non
seulement je choisis avec encore plus de soin les endroits où je dors, mais
j’organise des tours de garde la nuit, afin d’être toujours sous surveillance.
Chaque tour de garde dure deux heures. Ainsi, moi qui ai besoin d’environ neuf
heures de sommeil quotidiennes, je me relève généralement quatre fois par nuit.
Tout ça se passe dans la bonne humeur et la confraternité.
Mes
voisins du dessous sont sympathiques. Accommodants en tout cas. Pas trop
bruyants, pas trop intrusifs. On ne se fréquente guère. C’est mieux, entre
voisins, je trouve. On se contente de ne pas trop se gêner les uns les autres.
Quand ils font des petits bruits souvent ça me berce. Parfois je joue avec eux.
Quand je fais de la musique. Si des grillons ou des cigales chantent, je marche
en mesure. Je fais en sorte que le bruit de mes pieds soit joli. Et je me donne
des petits coups, sur le ventre, avec le plat de mes mains. En mesure,
toujours. Et si en plus je me frotte le crâne avec l’une des deux mains, et si
parfois je les tape l’une dans l’autre, et si aussi je tape sur mes cuisses, et fais claquer ma
langue, et siffle, alors souvent ça finit par ressembler à une batucada, comme
celle dont j’étais membre lorsque je vivais en ville, mais je m’en étais fait
exclure, mais j’en garde un bon souvenir, mais je préfère comme ça, tout seul. Dans
la campagne, avec mes voisins du dessous, et mes voisins d’en face et d’à côté
aussi qui parfois pépient comme si leur vie en dépendait, et d’ailleurs peut-être
leur vie ou celle de leur progéniture en dépend elle parfois vraiment, parfois,
et in fine je me dis, dommage que je n’ai pas pris mon dictaphone. Et en même
temps je me connais, le dictaphone, je penserais à lui. Ça me déconcentrerait.
Et puis après avoir pensé à lui j’envisagerais de le sortir. Mais j’hésiterais.
Puis je me déciderais à le chercher, mais je ne le trouverais. Puis finalement
je chercherais mieux, je le trouverais, j’essayerais de le mettre en marche,
mais il ne marcherait pas, alors j’essayerais de le réparer, j’échouerais, puis
je réessayerais et parviendrais à le réparer, puis le mettrais en marche et
m’apercevrais que finalement non il ne serait pas vraiment réparé, et je
finirais par laisser tomber. Oui c’est comme ça, je le crains, que ça se
passerait. Alors je me dis que c’est peut-être une bonne idée finalement de ne
l’avoir pas pris, mon dictaphone. Parfois le grillon accélère. Sans raison. La
versatilité des animaux… Alors que Joe quant à lui tient parfaitement sa
partie, son rythme, s’applique, se concentre, devient la poutre, le socle, la
base de cet orchestre bucolique et itinérant. Quand j’ai envie de marcher
lentement ça peut poser problème, ces grillons qui crient comme des fous, envie
de baiser, envie de baiser, bah oui et moi alors qu’est-ce que vous croyez, et
est-ce que je crie pour autant, mais les animaux faut pas leur en vouloir on a
beau dire ils sont pas tout à fait comme nous. Je dis grillons, c’est peut-être
cigales. C’est comme entre chien et loup. Chameau et dromadaire. Eléphant
d’Afrique et éléphant d’Asie. Souris et rat. Guépard et léopard. Hyène et lynx.
Rhinocéros et hippopotame. Couleuvre et vipère, aigle et gypaète, musaraigne et
mulot. Phoque et otarie, pingouins et manchots, antilope et gazelle. Coyote et
dingo, guêpe et abeille, crocodile et alligator. Fennec et lycaon, bouquetin et
mouflon, chaise et tabouret, tous ces machins qui se ressemblent et marchent
par deux, par deux, alors que moi je vais seul, seul avec mon troupeau de
grillons devant derrière à droite à gauche. Je crois quand même que c’est moi
le maestro, car quand je sors mon sifflet à roulettes et que j’en donne un
gigantesque coup de sifflet je n’entends plus les grillons. Ils se taisent je
crois. Car plus un seul bruit. A part celui du sifflet. Qui s’arrête. Alors
j’entends de nouveau les grillons. Ah ben non finalement ils n’ont pas cessé de
chanter. Ah ben non finalement ce n’est pas moi le maestro.
