Ils ne s’étaient jamais vus de
leur vie, jusqu’alors. Et là, ils étaient l’un en face de l’autre. Sur une
plage. De sable blond. Avec la mer, pas loin. A la gauche de l’un, à la droite
de l’autre. Ils sentaient tous les deux que cette rencontre les mènerait loin.
Où ?
Moi je me promenais sur la digue.
Je mangeais une guigui. Pistache. Pistache-framboise. Car je venais de toucher
mon RSA. Et j’avais envie d’une douceur. Et donc j’avais craqué, j’avais
complètement craqué quand la grosse vendeuse à tablier blanc m’avait dit,
« Vous ne voulez pas deux parfums ? il y a une promotion ». Et
sa guigui me collait aux dents. Je songeais aux risques que je prenais, en
acceptant de laisser la guimauve me coller les dents. Mon dentiste m’avait dit,
Si vous continuez vous aller perdre vos dents, alors je m’étais discipliné et
je mangeais peu de guigui.
Il faisait bleu, ce jour là. Il y
avait un seul nuage, et assez petit, en plus.
Les deux badauds étaient
maintenant plongés dans une conversation animée. Il y avait un grand moustachu
et un petit blond. Leurs paires de tongs étaient assorties l’une à l’autre. Une
même couleur fuchsia. De là où j’étais, j’entendais des bouts de phrase. Ça
faisait, « ah », « oh », « an ». J’entendais
aussi des consonnes. Parfois chuintantes, souvent gutturales. Tout ça ne
faisait pas des phrases, non. Ni même vraiment des mots. Mais quand même, ça me
donnait une idée de l’ambiance. Et l’ambiance était cordiale. A un moment ils
se sont mis à se toucher. A (appelons le A) avait posé sa main sur l’épaule de
son interlocuteur. B (le petit blond) avait l’air de trouver ça agréable. Décidément
cette rencontre débute sous les meilleurs auspices, songeais-je en mâchant ma
guigui.
Il s’est mis à pleuvoir. B et A
n’en avaient rien à foutre. C’était comme s’ils ne sentaient rien. Ils
continuaient à échanger plein de syllabes, plein de voyelles, plein de
consonnes, ils se les envoyaient à la face l’un de l’autre, et puis ils
riaient, même, et de plus en plus. Ils iront loin ces deux là, pensais-je.
J’avais un morceau de framboise qui refusait de se décoller d’une de mes
molaires. Dégage, connasse ! criais-je. Mais la framboise restait collée,
et pourtant avec ma langue je fouissais je fouissais dedans mais non ça restait
collé. Et je me disais, Je vais me faire gronder par mon dentiste. Et j’avais
un peu peur de mon dentiste. Et puis je me disais aussi, Je vais perdre mes
dents, si ça continue. Une ou deux en tout cas. C’est le risque. A et B se sont
mis à marcher. Ensemble, dans la même direction. Ouest-Nord-Ouest. Leurs grands
pieds s’enfonçaient dans le sable sec. Et comme le sable était sec, et qu’ils
s’enfonçaient à chaque pas, ils avançaient lentement. Moi sur la digue avec ma
guigui je marchais beaucoup plus vite. Ça me permettait de faire des pauses.
Sans perdre de terrain sur eux. Car j’avais décidé de les suivre, un petit peu.
Je n’avais rien d’autre à faire, de toute façon.
La mer descendait. Elle serait
tout à fait basse une heure plus tard, environ. J’avais étudié les horaires.
A et B, maintenant, j’entendais
bien ce qu’ils se disaient. Le vent avait tourné et portait toutes leurs
paroles à mes oreilles. Ils faisaient des projets. Des projets précis. Ils
parlaient de se revoir dès le lendemain, et de création. Et ils parlaient,
concrètement, de créer un établissement. Voilà des gens qui vont vite en
besogne, me disais-je. Ils voulaient créer un genre de dancing. Ou un bowling. Ou
un camping. Quelque chose en –ing, en tout cas. Mais je ne savais pas quoi
exactement. Car au moment précis où B avait prononcé la première syllabe de ce
mot en ing, un quidam qui passait par là avait crié quelque chose dans son
téléphone. Alors je n’avais entendu que la dernière syllabe. -ing. Puis A et B
se sont chaleureusement serré la main et se sont quittés. B a continué vers
l’Ouest-nord-Ouest. A a fait demi-tour. Direction Est-Sud-Est. Ils devaient se
revoir le lendemain, à un endroit dont, fort heureusement, j’ai bien entendu le
nom. Et à une heure que, fort heureusement, j’avais bien entendue, aussi. Mais
que, malheureusement, je n’avais pas retenue. Qu’à cela ne tienne, me suis-je
dit : j’y serai. Car j’étais décidé à en savoir plus sur les projets de A
et de B. Et puis le lendemain je n’avais strictement rien à faire.
