jeudi 26 janvier 2017

Rendez-vous

Tout à l’heure, j’ai rendez-vous, avec une jeune fille. Tout est possible. Peut-être va-t-elle me souffleter. Peut-être va-t-elle m’embrasser. Peut-être va-t-elle m’agonir de reproches, ou me flagorner, ou me pommader, ou me réprimander, ou me dire, qu’est ce que tu foutais t’es à la bourre. Car elle est un peu dévergondée. Elle a un langage que je ne qualifierais pas de châtié. Mais elle va apprendre. Elle est encore jeune. C’est ma fille.
En ce sens la situation est sans espoir ; je ne saurais la connaître au sens biblique du terme. Car j’ai lu la Bible. Il faut lire la Bible. C’est intéressant. Et c’est bien écrit. C’est simple et direct. Il y a des phrases du genre, je cite de mémoire, Jésus prit le pain. J’aime cette simplicité, ce ton lapidaire, sans chichis. Autre exemple, Jésus prit la parole et dit, etc. C’est sobre, ça ne tourne pas autour du pot. Autre exemple, Jésus dit, prenez et mangez en tous : pas des tonnes d’adjectifs, pas trente six adverbes, pas de Jésus dit doctement, prenez en donc si le cœur vous en dit et mangez en tous autant que vous êtes.
Cette simplicité est une qualité d’autant plus précieuse que c’est un livre qui est censé atteindre les larges masses - et donc être facile à lire, car, bien souvent, les larges masses ont d’autres chats à fouetter qu’éplucher des textes compliqués : car les larges masses qui ne crèvent pas de faim ont des loisirs, des hobbies ; et les larges masses qui crèvent de faim cherchent de la nourriture, ce qui je crois est chronophage.
Ma fille connaît des gens au sens biblique du terme, à ce qu’elle m’a dit. Mais ce n’est pas moi. Apparemment, c’est plutôt Matthéo, son camarade de classe, et, à l’occasion, Octave, son camarade de classe aussi, mais pas le même. J’aime bien ma fille. Je suis trop bon avec elle. Quand elle me dit, tu n’assures vraiment pas tu fais vraiment de la merde daddy, je ne sais que dire, je lui fais un sourire bonasse, et j’attends que ça passe. Et ça passe. Quelques minutes, ou quelques heures, ou, au pire, quelques semaines plus tard, elle me redit, bonjour papa, comment vas tu papa, volontiers papa, oui papa. Elle redevient ma petite fille sage et obéissante et docile, qui n’a pas de défauts à part que quand elle rentre du lycée elle plonge dans le congélateur et se bourre de glace framboise-vanille et à chaque fois après il n’y en a plus pour les autres et ça ça m’exaspère, ma petite fille sage et obéissante et docile à qui je peux demander d’aller me chercher mes pantoufles ou de me remplir mon verre de whisky. Et là je me rengorge en me disant quel bonheur d’avoir une fille, quel bonheur d’avoir procréé.
Elle a, soit dit en passant, de longs cheveux noirs, qui lui descendent jusqu’à la taille, et si rien n’est fait, ça risque de ne pas s’arrêter. Elle est en pleine croissance. Je lui donne un an, peut-être deux, avant qu’elle se marche sur les cheveux. En attendant elle me marche sur les pieds, c’est d’ailleurs un peu son boulot : tuer le père, elle a ça au programme, en cours de développement personnel, cette année. J’ai vu ça par dessus son épaule un jour qu’elle était à son bureau, un joli petit bureau vert que sa mère lui a acheté. Et marcher sur les pieds du père, c’est un bon début.
Les cours de développement personnel sont des cours très pratiques, je crois. C’est pour que les élèves se débarrassent de leurs problèmes. Deux, dans sa classe, sont exemptés. Ils seraient, paraît-il, sains. Ça me fait sourire. Qu’est-ce qu’on en sait. Eux, sains ? Je les connais, en plus : y en a un, c’est Octave, et l’autre, c’est Matthéo. Ce sont eux, les deux exemptés, les deux gredins, qui sèchent les cours de développement personnel. Je parie que leurs certificats d’inaptitude au développement personnel, ou plutôt d’aptitude à la vie, sont des faux grossiers, je vois ça d’ici, je soussigné docteur Machin, diplômé de la fac de Truc, certifie que Octave, que Matthéo, est apte à l’épanouissement au bonheur et gna gna gna, et peut par conséquent être exempté du cours de développement personnel, et ce toute l’année scolaire, fait à Q…, douze mars 20.., signature, scratch-scritch. Mouais. On me la fait pas, à moi, décidément ça sent la fraude.
Mais laissons cela. Il vaut mieux que je me concentre sur mon rendez-vous de tout à l’heure. Comment m’habiller ? Je vais demander conseil à ma fille. C’est ça, de nos jours, les relations parents-enfants. Chacun son territoire, attention ! Mais, à l’occasion, des petits conseils, des petites confidences. Ma chère fille, si jamais j’avais envie d’être beau, que devrais-je changer à mon look à ton avis, mais tout, daddy ! absolument tout, des chaussettes au chapeau ! et d’ailleurs : pas de chapeau ! surtout, pas de chapeau ! Elle aime bien me bousculer je crois. C’est tant mieux. Ça me fouette les sangs. Et ça augmente mes chances que ça se passe bien, ce rendez-vous.
La jeune fille peut-être me dira, mais tu es sacrément bien sapé pour une fois mon vieux.
Allez paie moi une glace. Framboise-vanille.