Il
est temps que je m’arrête quelque peu sur mon aspect physique. Il ne faudrait
pas à ce stade du récit que le lecteur s’imagine un Sexandson négligé. Et
d’ailleurs Chris (Chris, si tu me lis) tient à ce que d’éventuels témoins
puissent attester que cette expédition obéit en tout point aux canons
esthétiques contemporains. Je suis bien sanglé dans mon maillot Gilberson, avec
mes délicats chandails sur les épaules. Celui de la couche supérieure est
généralement de couleur très claire, entre beige et blanc cassé, et, autant que
possible, d’une propreté impeccable. Les autres, personne ne les voit. Je vais
tête haute, regard droit devant soi. Je tourne la tête, parfois, pour voir
autour. Mais en général ce n’est pas plus beau ni plus intéressant autour que
devant, et dès que je m’en aperçois, hop, ni d’une ni de ni de deux, sans plus
attendre, je remets ma tête dans l’axe. Quand je suis en pleine forme, je
marche normalement, un pied après l’autre, l’autre après l’un, et ainsi de
suite. Ce n’est qu’en cas de fortes douleurs que j’essaye d’autres méthodes. Au
lieu de poser à terre successivement le pied droit, puis le pied gauche, puis
le pied droit, puis le pied gauche, j’essaye d’autres méthodes. Voici ma
préférée, toute simple et par moments presque élégante je crois. Je pose par
terre le pied droit, puis le pied gauche, puis de nouveau le pied gauche, puis
le pied droit. Pied droit, puis pied gauche, puis pied gauche, puis pied droit.
Droite, gauche, gauche, droite. Evidemment ça oblige à faire un petit saut, à
cloche-pied, entre la deuxième position (le premier gauche) et la troisième
position (le second gauche), ainsi d’ailleurs qu’entre la dernière position
d’un cycle (le deuxième droite) et la première position du suivant (le premier
droite). Ça a son intérêt. Ce ne sont pas exactement les mêmes muscles qui
travaillent. Pas de la même manière, en tout cas. Et puis ça rompt la
monotonie. Ça me fait penser au galop des chevaux, que je confonds toujours,
quant à eux, avec les ânes, que je confonds toujours avec les bardots que je
confonds toujours avec les zèbres que je confonds parfois avec les tigres. A
cause des rayures. J’ai même parfois essayé la combinaison suivante, pied
droit, pied gauche, pied gauche, pied gauche, pied droit, pied droit. Droite,
gauche, gauche, gauche, droite, droite. Et ainsi de suite. Mais au bout d’un
moment, là aussi, une sorte de monotonie s’installe. Droite, gauche, gauche,
gauche, droite, droite, puis de nouveau, droite, gauche, gauche, gauche,
droite, droite, oui, forcément, à force ça lasse. Et puis souvent au bout de
quelques mètres je sens poindre une fatigue, qui se manifeste surtout entre le
deuxième gauche et le troisième gauche. Parfois c’est bien simple je suis
réduit à attendre quelques secondes, entre le deuxième gauche et le troisième
gauche, le temps que je reprenne mon souffle. Après quoi, hop ! un petit
saut, et je peux remarcher sur mon pied droit. Je réserve ce mode de locomotion
aux grandes occasions.
Je
marche sans cannes. Je me pique de pouvoir me passer de ce genre de prothèses.
Il est vrai qu’à une époque j’avais une canne. Je l’avais fabriquée moi même.
J’avais choisi avec soin une grosse branche morte, que j’avais trouvée par
terre, dans un sous-bois. Je ne sais pas quel arbre c’était. Mais c’était une
belle branche. Bien grosse. Pour l’affiner je l’avais longuement taillée. Dans
un élan esthétique j’avais eu envie d’en biseauter les deux bouts. Aussitôt je
m’étais assis en tailleur et, tandis que des nuages flottaient doucement au
dessus des grands arbres, j’avais longuement taillé les deux bouts en pointe.
Ainsi me disais-je cette canne pourrait aussi le cas échéant me servir de
lance. Si jamais quelqu’un attaquait Sexandson celui-ci pourrait se défendre et
courir sur l’ennemi, avec sa canne taillée en pointe. Après plusieurs heures de
taille acharnée, la canne était très belle. Mais dès que je me remis en route
les premières complications apparurent. A chacun de mes pas la canne
s’enfonçait de plusieurs dizaines de centimètres, comme dans du beurre. Le
biseau était trop biseauté. La pointe était trop pointue. J’étais la victime innocente
de mon ardeur au travail et de mon perfectionnisme. J’en eus un long chagrin.
Depuis cet incident je n’ai plus de canne.
En
revanche, j’ai une chaise. Mon barda en est certes un peu alourdi. Mais elle
prend peu de place. Elle est légère, et maniable. C’est une chaise pliante.