Il me faudrait peut-être réclamer
un rendez-vous en urgence à mon dentiste, si la framboise restait collée à ma
molaire. N’importe. Au pire, ça pourrait attendre le surlendemain.
J’avais fait demi-tour,
abandonnant B. j’allais dans la même direction que A. j’étais sur la digue, lui
sur la plage. Je l’avais pour ainsi dire sous les yeux. Sa moustache était
ridicule. Mais le reste de sa personne était pas mal. Air dégagé. Pas aérien.
Pied égyptien. Nez aquilin. A un moment il s’est enfoncé dans un trou dans le
sable, jusqu’au genou, et a poussé un gros juron, qui a fait sursauter une mère
de famille qui promenait deux morveux, pas loin de là. Bordel de chiotte !
Fuck et merde ! Il a crié ça, A - A comme Arnulphe - et d’ailleurs
appelons le Arnulphe - il a crié ça, Arnulphe : Bordel de chiotte !
Fuck et merde ! après quoi il s’est ressaisi, et il s’est raclé la gorge, et
il a dit doucement, Zut, quoi, c’est vrai ! et a repris sa marche en
avant. Moi tout en luttant contre ma guigui je me disais : Voilà un vrai
aventurier. Un gars, il tombe dans un trou, il s’énerve, il s’énerve un bon
coup, mais il ne s’arrête pas à ça, il continue sa progression. Et je brûlais
de curiosité. Dancing ? Bowling ? Camping ? et tout d’un coup je
me suis dit : Merde : et si c’était parking ? Et si ces deux
loustics se lançaient dans la fabrication d’un grand parking, là, ici, dans ce
sympathique bled de bord de mer ? un grand parking plein de bitume
dégueulasse, qui empêcherait l’eau de couler dans le sol, et qui mettrait du
noir là où il y a un si joli marron, et de la terre, et aussi quelques brins
d’herbe, et un coquelicot par ci, un autre par là. Et alors, je me suis
dit : Si jamais c’est un parking, j’interviens. Je me suis dit ça. Ha, ha.
Je suis tellement orgueilleux. Toujours cette tentation de m’immiscer. De me
mêler de ce qui ne me regarde pas. Après tout, qu’ils le fassent, leur putain
de parking. Ronchonnais-je. En rentrant chez moi. Chez moi, quand je suis en
villégiature à L., c’est une cabane, au fond du jardin des X. Ils m’hébergent. A
titre gracieux. Je crois qu’ils apprécient ma compagnie. C’est-à-dire qu’on ne
se voit pas beaucoup. Je reste sagement
dans ma cabane, que certains voisins ont longtemps pris pour une niche. C’est
bas de plafond, chez moi, ça oui, je dois bien le reconnaître. Mais je suis
moi-même petit. Et puis j’aime la position horizontale. Et puis bon.
Le lendemain j’étais à mon poste d’observation.
La table du fond. Dès l’ouverture du bistrot. Car c’était un bistrot. A et B s’étaient
rencardés dans un bistrot. Le bistrot ouvrait à 7h du matin. J’avais mis mon réveil.