lundi 16 janvier 2017

La petite souris

La petite souris va passer. Mais dans quel sens ? nord-sud ? sud-nord ? est-ouest ? ouest-est ? Je regarde partout, fébrilement. Je tiens à la voir passer. Elle est petite, et vient sans prévenir. Il faut être vigilant. Elle n’a pas de gyrophare, pas de sirène. Heureusement elle fait quand même du bruit,  c’est là ma chance, Et même plus de bruit qu’avant, car elle a grossi, s’est alourdie, empâtée. Alors là où avant elle faisait, mettons, frrt frrt, elle fait de plus en plus ploc, ploc, voire bam bam, ou, à tout le moins, tap tap, sur mon parquet. Parquet flottant soit dit en passant, quoique je n’ai jamais très bien compris sur quoi il flotte. Mais moi la flotte ça n’a jamais été mon truc, tout petit déjà ça me piquait les yeux quand ma mère me donnait le bain, et puis après au bord de la mer je m’ennuyais à la plage, ne me baignais pas, je n’aimais pas la mer globalement, j’étais plutôt montagne, et encore maintenant quand l’on, parfois, occasionnellement, rarement, presque jamais, me propose d’aller à la piscine, je me désiste.
La petite souris non plus n’aime pas l’eau apparemment. Je lui laisse systématiquement une gamelle d’eau de source, légèrement bouillonnante, genre jacouzzi. Elle bouillonne toute la nuit grâce à un système électrique que j’ai mis au point. J’ai un côté bricoleur. Mais jusqu’à présent jamais elle n’a trempé ses lèvres dedans. Je m’en serais aperçu. Quand je dors, c’est toujours d’une oreille, d’un œil, d’une épaule. Je dors sur la tranche, penché, un petit peu comme une tranche de pain dans un grille-pain. Et toutes les deux heures environ, hop, changement de côté. Ça me rappelle mes vacances à Saint-Raphaël lorsque, estimant qu’elle était suffisamment bronzée d’un côté, ou qu’elle n’était pas suffisamment bronzée de l’autre, ou craignant un coup de soleil, ma mère, qui aime la mer, changeait de côté. Je l’imite chaque nuit en quelque sorte, et plusieurs fois par nuit. Mon réveil et paramétré pour sonner toutes les heures, et comme je dors entre trois heures et quatorze heures – c’est selon - par nuit – je suis sûr de faire au moins deux rotations par nuit. Et ça me fait de l’exercice, et c‘est bon pour ma santé m’a dit mon médecin. Je fais aussi trente minutes de marche par jour. Deux rotations par nuit, plus trente minutes de marche par jour : avec ça vous ne risquez rien m’a dit mon médecin. Vous exagérez, lui ai-je répondu. J’exagère, a-t-il convenu.
Mon sommeil est en tout cas suffisamment léger, subtil même, pour que je soie sûr et certain que le bruit de la souris lapant dans la gamelle m’éveillerait aussitôt. J’attends l’éveil. Il viendra. Si besoin, je mettrais sur son chemin des petites boulettes qui donnent soif. L’équivalent, en quelque sorte, des cacahuètes pour nous autres humains, surtout quand elles sont salées, ou très salées, ou trop, beaucoup trop salées, comme le sont celles que le patron du pmu en bas de chez moi me fourre dans la bouche – mais je ne me laisse pas faire – chaque fois que je vais boire un pastis, une bière, une grenadine, une menthe à l’eau, peu lui chaut, il ne s’arrête pas à ça.
Il espère me donner soif, et que comme ça je prendrai une autre consommation, il faut faire vivre le petit commerce, etc. Avec moi souvent ça ne prend pas car je suis fier, alors je préfère retourner chez moi en salivant, la bouche sèche comme un sirocco, et en courant tellement j’ai soif, qu’avouer au patron que ses sales cacahuètes m’ont donné soif et que je vais par conséquent reprendre un pastis ou une menthe à l’eau. Alors je me rue chez moi et me jette sur le robinet en étain du lavabo à côté des chiottes et j’ouvre le robinet et je bois à grandes lampées. Le jour où la petite souris aura mangé mes petites boulettes asséchantes, elle n’aura pas le choix, elle ira à la gamelle, elle lapera, bruyamment, alors je l’entendrai, je l’attraperai, par la queue, les oreilles, la moustache, et c’en sera fini de ses allées et venues nocturnes chez moi. La petite souris aura passé.