Elle aussi je l’ai fabriquée moi-même. Elle est en bois. Elle est télescopique,
ce qui me permet d’atteindre les feuilles hautes dans les arbres. Ça m’évite de
sauter. Et elle est confortable, et non seulement elle est confortable, mais
elle se balance. C’est un rocking-chair. Car j’aime me balancer. Ça me rappelle
le berceau, je crois. Et ça me rappelle la balançoire, quand j’étais enfant.
Elle se balançait doucement, au tout début, puis de plus en plus vite. Les
autres enfants à côté disaient, Oui, oui, plus vite, plus vite, encore, encore,
vas y continue c’est bon, et moi j’avais peur, je voyais l’herbe verte le ciel
bleu, au sommet de la courbe un minuscule instant où la balançoire s’arrêtait
presque, j’étais face au ciel, et hop ça redescendait je revoyais l’herbe verte
elle se rapprochait à toute vitesse puis, ouf, je m’en éloignais de nouveau et
là je revoyais le ciel mais pas au dessus de moi non là c’était en dessous de
moi, la balançoire et mon cœur s’arrêtaient une fraction de seconde. Je
crispais mes mains de toutes mes forces sur la cordelette. Quand la balançoire
s’arrêtait j’en sautais immédiatement, avec un discret soupir de soulagement.
Je constatais que mes mains étaient encore bleues d’avoir serré la corde à
toute force. J’étais soulagé, mais déjà je pensais avec appréhension qu’il me
faudrait y retourner sur la balançoire, un peu plus tard, ou le lendemain dans
le meilleur des cas. Du temps a passé mais ce souvenir m’est resté très vif. Alors
c’est une revanche je crois maintenant quand je me balance dans mon
rocking-chair. Je vais doucement. En outre, il y a un aspect pratique. Quand je
suis à bonne hauteur ça me permet de manger sans bouger. Je veux dire sans
bouger mes mains. Ni mon cou. Je me balance bouche ouverte, et quand je sens un
fruit contre mon visage je croque. Miam.
J’ai
une épaule plus haute que l’autre. Sauf quand je suis très calme. Mais quand je
suis un peu nerveux, une de mes épaules a tendance à se dresser. Je ne sais pas
laquelle c’est. J’ai du mal à distinguer ma gauche de ma droite. Ça m’a gêné, à
une époque, quand j’avais passé mon permis de conduire. J’ai toujours eu du mal
à distinguer ma gauche et ma droite. A tel point que je l’aurais perdu depuis,
je crois, mon permis de conduire, si je l’avais obtenu. Ça me gênait aussi pour
mes leçons de maintien. Joe, regarde bien. La fourchette à gauche, le couteau à
droite. Ou l’inverse je ne sais plus. Car à quoi bon s’en souvenir, si on ne
sait pas distinguer. Je regardais attentivement mon instructeur poser la
fourchette argentée d’un côté de l’assiette, et le couteau de l’autre côté. Peu
après il me demandait d’essayer. Une fois sur deux je me trompais. Il me
donnait une petite claque. Puis nous passions à la leçon suivante. Je ne sais
donc pas si c’est mon épaule gauche qui est plus haute que la droite, ou
l’inverse. Tant pis. Ça vous donne une idée, quand même, de ma silhouette. Je
penche un peu d’un côté. Ça n’est pas grave.
Je
tombe très rarement. Le plus souvent c’est lorsque mes deux pieds sont trop
près l’un de l’autre. L’un des deux alors trébuche sur l’autre. J’avais appris
ça en sport-études, grâce à monsieur Sisso. C’était notre entraîneur. Il avait
attiré notre attention sur l’utilité, pour simuler une faute de l’adversaire,
de se faire soi même un croche-pieds, de préférence à pleine vitesse et dans la
surface de réparation adverse. Il suffit pour cela, pendant la course, de
diriger la pointe du pied de derrière sur le talon de celui de devant. Ça
fonctionne très bien. Au bout de quelques heures d’entraînement collectif (une
bien belle séance dont je chéris le souvenir) je maîtrisais parfaitement le
geste. Quand je me le fais par mégarde, j’en souris, ou j’en ris, ou j’en
pleure de rage si je tombe la tête la première dans une flaque glacée et qu’il
fait froid et que je suis fatigué et que j’en ai marre et que je veux rentrer
chez ma maman et que je veux un chocolat chaud et que j’ai froid aux pieds et
que quand est-ce qu’on mange. Mais, je le répète, ces moments de découragement
sont rares.