Vers 19h j’ai vu entrer B. Une heure plus tard, A est arrivé. Il est allé droit
à la table où B s’était assis. Le contraire m’eût étonné. Ils se sont mis à
parler de manière animée. J’étais tout ouïe. Et là, malédiction !, le
barman a soudainement monté le son de la musique qui jouait dans le bar, pile
au moment où B évoquait la chose en -ing sur laquelle cette rencontre estivale
devait déboucher. Finalement en recoupant ce que j’entendais, et ce que j’avais
entendu, j’ai fini par comprendre. Ça n’était pas un parking. Ça n’était pas un
bowling. Ça n’était pas un dancing. C’était un camping. J’ai poussé un grand
soupir de soulagement. J’avais eu tellement peur du parking. J’imaginais le
petit blond indiquant leur emplacement à des familles néerlandaises. Le grand
moustachu arrosant le gazon avec un long tuyau d’arrosage, puis, muni d’un
grand balai et d’une brosse à chiottes, allant nettoyer les chiottes. Peut-être,
après quelques années d’exploitation, seraient-ils en mesure d’embaucher
quelques salariés. Des saisonniers, pour laver les chiottes, mais pas que, pas
que. Tenir le bar, aussi. Servir des frites, à la baraque à frites. Car il leur
faudrait faire du snack. Ça me semblait évident. Décidément j’avais tendance
malgré moi à m’impliquer dans leur projet. Je faisais semblant de lire un
journal. Je n’avais pas fait de petits trous dans le journal, de ces petits
trous qu’on fait parfois, pour voir à travers le journal, tout en faisant
semblant de lire le journal. Moi, je regardais parfois, discrètement,
par-dessus le journal. Un peu en baissant le journal, un peu en levant le cou.
Ces deux mouvements opérés simultanément me permettaient de voir parfaitement,
et A, et B. Et ce double mouvement, je le faisais toutes les 2 ou 3 minutes je
crois. De sorte que c’était un peu fatiguant. C’est physique, l’espionnage,
songeais-je. Parce que que faisais-je d’autre, en somme, qu’espionner. Et là je
me suis dit, Archibald, car je m’appelle Archibald, Archibald, tu es en train
d’espionner des gens. C’est mal. Et aussitôt après je me suis dit, Tu ne fais
rien de grave. Et aussitôt après je me suis dit, Tu espionnes, c’est mal. Et
aussitôt après je me suis dit certes c’est mal mais c’est pas grave, pas grave
du tout, et puis c’est tellement divertissant, et puis après tout tu ne fais de
mal à personne, et là je me suis dit, Mais alors si tu ne fais pas de mal à
personne, pourquoi dis tu que c’est mal, et alors là je me suis dit qu’effectivement
je disais un peu n’importe quoi, et alors là j’ai décidé de cesser de me dire
des choses. Et je me suis remis à écouter. A et B projetaient de cibler une
clientèle spécifique. A disait à B, Les Néerlandais : c’est plié, ils ont
déjà leurs campings préférés, où ils vont tous les ans, en Ardèche, ou
ailleurs, mais loin. Ciblons les plutôt les
Asiatiques, la classe moyenne chinoise, et la moustache de A, tandis
qu’il prononçait ces mots, a, je crois, frétillé. Je voyais B de trois quarts
dos, et A de trois quarts face, car ils étaient l’un en face de l’autre, et la
moustache de A, chaque fois que simultanément je levais la tête et baissais mon
journal, je ne voyais qu’elle, pour ainsi dire.
« Je vous ressers quelque
chose ? » Le serveur était venu m’inviter à renouveler ma
consommation. C’était marqué, c’est vrai, c’était marqué en grosses lettres
dans un coin du bistrot, non loin de la porte des chiottes, italique, Garamond
36, à vue de nez (j’ai travaillé dans l’imprimerie dans ma prime jeunesse), suivant
la formule suivante, Les consommations doivent être renouvelées toutes les deux
heures, et de fait il était temps, alors d’un air dégagé, genre Ah ben vous
tombez bien, justement, j’ai soif, j’ai dit au gars, Un Viandox. Il m’a dit, Un
quoi. J’ai répété, Un lait-fraise. Il m’a dit, Nous n’avons que de la
grenadine. Alors j’ai dit, Une bière. Alors il m’a dit, Blonde ou brune. Alors
j’ai dit, Un café. Et il est parti me faire un café. Enfin seul ! me
suis-je dit. Seul, et en même temps de cœur avec les deux aventuriers de la
table d’à côté. Je dis aventuriers, car il était de plus en plus évident que
c’était une véritable aventure à laquelle allait donner lieu la mise en œuvre
de leur projet de fondation d’un camping. Ils avaient déjà décidé de
l’emplacement. Il n’y avait guère le choix, de toute façon, à L. Ça ne pouvait
être qu’à proximité de l’exploitation agricole de M. K., à côté du court de
tennis jouxtant la propriété de M. et Mme Z., entre la mercerie F. et la
boulangerie tenue par Stéphane D. et Coralie O. A chaque fois qu’ils tombaient
d’accord sur quelque chose, B et Arnulphe trinquaient vigoureusement, même qu’à
un moment la trinquade a été tellement vigoureuse qu’un peu de la mousse de la
bière de B. a sauté par-dessus bord et est allée se poser sur un bout de la
moustache de A., et ça ressemblait à la mousse qui reste sur la plage par
endroits après que la mer s’est retirée, quand elle descend. La lumière était
très tamisée. Ça donnait un air de conspiration à la discussion des deux
loustics. Voilà que je me permets des familiarités. Parfois on nous appelait
comme ça, quand on tait petits, moi et mon frère. Ils avaient leur cible. La
classe moyenne chinoise. On pourrait élargir à toute l’Asie, a suggéré B. moui,
oui, peut-être, pourquoi pas, a répondu A dans sa moustache, l’air pas
enthousiaste. Oui bien sûr. Oui oui. Mais quand même les chinois c’est les plus
nombreux. Oui, bien sûr, oui c’est vrai, a répondu B. avec ses cheveux blonds.
