mercredi 19 mai 2021

Trop le bonheur

 Trop le bonheur

 

(Conte parabolique)

 

 

 

« Je ne cherche pas. Je trouve. »

 (Picasso)

 

 

 

J’ai toujours cultivé le bonheur. Depuis que je suis grand, en tout cas. Dès que je suis parti de chez mes parents et que j’ai pu accéder à un petit logement avec un bout de jardin, je me suis dit, Le bonheur, je vais le cultiver, je vais le cultiver dans mon jardin, et je ferai ce qu’il faut pour que ça soit une culture florissante. Parce que je me disais, Ça doit être bon, le bonheur. Et je me disais aussi, « le cultiver, ça ne doit pas être sorcier, le tout est de savoir s’y prendre ». 

Alors je suis allé à la médiathèque et j’ai emprunté les livres suivants, La culture du bonheur pour les nuls, de Steven Stephens et Aldebert Garnulf, Faire pousser le bonheur quand on n’a pas la main verte, de Marie-Françoise Verdier, Les meilleurs fertilisants pour la culture du bonheur, de Stefano Garanzi, Dans quels terreaux faire pousser le bonheur ? de Jean-Gérald Aubry, Le bonheur en quatre-vingt-dix leçons, de Géraldine Lumberberg, Le bonheur : vite et bien, de Mamadou Diagne, et même Du bonheur, le fameux best-seller de Edmund C. Bullmoch. En sus, j’ai tapé ces deux mots, « culture bonheur », dans ma barre de recherche youtube, et ai ainsi pu prendre connaissance de nombreux tutoriels afférents, notamment « Bonheur, comment bien le cultiver », de Didi Frédobodo (1,8M vues), « Cultiver le bonheur : toi aussi tu peux », du botaniste Pierre-Pascal Otimbenje (863k vues), « Le bonheur, c’est tellement simple : décide de le cultiver, et fais-le ! », de Magdelena Patchibumba (1,2M vues), et « Le tuto des tuteurs : les meilleurs tuteurs pour la culture du bonheur », du jardinier-performeur-youtubeur Chichi Mayowa (2,9M vues). Ces vidéos étaient assez pédagogiques, et, moi qui n’avais jamais eu la main verte (j’ai grandi en appartement, et à part une touffe de persil sur un rebord de fenêtre, je n’ai jamais vu mes parents faire pousser quoi que ce soit), j’ai rapidement progressé en culture du bonheur. 

Bien sûr j’ai commencé par m’équiper. J’ai notamment commencé par me procurer, à Kiloutou, un râteau, et, au Jardiland le plus proche de chez moi, trois sacs de fertilisant et 50 kilogrammes de terreau. Quant aux graines, une rapide recherche m’avait convaincu que le mieux était de les faire venir de l’étranger. J’ai payé via Paypal, et elles m’ont été livrées, par un livreur à vélo, qui m’a fait signer, (« veuillez signer là, là, là, là, là, là, et là » m’a-t-il dit d’un ton blasé) le récépissé ad hoc. Aussitôt après son départ, j’ai pu passer à la phase opérationnelle, et, réellement, commencer à cultiver le bonheur. 

J’ai d’abord mélangé le terreau et le fertilisant, jusqu’à obtenir un mélange bien homogène. Après quoi j’ai placé ce mélange dans le coin de mon jardinet qui répondait le mieux aux besoins de ma culture, à savoir le coin que le soleil atteint le plus souvent, généralement de la fin de la matinée au milieu de l’après-midi. J’y ai planté les graines. C’était rigolo d’enfoncer ces graines dans la terre meuble et douce. Et puis j’ai arrosé, jour après jour, et j’ai soigneusement cultivé cette plante, et j’ai fait plein de choses très bien, et même les soirs de pleine lune, conformément à ce que prône le youtubeur à succès Kéké le kéké (4,3M d’abonnés), j’allais parler à ma plante, en criant douze fois, par saccades de deux, ces quelques mots, « Bonheur, je te cultive/Bonheur, je te cultive/Je te cultive par la racine/Et tu seras bientôt robuste ». Les jours pairs – et Kéké le kéké était très clair sur ce point - je devais le dire en français, et, les jours impairs, en anglais ; dans les deux cas, je devais être à genoux devant ma plante. Evidemment, quand ils me surprenaient ainsi, à genoux devant ma plante et criant cette comptine, mes voisins malveillants se moquaient de moi probablement. Mais je m’en foutais. Je sentais que j’étais sur la bonne voie. 