Quand
je longe un mur, je regarde si je fais de l’ombre. Si je fais de l’ombre, je
regarde mon ombre. Si mon ombre est jolie, je la regarde longuement. Parfois
elle est plus grande. Ça m’énerve. Parfois je suis plus grand. On est quitte.
J’ai
revu le charron un jour. J’étais surpris. Je le lui ai fait savoir. Il m’a dit,
C’est normal. C’est à cause de mon
travail, je dois beaucoup me déplacer. Il avait dans sa main droite une
oreille. Il y avait quelque chose qui était attaché à l’oreille. C’était un
petit garçon. Il avait le visage tout rouge. Il portait une salopette bleue,
une casquette verte, et avait les pieds nus. J’ai regardé le garçon. Le charron
s’en est aperçu. Il m’a dit distraitement, Ah oui j’ai tiré l’oreille à ce
garnement tout à l’heure. Et en plein pendant le tirage d’oreille je me suis
souvenu qu’il fallait y aller. Alors nous terminerons plus tard. Au moment où
je m’apprêtais à repartir, il m’a dit, embarrassé, Au fait la mule c’était un
bardot, il a ajouté excusez moi je confonds toujours, et le voilà qui repart.
Oreille à la main. Charrette au cul. Car il est assis dessus. Le petit court à
côté, avec le charron qui l’aide parfois en tirant. Oreille à la main,
charrette au cul, et boule à zéro. Son chapeau était tombé.
En
ce moment c’est le plein été. Il fait chaud. Je regrette mon chapeau. J’avais
un chapeau. Et aussi une casquette à visière. Histoire de voyager léger, j’ai
offert ma casquette, à un vagabond. Cinq minutes après, un coup de vent m’enlevait
mon chapeau, je le revois encore disparaître derrière une haie donnant sur une
falaise donnant sur une mer bleue et agitée où il n’était pas question pour un
mauvais nageur-escaladeur comme moi d’aller le chercher, alors j’ai retourné
voir le vagabond, me disant on ne sait jamais, mais il n’était plus là, et
depuis je vais nu-tête. C’est une des raisons pour lesquelles je continue de
marcher surtout pendant la nuit. J’ai pris un grand coup de soleil quand
j’étais petit. Une grosse insolation. Fièvre, vomissements. C’est un mauvais
souvenir. Ça m’a rendu précautionneux. J’ai demandé à Chris de me faire
parvenir un nouveau chapeau.
Marcher
la nuit permet d’éviter le soleil. Pour la pluie c’est différent. Elle ne se
couche pas, elle. Elle ne prévient pas, comme les maladies dont on ne sait pas
trop à quel âge elles peuvent nous tomber dessus. Pour ma part je suis en
milieu de vie. Si j’en crois les statistiques. C’est ma seule source. J’ai
fréquenté des statisticiens, lorsque j’étais employé de bureau. Ils suivaient
de près celles relatives à l’espérance de vie. Ils semblaient proches de
déboucher le champagne, en cas de gain d’un trimestre. Et puis les gains ont
rapetissé, je crois. Je ne me souviens plus très bien. Moi, les chiffres. Mais
je crois quand même être en milieu de vie. Au feeling.
Ça
me laisse le temps de voir venir. De faire des projets. J’ai envie d’écrire de
plus en plus, à Chris. Je crois qu’il lit ce que je lui envoie. Il y fait
allusion en tout cas, dans les messages que lui même m’envoie. Ce n’est pas une
preuve. C’est un indice. Mais ce n’est pas une preuve. Quelqu’un qui parle d’un
texte tout en ne l’ayant manifestement pas lu, j’ai déjà connu ça. Lorsque
j’avais soutenu ma thèse, Parades
amoureuses et positions coïtales chez les gorilles du Pililipambo : pour
une approche néo-tinbergenienne de la reproduction des grands singes, il
m’avait nettement semblé, étant donnée la teneur de ses interventions, que le
monsieur chauve assis sur une chaise en bois tout à fait à gauche de la longue table
derrière laquelle le jury était assis, et devant laquelle j’étais debout,
n’avait rien lu de la thèse. Ce qui me permet d’affirmer cela, c’est que je
l’ai lue attentivement, cette thèse. C’était d’ailleurs nécessaire, en vue de
la soutenance. Le nègre dûment appointé et très compétent que j’avais embauché
pour qu’il la rédige ne pouvait pas faire l’affaire pour la soutenance elle
même, la ressemblance physique entre lui et moi étant trop petite. J’avais
passé des nuits blanches à essayer de m’approprier ce texte lourd et abstrus et
à me dire, J’aurais mieux fait de la faire moi même finalement, ça aurait été
aussi simple. Tout ça pour dire que les allusions de Chris ne constituent pas
une preuve. Peut-être fait il lire mes textes à quelqu’un d’autre, mais ça
m’étonnerait, car ça lui coûte, de m’entretenir. Car il m’entretient, il n’y a
pas d’autre mot. C’est grâce à lui que je fonce toutes les nuits par les
chemins, que je dors tous les jours dans les fossés. Je vis à l’œil. Chris dans
ses messages évoque parfois complaisamment notre partenariat, notre
collaboration, les synergies entre lui et moi, etc. Je ne sais pas trop ce que
ça veut dire. Je lui écris, il m’envoie. Des textes, du pognon. Ah, il y en a
des choses qui circulent, entre lui et moi. Entre moi et moi aussi, je le sens
bien. Ma balle de jonglerie, par exemple. Hop, dans une main. Hop, dans
l’autre. Hop, dans l’autre (la précédente). Hop, dans l’autre autre (celle
d’avant). Et ainsi de suite. Je ne jongle jamais en marchant. Un accident est
vite arrivé. Vous jonglez, vous jonglez, et absorbé par la contemplation de la
petite sphère mollassonne et bariolée, vous glissez vous trébuchez vous tombez.