Ils étaient très complémentaires tous les deux. Leur association allait
fonctionner. En buvant mon café je me disais, si j’étais riche, je pourrais
participer à la levée de fonds qu’immanquablement A et B vont devoir faire, ne
serait-ce que pour acheter le terrain, et la baraque à frites, et les frites,
et le matériel d’entretien. Et puis à terme, pour quand ils seront vieux, et
auront des rhumatismes, des difficultés pour se mouvoir de manière autonome, il
faudrait qu’ils puissent acheter une petite voiturette, une de ces petites voiturettes
sur lesquelles on se pose comme sur le marchepied d’un wagon, et on appuie sur
un bouton, et hop on avance, on roule, à dix ou vingt à l’heure, et on fait la tournée
des popotes, Bonjour monsieur Li, comment allez vous monsieur Li tout va comme
vous voulez monsieur Li ? Bonjour madame Ming tout va bien madame Ming
vous n’avez besoin de rien ? etc. Très important, d’aller vers les
clients. A était très volubile quand il s’agissait de la relation avec les
clients. A son idée, c’était prioritaire. Il y a trop de campings où les gens
sont mal reçus ! disait-il sentencieusement. Il gardait, quant à lui, un
très mauvais souvenir d’un été où il avait beaucoup campé, avec feue son épouse
(il était, entre autres, veuf), et avait eu affaire à des tenanciers dont il
avait trouvé le comportement avec lui sinon franchement discourtois, du moins un
peu cavalier. « Il faut être très, très gentil avec les gens » disait
A, et B opinait, et ajoutait, « et avec les Li aussi », et il riait
tout seul, et A continuait à disserter. Et il disait notamment, Les Chinois, on
dit qu’ils ne sont pas aimables, pas gentils, mais c’est pas vrai du tout,
c’est juste que les règles de politesse ne sont pas les mêmes par chez eux. Mais
nous de toute façon dans notre camping on sera doublement polis, on respectera
les règles de politesse d’ici et aussi celles de là-bas, même que pour bien les
connaître on va les potasser, on va les étudier, je vais aller emprunter des
ouvrages à la bibliothèque municipale, je vais même acheter les règles de
politesse en chine pour les nuls, il faut mettre le paquet, mettre le paquet
camarade, disait-il en posant sa grosse main sur l’épaule de B, et il ajoutait
encore, le paquet, le paquet ! faut qu’on donne tout, Fla, car Arnulphe
appelait B Fla. Il faut qu’on donne tout, a répété Arnulphe, tellement fort que
je me suis dit, il est bourré.
Quant à moi je tremblais comme
une feuille, ce café était le café de trop, pensais-je. J’ai forcé sur la dose
de caféine. J’aurais dû prendre un lait-grenadine. Ça rime.
Ils ont failli s’engueuler sur le
choix du nom. Fla voulait quelque chose de sobre, rassurant, fiable, robuste,
indémodable. Arnulphe voulait quelque chose de senti, de percutant, de
disruptif, d’original, de bizarre. Le
camping des flots bleus, proposait Fla. Ou alors, le camping de la mer.
New trash hip hop club camping, proposait Arnulphe. Ou alors, Monkey Birdy Wild
Camp. C’était la pierre d’achoppement. La pomme de discorde. Le casus belli.