vendredi 13 janvier 2017

Le sang-froid

Je croyais que j’avais du sang-froid
Mais manque de peau
Voilà t y pas que je m’aperçois
C’est ballot
Je croyais que j’avais du sang-froid
Mais maintenant qu’il coule sur ma peau
Je m’aperçois
Qu’il est tout chaud
Je croyais que j’avais du sang-froid
Mais maintenant qu’il coule à flots
Je m’aperçois
Qu’il est tout chaud
On apprend toute sa vie
Je vais mourir en m’apercevant
Que mon sang-froid, il est tout chaud
Tout chaud et tout poisseux
Et quand il me coule dessus
C’est tiède comme les bains
Que je prenais petit
Sauf que moi y avait des bulles
Ma maman me savonnait
Ça me piquait les yeux
Après elle me séchait
Dans une immense serviette
Qui était comme une grotte
J’y étais presque heureux
Et là le sang ruisselle
Et puis il coagule
Mais ça fait pas des bulles
C’est collant comme le miel
Que mon papa mettait sur des tartines
Que j’me mettais sur les babines
Le matin quand il fallait se dépêcher
Mais là aussi fallait se dépêcher
Fallait dégainer le premier
Fallait tirer le premier
J’ai tiré le dernier
Et le sang a giclé
Et il est tout chaud
Et je suis tout étonné
Tout recommence à zéro
C’est liquide et c’est tout chaud
Comme au commencement
Dans le ventre de ma maman
Mon sang chaud il m’enveloppe
Et puis il refroidit
Sur ma peau
Finalement
J’en ai
Un peu
Du sang froid
Le sang chaud qui refroidit
Et je me penche en arrière
Et je vois le soleil
A travers les nuages
Et je vois des abeilles
Et je vois les rois mages
Ils viennent me rechercher
Et je vais repartir
A dos de dromadaire
A travers les déserts
Et puis jusqu’à la mer
Toute chaude
Et toute poisseuse
Là bas ça brille
C’est le soleil
Et lui aussi
Il est tout chaud
Comme le sang chaud
Qui coule à flots
Qui coule à flots
Et qui sèche un peu
Et qui est tout chaud
Si j’avais su
Si j’avais su qu’il était chaud
Si j’avais su
C’est ballot
Ballot
Allo
Allo
Allo


jeudi 12 janvier 2017

Quarantaine

Quarantaine. C’est là que j’en suis. Je suis sur un radeau, ou un bateau. Un objet flottant en tout cas. Et je n’ai pas le droit au contact avec les autres. Ils ont peur de la contagion, peur d’attraper ma maladie, que d’ailleurs ils ne connaissent pas. Ils ne savent même pas trop si j’en ai une. Ils se basent sur des impressions visuelles : ils aperçoivent au loin mon visage jauni, et ils font des déductions. Moi je veux bien ; mais j’en ai vus, des visages jaunis, au cours de ma longue vie. Et c’était à chaque fois le même jaune. Et ce n’était jamais la même maladie. Et parfois il n’y avait pas de maladie.
Si mon visage était d’une autre couleur, et d’ailleurs il l’est à certains moments de la journée - car le soir il s’obscurcit comme le ciel - si mon visage disais-je était d’une autre couleur, il y aurait le même problème. Ce n’est pas spécifique au jaune. Je n’ai rien contre le jaune. J’aime bien le jaune. Vive le jaune.