Ma grand-mère est morte d’une fracture du col du fémur. Le tapis de sa salle de
bains avait des tâches de moisi. Comme elle était méticuleuse, et même, dans
une certaine mesure, propre, elle a enlevé le tapis. La douche suivante lui a
été fœtale. Fatale. Je m’embrouille. C’est l’émotion. J’aimais ma grand-mère.
Elle m’avait recueilli chez elle, parfois, quand j’étais petit. Depuis cet
accident domestique, je redouble de prudence. La jonglerie n’est pas la seule
activité que je ne fais pas pendant que je marche. Il y en a plein d’autres. Ce
serait trop long à énumérer. A lister. Pas d’ablutions en marchant, par
exemple. Je marche à sec. Ce n’est qu’un exemple.
Un
jour il s’est mis à neiger. Flocons, flocons, flocons. Il neigeait tellement
que j’ai failli mettre pied à terre. Mais finalement je suis resté couché. Je
me suis dit, Joe, méfie toi, tu seras aussi mouillé une fois debout. Je crois
même que je me suis rendormi un instant, le temps pour un flocon plus gros que
les autres, et fourré, en son intérieur, d’un glaçon minuscule et pointu, de
tomber sur ma joue. C’est la fraîcheur du glaçon qui m’a réveillé. Ça a
interrompu un rêve dont, du coup, je me souviens très bien. C’était un rêve
érotique. J’étais en train de faire l’amour dans un hamac avec Nellie, une amie
calédonienne avec qui j’avais bu un Schweppes il y a une dizaine d’années sur
un boulevard. Le hamac se balançait au rythme de nos ébats. J’avais un peu peur
que nous tombions, mais non. Tout était pour le mieux. Peut-être serions nous
allé jusqu’au bout. Peut-être n’est-ce qu’à cause du glaçon fourré que le rêve
s’est interrompu. A mon réveil, je fus triste de cette interruption. Je me suis
consolé en me disant que les coïts, même ceux des autres, finissent par
s’interrompre, souvent, d’une manière ou d’une autre. Puis examinant le flocon
fourré, je me suis demandé s’il était vraiment fourré. Et si c’était une
farce ? Puis laissant la question sans réponse et la neige tomber, je me
suis rencogné dans le fossé, plein de foi dans l’avenir, me disant que la neige
c’est comme les coïts, souvent ça finit par s’interrompre.
Mes
rêves ne sont pas tous érotiques. Je rêve de fruits, de légumes, de viande, de
poisson, de charlottes aux fraises, de puddings aux fruits confits, de gratins
de concombres. Je note mes rêves, le matin, sur un petit calepin. Tes rêves
aussi, ça m’intéresse, m’a fait savoir Chris. Alors je m’exécute. Je lui envoie
ce qu’il reste de mes rêves, le moment venu. C’est toute une logistique. Je
m’assois. Je sors mon matériel de saisine. Je cherche, dans mes poches, mes
calepins à rêves. Parfois je les ai perdus. D’autres fois, je ne les ai pas
perdus, mais il n’en reste que de tout petits bouts. Je me demande ce que Chris
fait de ça. Peut-être n’est-il pas seulement ophtalmologue. Peut-être est-il aussi
onirologue. Peut-être a t-il envie de devenir onirologue. Auquel cas je compte
qu’il mentionnera mon nom dans les colloques internationaux, lorsqu’il fera des
communications. J’aimerais bien, un peu de reconnaissance. La reconnaissance,
ça m’intéresse. Sauf dans les villages que je traverse, bien entendu.