Ils ne se sont pas mis sur la gueule. S’ils s’étaient mis sur la gueule :
serais-je intervenu ? Toujours cet immense orgueil, qui me caractérise. De
quoi je me mêle. Non : j’aurais eu l’humilité de ne rien faire, de les
laisser vivre, de les laisser se mettre sur la gueule, de les laisser faire. Quoique
je n’aime pas beaucoup la violence. Je suis du genre à regarder ailleurs, si je
n’interviens pas. Et à la première goutte de sang, soit je tombe dans les
pommes, soit je m’en vais. Je suis un grand sensible.
Mais bon, ils ne se sont pas mis
sur la gueule. Décidément, voilà un équipage avec lequel le bateau peut tenir
la mer, même par gros, songeais-je. Je file volontiers la métaphore marine. Ils
ont fini par trouver un compromis. Monkey Birdy Wild Camping des flots bleus,
ça fait pas un peu bizarre quand même, demandait Fla ? Penses tu, penses
tu ! a dit Arnulphe, toute moustache dehors, ça va être très très bien. Il
faudra aussi le traduire en chinois.
A ce stade de la conversation, A
et B ont eu envie de renouveler leur consommation. On voudrait renouveler nos
consommations, a demandé Fla. Ça vient, ça vient, a hurlé le serveur par-dessus
la musique. A et B ont continué à se pinter. Moi j’avais la lippe un peu
brûlée, j’avais bu mon café trop vite. Le projet de camping de B et A était sur
les rails. N’y avait plus qu’à.
Une heure plus tard Arnulphe et B
se disaient au revoir sous les réverbères, sur la digue. Moi je passais ma
langue sur mes dents, dans l’espoir d’en détacher le morceau de guigui qui y
était coincé depuis la veille. Demain, dentiste, me suis-je dit. Et je suis
rentré chez moi.
Sur la porte de ma cabane, il y
avait un petit mot. Chez voisin, ci-joint un sachet de sablés, cadeau de notre
fils aîné. Signe : madame L. Ils sont gentils mes voisins me suis-je dit
en mâchonnant un sablé. Et je me suis couché. Et une fois couché j’ai rampé. Et
à force de ramper j’ai atteint l’entrée de ma cabane. Et là j’ai continué à
ramper. Et au bout d’un moment j’étais à l’intérieur, bien au chaud. Et là,
enveloppé par le silence de la nuit, je me suis endormi. J’ai fait des rêves de
touristes chinois et de baraques à frites.
La suite de la relation entre Fla
et Arnulphe, je n’en ai pas été témoin, pas beaucoup, mais je peux la raconter,
parce qu’ils me l’ont racontée, parce que par la suite j’ai fait leur
connaissance, je les ai rencontrés, ils m’ont rencontrés, nous nous sommes
rencontrés. La suite de la relation entre A et Fla ça a donné lieu à des
soirées arrosées, au bistrot souvent, toujours le même souvent, surtout que A
et Fla aimaient tous deux - encore un
point commun – les lumières tamisées, et aussi le lait-grenadine. Ils étaient
devenus franchement complices, Arnulphe et B. ils ne connaissaient pas la
famille l’un de l’autre, n’en ayant pas, mais connaissaient les goûts l’un de
l’autre, la préférence de Arnulphe pour Schumann par rapport à Schubert, la
préférence de Fla sur Florent Pagny par rapport à Johnny Hallyday. Ils connaissaient
même la saison préférée l’un de l’autre. Quelle est ta saison préférée, avait
un soir, enhardi par les verres de gentiane sirotés au comptoir, osé Fla.
L’été, avait répondu Arnulphe, moustache au vent. Car le vent soufflait ce soir
là, m’ont-ils dit en me racontant cet épisode. Moi aussi ! s’était exclamé
Fla. Arnulphe avait repris la parole, disant, L’été, mon cher Fla, c’est la
saison où nous nous sommes rencontrés.
C’est vrai, avait répondu Fla.
Cette intimité entre A et B les a
aidés, je crois, en affaires. Ils ont rarement été, et sont encore rarement, je
crois, en désaccord, et de leurs discussions sortaient, et sortent encore, je
crois des idées pertinentes, beaucoup, et des engueulades stériles aussi, mais
pas trop. C’est ce qu’ils m’ont dit, là encore. Car j’ai fini par les
rencontrer pour de vrai. C’était l’été suivant. Décidément, à L., l’été semble
être une saison propice aux rencontres. Ce jour là je marchais sur la digue. Je
ne mangeais pas de guigui, ce jour là. A marchait sur la plage. Fla marchait
sur le marche-pied du vieux tracteur rouge d’un sien cousin, tracteur dont la
fonction était de porter jusqu’à la mer un ridicule petit 421, ou optimiste, ou
je ne sais quoi, moi vous savez la navigation j’y connais rien, je m’y connais
surtout en sablés, en niches, et en guigui, aussi, et en lait-fraise, mais pas
en navigation. Et là, depuis son marchepieds, Fla a hêlé Arnulphe. Arnulphe en
réponse a crié quelque chose à B. Ainsi ils ont pris langue. Et moi n’y tenant
plus, poussé par une curiosité dévorante, je me suis approché, j’ai osé (osé !)