Je m’ennuie, parfois, en quarantaine. Je ne sais pas si je m’amuserais davantage si j’avais le droit d’accoster. Mais j’aurais des choses à regarder, autres que les embruns, les mouettes, les nuages, les crêtes des vagues, le guano qui flotte sur les flots, le plancton que je devine là sous la vague, les algues vertes et marron et rouges et bleues et violettes et jaunes, décidément.
Elles ne sont pas assorties à mon visage, car ce n’est pas le même jaune, il y a plusieurs jaunes, dieu dans son infinie sagesse en a créé plusieurs, et ils ont survécu, la plupart, aux tempêtes et aux tsunamis, aux bombardements d’Hiroshiki et de Nagasama et au tremblement de terre de Lisbonne, et à la peste noire, ou brune, et à diverses engloutitudes et à maintes complications et péripéties, et aussi à l’extinction des dinosaures, et au Déluge. Les jaunes ont la peau dure.

Plus je regarde les algues plus je me dis que peut-être, quand j’en aurai fini avec la quarantaine (car on m’a dit que la quarantaine a une fin, qu’un jour il faut revenir), peut-être elles me manqueront, ces algues vaguement jaunes et surtout très, très marron. Le jour venu je tendrai mes bras vers elles, en disant, au revoir petites algues, adieu, et je pleurerai  – qu’est-ce que c’est bon de pleurer, Pleure, pleure, me disait ma maman quand j’étais petit et que je pleurais, mais pourquoi me disait-elle de faire ce que je faisais déjà ? Jamais elle ne me disait, à tout hasard, lorsque rentrant de l’école je plongeais dans le frigo et en sortait des yaourts sucrés, pleure fiston, pleure. Non décidément, elle attendait que je pleure pour me dire de pleurer.

Je n’aime pas pleurer en public. Tant que je suis en quarantaine je pourrais en profiter pour pleurer tout mon soûl. Oui, faut que j’en profite. Mais je suis sec.

C’est mon côté contrapuntique. Sec au milieu des flots. Je me souviens d’un trek dans le Sahara où là, par contre, en revanche, je pleurai des litres, pas potables malheureusement, mais certains de mes congénères ne s’arrêtant pas à ça venaient boire à ma citerne, et peut-être me doivent-ils la vie, car il faisait soif, à partir du troisième jour de randonnée. On aurait dû prévoir des gourdes.
Et c’est en imaginant nos corps décharnés, nos os blancs et secs sous le soleil du désert, que, oubliant un instant que je n’en avais pas je pensais à mes proches et à leur tristesse, qui sait, en apprenant mon lamentable décès et déssechement, et c’est à ce moment là que je me mettais à pleurer des seaux, et mes congénères lâchant un instant les bâtons noueux achetés par eux et par correspondance au Vieux Campeur, profitant de l’aubaine, burent à ma fontaine, et depuis que mes larmes ont étanché plusieurs soifs d’un coup et arraché, c’est une image, plusieurs randonneurs aux griffes du désert, je me dis, peut-être après tout que dieu existe, et qu’il est gentil.




lundi 9 janvier 2017

Le phare

« Le phare fait vingt huit mètres de haut ! Toi tu fais un mètre vingt huit : c’est toi qui en seras le gardien ! » Il m’a dit ça comme ça à brûle-pourpoint, je sortais juste des chiottes, les yeux encore plein d’étoiles, les jambes un peu titubantes, soulagé certes, mais anxieux aussi, car il me fallait retourner à mon poste, retrouver les collègues et la chaîne de montage. C’était la première fois qu’il m’alpaguait comme ça juste à la sortie. Très efficace, soit dit en passant. La porte est, comme de juste, tout au fond du couloir. Le couloir est étroit. Mon patron est gros. La droite de son ventre touche un mur, l’autre flanc, le gauche, de son ventre, touche un mur, lui aussi, mais l’autre. Quant à passer par au dessus, ou en dessous, inutile d’y songer. Il aurait tôt fait de me rattraper, je crois. Donc je n’ai pas le choix, je l’écoute, et je réalise lentement ce que ça signifie. Moi, le nain de la boîte, serai au sommet du grand phare qui domine tout le village et par delà le village toute la région, et vers lequel spontanément les habitants tous les jours tournent leurs yeux pour le contempler, ou juste pour fixer leur regard sur quelque chose plutôt que sur le néant qui fait office d’horizon par ici. Moi le nain, je serai au sommet, mais, mais, mais c’est, mais oui, mais c’est vertigineux. Et grâce à quelques contorsions, j’ai réussi, par la grande baie vitrée de l’entrée de l’usine, et en glissant un regard entre l’aisselle gauche et le sein gauche du patron qui n’avait pas bougé et continuait de toucher les deux murs du couloir menant au cabinet de toilettes j’ai pu distinguer un petit bout du phare, de son profil majestueux, féodal, hiératique, et j’ai eu envie, oui, envie, pour la première fois, de serrer mon gros patron contre mon petit cœur de nabot.