Récemment, j’arrive dans un village, comme souvent, à la journée tombante. Et
là, un mioche me montre du doigt. Petit malpoli, me dis-je en moi même. Et
alors continue de me désigner, avec une insistance croissante, et crie des
choses à quelques vieux sur une place, qui tous se retournent en ma direction,
me jettent des regards hostiles. C’était un village où j’étais déjà passé. Les
gens se souvenaient de la nuit que j’y avais passée, dans un grand tonneau
vide, dans le terrain vague, entre la tannerie et la station d’épuration. Ils
en avaient gardé un mauvais souvenir. Ma nuit avait été discrète pourtant. Mais
les gens sont les gens. Ils ont bonne mémoire. Ils se souviennent de tout, et
même de riens, et ça fait un gros nœud dans leur tête, et je me suis mis à
avoir peur qu’ils me courent derrière. Je n’avais pas envie de courir, j’étais
fatigué. J’ai sorti un torchon blanc d’une de mes poches. Je voulais l’agiter à
tout hasard, mais sa taille était vraiment ridicule. Alors, machinalement,
faute de mieux, je me suis mouché. Mais j’ai échoué. Rien n’est venu. Les gens
me regardaient sans courir. Je regardais les gens. Ça a duré un long moment je
crois. Finalement j’ai tourné le dos et je suis parti.
Ça
me servira de leçon. Il faut mieux calculer mon itinéraire. Passer deux fois
par le même village, c’est vexant, pour un aventurier comme moi. Il y a tant de
nouvelles choses à découvrir.
Un
jour j’ai été réveillé par un bruit improbable et puissant et non identifié.
M’étant senti une faiblesse la veille, je m’étais dit solennellement, Joe, ton
corps te parle, écoute le, et avais décidé de m’accorder une grasse matinée,
voire davantage si besoin. Non seulement j’avais pris soin de ne pas mettre mon
réveil pour pouvoir dormir tout mon soûl, mais j’avais opté pour un lieu a
priori protégé des nuisances sonores : le clocher et la route la plus
proches étaient à des kilomètres de là, et le champ où je m’étais installé
était entouré de haies suffisamment épaisses pour qu’elles étouffassent d’éventuels
bruits trop bruyants. Mais là ! Non seulement c’était puissant, mais ça se
répétait, ça durait, ça tenait, ça se prolongeait. Puis ça s’arrêtait quelques
secondes, juste le temps pour mieux de me dire ouf peut-être vais-je pouvoir me
rendormir, et puis ça recommençait, comme par un fait exprès. Une sorte de
supplice chinois pour mon petit corps las. Puis l’agacement passé, j’ai eu
l’impression de connaître ce bruit. Oui ça ne m’est pas inconnu, me disais-je.
Dans ce genre de cas, lorsque le désir de savoir est trop fort, lorsque l’appel
de ma libido sciendi m’y pousse, j’ai recours à la méthode dite de la
dépersonnalisation : je me concentre à fond et j’imagine que je ne suis
pas là, que je suis absent, que la scène se déroule sans moi. Effet pas
forcément très durable, mais puissant, et absolument immédiat (je ne l’ai pas
lu sur la notice car il n’y a pas de notice mais, cobaye humain, l’ai souvent constaté
sur moi même). Et aussitôt j’ai reconnu le bruit. C’était un brame de cerf. J’ai
tressailli. J’ai été pris d’un grand frisson, mon cœur s’est serré, et les
larmes me sont montées aux yeux. Je sentais mon cœur battre, le sang cogner
dans mes tempes. Et tout à coup le souvenir est apparu. J’ai eu la nette
impression de voir Fred en face de moi, d’entendre son cri puissant et
déchirant, à fendre l’âme. Fred ! Ô Fred ! Fred, majestueux animal,
splendide cervidé, avec ta belle tête brune, tes beaux yeux bruns, ton brame
puissant et saisissant, ô Fred, tes sabots luisants, ton poil soyeux, ta petite queue aussi qui pendouille
derrière, Fred, serait-ce possible… Fred ! Fred aux naseaux frémissants,
Fred à la belle tache blanche, sur le torse, pile à mi chemin entre le nombril
et le thorax ! Fred, est-ce un signe, est-ce ta voix, est-ce ton brame,
que j’entends ainsi planer par dessus les champs ? Est-ce ton brame qui
monte dans l’air et qui caresse les nuages ? Est-ce de ton auguste grand
corps de grand animal que sort cette plainte déchirante, cet appel désespéré,
cette supplique bouleversante ? Fred, serait-ce possible ? Après de
longues secondes j’ai enfilé prestement mon pantalon et une demi-douzaine de
chandails. J’ai chaussé mes chaussures. Le brame continuait. Il était poignant.