parler de quelque chose, du temps je crois, pas celui qui passe, non, celui
qu’il fait, et Fla et Arnulphe n’ont pas opposé à ma démarche un camouflet, ils
ont répondu à ma démarche, me disant, en substance, si je me souviens bien,
Oui, c’est vrai que le fond de l’air est frais, avant que d’ajouter, Mais je
crois quand même que nous allons vers le beau.
Par la suite, de soirée arrosée
en soirée arrosée, nous sommes devenus franchement amis.
Et le jour de l’inauguration du
Monkey Birdy Wild Camping des flots bleus, j’ai fait comme vous auriez fait je
crois si vous aviez été de leurs amis,
et comme aurait fait, je crois, n’importe quel ami, acte de présence. Et non
seulement j’ai fait acte de présence mais j’ai contribué, par mes bonnes
blagues, quelques blagues de Toto mais surtout des blagues de monsieur et
madame, à ce que l’ambiance soit au beau fixe.
Encore aujourd’hui, je les aime
beaucoup, Fla (qui m’autorise à l’appeler B, depuis que nous sommes amis) et
Arnulphe (qui m’a dit un soir, en sirotant un verre de
vodka-pamplemousse-citron, Tu sais mon gars, si tu veux tu veux tu peux
m’appeler Joey). J’ai tout lieu de me réjouir de ce jour d’été où nous nous
sommes rencontrés, et, au-delà, du jour d’été où eux se sont rencontrés. J’ai
d’autant plus lieu de m’en réjouir que peu après l’ouverture du Monkey Birdy
Wild Camping des flots bleus, ils m’ont, un jour que je faisais la queue à la
boulangerie, proposé de loger dans leur camping. J’ai fait semblant de devoir
réfléchir, et le lendemain j’ai dit, d’accord, et j’ai emménagé dès le
surlendemain dans la magnifique niche qu’ils m’avaient apprêtée, juste à côté
du poste d’entrée du camping. Mes hôtes précédents, M. et Mme X, ont d’abord
été un peu vexés, mais par la suite tout est rentré dans l’ordre, et à l’heure
où je vous parle, je suis en train de mâchonner un énième sablé tiré du sachet
qu’ils m’ont apporté hier en revenant de la brocante annuelle de L., où ils ont
acheté soit dit en passant un parapluie violet, et un jeu de Mille bornes, où
manque la carte « as du volant », mais ça n’est pas si grave, ça n’empêche
pas vraiment d’y jouer, au pire ils en fabriqueront une, factice, et la
glisseront dans le paquet.
J’aime bien les X. J’aime bien L.
J’aime bien Fla. J’aime bien Arnulphe. Et j’aime bien la vie que je mène dans
ce camping. Dans ma niche, le plafond est plus haut – n’en déplaise aux X – que
dans ma niche précédente. J’aime d’autant plus Fla et Arnulphe et le MBWCFB
(Monkey Bird Wild Camping des flots bleus) que l’été suivant mon installation,
à force de fréquenter mes voisins, les Li, et leurs voisins, les Wang, j’ai lié
connaissance avec une voisine, mademoiselle Ming, que, par mon bagout et mon
physique de jeune premier j’ai réussi à séduire, et maintenant que Xiao Ming
(car elle s’appelle Xiao) vient chaque soir, à l’heure où le camping ferme pour
la nuit et où la lune se lève, me rejoindre dans ma niche, grande presque comme
une cabane. Et désormais quand j’entends le son -ing, je ne pense pas forcément
à un bowling, ou à un parking, ou à un dancing, ni même à un camping, mais
souvent, je pense à Xiao, et je lève vers le ciel un regard reconnaissant, et
je me dis : Décidément, l’été, l’été, c’est propice aux rencontres. L’été,
et les campings, aussi.