Je sentis une boule monter dans ma gorge, jusqu’à l’obstruer. Allais-je
pleurer ? Contrôle toi Joe. Ne te laisse pas submerger par les émotions.
Gère les. Uses-en. N’en sois pas le jouet. Telles sont en substance les paroles
que, mettant en œuvre les conseils d’un réent dossier « spécial
émotions » de Psychologies Magazine,
je me répétai à voix basse, tout en essayant d’identifier le plus précisément
possible d’où venait le brame. Il avait l’air de venir de partout. Il faut dire
que le vent était tournant. Et puis ce son puissant, enveloppant… Je marchai quand
même, un peu au hasard. Je laissai mon barda dans le champ. Il y a des
circonstances où il faut savoir lâcher du lest. Deux flatulences plus tard,
j’avais à peu près repéré l’origine de l’appel. Il n’y avait plus qu’à me
laisser guider. Plus j’approchais, plus c’était facile et c’est au pas de
course – au pas de course ! Moi, Sexandson ! Moi qui avait renoncé au
sport après mon exclusion du sport-études ! - que je finis par arriver
jusqu’au champ où plusieurs cerfs poussaient leur cri. Et là, le cœur battant,
j’ai tout de suite reconnu Fred. Il avait l’air surpris de me voir. A moins
qu’il ne m’ait pas vu. Son regard était un peu perdu. Entre deux brames, il mâchonna
tristement un branchage. L’amour ça coupe l’appétit, et aussi le sommeil d’ailleurs,
croyais-je me souvenir. Avec Marie-Gwendoline, la tenancière du pmu de Bénézach-lès-Bruyères,
ça m’avait plutôt donné faim. Mais ça n’est peut-être pas un exemple
particulièrement probant. Que t’arrive t-il Fred ? Blasé ?
Affamé ? J’étais content de le revoir en tout cas. Je sus rester sobre.
Quelques tapes sur la croupe. Un susucre. Car j’avais emmené un susucre. Je
l’ai mis dans sa bouche, entre ses gigantesques dents, tellement gigantesques que
j’en avais un peu peur qu’il mange le contenant (ma main) avec le contenu
(susucre), et sa langue, râpeuse, rêche et âpre comme la vie. Trêve d’effusions
me dis-je après avoir chuchoté quelques mots d’amour à l’oreille de Fred. Je
crois qu’il a senti mon émotion. Je suis reparti par où j’étais venu. Mais
moins vite. J’avais tout mon temps. J’allais de toutes façons me recoucher. Et
ces émotions m’avaient fatigué. Je pensais qu’il serait peut-être raisonnable
de m’octroyer un jour de complet repos, c’est à dire de ne pas marcher la nuit
suivante. Oui, ce serait peut-être même prudent. Prends soin de toi me dis-je.
Mais surtout j’étais taraudé par une question : qu’est-ce que Fred
foutait là ? Par quelle bizarrerie avait-il ainsi migré, au point que je
le revoie si longtemps après notre première rencontre ? Et l’inquiétude a
commencé à s’insinuer, et cette inquiétude je la revis, je la sens encore, à
l’heure où j’écris ce récit, au creux de mon ventre, rétrospectivement elle me
taraude, me poigne, me pèse. J’essayai de formuler les questions qui me
taraudaient : me serais-je perdu ? Avais-je parcouru une distance
moindre qu’escompté ? Avais-je, pire encore, tourné en rond ? Etais-je
carrément revenu sur mes pas ? A ce jour je n’ai jamais eu la réponse à
ces questions. C’est peut-être mieux comme ça. Il faut oublier, oublier,
oublier ce brame qui a mis le doute en moi, il faudrait l’oublier, mais c’est
difficile. Pendant longtemps je l’entendais tous les jours dans mon sommeil, ce
n’était qu’une hallucination mais je l’entendais, il venait hanter mes rêves,
ou les interrompre. Ces espèces d’acouphènes animaliers me secouaient toutes
les nuits et m’épuisaient. Encore aujourd’hui il se rappelle parfois à moi et
me fait immanquablement tressaillir.
J’ai
acheté des bottes. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je n’aurais pas dû. Ça alourdit
mon barda. Et ça me sert rarement. Je m’en vais, de ce pas, l’offrir à un
vagabond. Si j’en trouve un. Mais j’en trouverai. Ça lui fera plaisir, peut-être.
Peut-être qu’il me dira Monsieur. Les gens disent Monsieur quand on leur donne.
Sauf quand ça n’est pas des inconnus. Mais je ne connais pas de vagabonds. Donc
ce sera forcément un inconnu. Donc il me dira Monsieur. Et ça me fera plaisir.
Et pour que mon plaisir soit complet je ferai semblant de n’en pas éprouver, je
simulerai l’indifférence, je dirai, en haussant les épaules, et avec un sourire
débonnaire et d’une voix détachée, oh… monsieur… Comme vous y allez ! Et
peut-être même que j’ajouterai, surtout si je suis dans un état un peu
euphorique (bien dormi la nuit d’avant, joli rayon de soleil derrière les
nuages, qu’importe), appelez moi Joe ! Ne m’appelez pas Monsieur, appelez
moi Joe ! Ou, si cela vous est trop compliqué, Sexand’ ! Et le
vagabond, peut-être, j’espère, me dira, oh, c’est vrai Monsieur ? C’est
vrai, je peux vous appeler Sexand’ ? Et moi, altier, bonasse, généreux,
et, pour tout dire, ultra open, je dirai, mais oui, avec plusieurs m au début
du mais, mais oui vous pouvez m’appeler Sexand’. Tout petit déjà on m’appelait
Sexand’. Ça ne m’aidait pas beaucoup. Mais c’était une marque de
reconnaissance. Car nous étions quatre Joe. Quatre Joe ? répondrait le
vagabond. Et ainsi de suite, et lui et moi deviserions comme ça, dans une atmosphère
calme et bienveillante, et causerions de riens, et ce serait doux.
En
tout cas je serai tout content quand je me serai débarrassé de ces bottes que
jamais je n’aurais dû acheter. J’ai craqué, quoi. Je suis victime de la société
de consommation. C’est la faute au système. C’est pas ma faute. Car je vois des
publicités, et pas qu’un peu. Marcher dans les endroits désertiques sans voir
de publicités, c’est difficile. De ce point de vue, je trouve que mon
itinéraire n’a pas été parfaitement calibré. Car peut-être y aurait-il moyen,
par une meilleure anticipation, une meilleure préparation de mon itinéraire,
d’éviter les ronds-points, et les panneaux de quatre mètres sur trois. Mais
peut-être me trompé-je, et peut-être était-ce inévitable. En tout cas c’est pour
ça je crois qu’un jour, dans un moment de désarroi, j’avais envie de pleurer
quand tout d’un coup j’ai vu une alléchant message publicitaire ainsi composé,
Jouez là comme Neil Armstrong, achetez, achetez, pas cher, les fameuses Snow
Light Happy Pretty Funky Moon Boots. 42 schpoutnz 79 centimes. Et j’ai craqué.
J’ai fait un gigantesque détour, bravant les risées, les regards fixés sur moi
et les doigts pointés vers moi, jusqu’à un supermarché. J’ai essayé les boots
en question. Toutes celles dont la taille était en dessous de celles que, in
fine, j’ai achetées, étaient, je crois, trop petites. Et toutes les autres,
sans exception, à part celles que j’ai achetées, étaient trop grandes. Autant
dire que j’ai bien visé. Mes Moon Boots sont piles à ma taille.
Bientôt
j’en serai débarrassé. Bientôt je serai débarrassé aussi de mon duvet car j’ai
résolu de m’en débarrasser, auprès d’un vagabond, si jamais je croise un
vagabond. Bientôt je serai débarrassé de mes chandails superflus car j’ai
résolu de m’en débarrasser, auprès d’un vagabond, si jamais je croise un
vagabond. Bientôt même je serai débarrassé de mon maillot Gilberson. Peut-être.
Peut-être vais-je changer d’avis. Je l’aime mon maillot Gilberson. Craquelé.
Déchiré. Racorni. Violet. Il me ressemble. Je l’aime, je crois. Mais il faut,
parfois, savoir quitter ce qu’on aime, sauf si c’est tout ce qu’on aime, alors
je vais voir. Je vais aviser. Quand j’aurai croisé un vagabond, que je me serai
débarrassé de tout ça, et de mes vêtements, et du reste, je serai léger, tout
léger. Alors je m’assoirai. Là où je serai. Et j’y resterai. Et je m’y
installerai. Et mon voyage sera terminé. Et ma vie pourra commencer.
Hé mais je savais pas que t'avais écrit un roman ! C'est le début ? Il fait combien de mots ? T'as pas un autre format que le lire (sur ordi ça fait un peu mal aux yeux...)
RépondreSupprimer