Et de fait, très rapidement, la plante a poussé. Le bonheur croissait. Chaque jour je constatais les progrès de ma plante, et chaque jour je me sentais plus heureux que la veille, et chaque jour je me félicitais de m’être lancé de manière aussi méticuleuse et méthodique dans la culture du bonheur

Ma culture ne donnait pas de fruits, certes, mais ses feuilles étaient de plus en plus grandes et élégantes, avec leur belle couleur verte et leurs fines nervures. Et j’aimais, quand j’allais l’arroser, dès qu’il y avait une petite brise, les sentir contre mes joues. Quel bonheur de cultiver le bonheur, pensais-je en dirigeant soigneusement la pomme de mon arrosoir vers les racines de ma plante. 

Au bout de quelque temps, elle était devenue à peu près aussi haute que moi. Je continuais de l’arroser régulièrement, et plusieurs fois par mois je sarclais et je désherbais autour de ses racines pour éviter que sa croissance soit entravée, et plusieurs fois par an je vérifiais qu’elle ne soit pas attaquée par les bêtes et les parasites. Parfois en rentrant du travail (j’étais employé de bureau, chargé de toutes les tâches administratives dans une minuscule entreprise de plomberie) je m’arrêtais devant ma plante et, l’œil humide de fierté, je la contemplais pendant de longues secondes. Elle avait tellement grandi qu’il me suffisait de me mettre sous ses grandes feuilles pour, quand il faisait beau, être à l’abri du soleil et, quand il pleuvait, être à l’abri des gouttes. Parfois, j’invitais des amis à venir boire une orangeade à l’ombre de ma plante. Ils me complimentaient. « Elle est belle ta culture », me disaient-ils. Et les moins pudiques d’entre eux me disaient, « Comme tu dois être heureux ». J’opinais modestement. Peut-être même que je rougissais. Et je proposais aux gens de reboire un verre.

J’aimais être à l’abri du soleil quand il tapait trop fort, mais j’aimais aussi qu’il me caresse quand il était caressant. Or mon jardin était petit, et ma culture, avec tous les soins que je lui prodiguais, était devenue franchement imposante. Ainsi, un dimanche après-midi que je voulais m’asseoir comme d’habitude le long du mur en crépi de ma maisonnette pour y lézarder au soleil, je me suis aperçu que les rayons n’atteignaient plus le mur de ma maison. Ils n’atteignaient plus guère que quelques centimètres carrés dans un coin du jardin. Ça m’a fait sourire, je me suis dit, en regardant tendrement ma belle plante, « Sacrée plante, tu as bien grandi dis donc ». 

Et quand le dimanche suivant l’envie de prendre un bain de soleil m’est revenue, le constat que ma plante avait tellement crû qu’elle faisait trop d’ombre s’est de nouveau imposé à moi, et ça m’a soûlé. Ça me soûlait de ne plus pouvoir prendre des bains de soleil contre le mur de ma maison les dimanche après-midi. Certes, mes amis chez qui il y avait du soleil continuaient d’aimer venir, les jours de canicule, boire une orangeade à l’ombre de ma plante. Il fait frais chez toi, c’est chouette, me disaient ils en sirotant. Sauf que moi je voulais du soleil. Alors je suis retourné à mes livres et à mes tutoriels, pour y chercher ce qu’il faut faire quand la plante a tellement grandi qu’elle empêche le soleil d’arriver. Et là j’ai eu la surprise et la déception de voir que ce cas de figure n’était absolument pas abordé, ni dans le Stephens & Garnulf, ni dans le Verdier, ni dans le Aubry ni dans le Lumberberg, ni même (!) dans le Bullmoch. A croire que c’était tabou. De même, en tapant, dans ma barre de recherche youtube, « culture bonheur envahissante », puis « culture bonheur invasive », je n’ai rien trouvé, rien de rien, à part une allusion ironique de Chichi Mayowa au cas qui était désormais le mien : face caméra, en tongs rose et marcel kaki devant une bananeraie, il plaisantait sur le risque que la culture marche trop bien, et concluait, hilare, « Mais ne t’inquiète pas, ça n’arrive jamais ». « Merde alors », me suis-je dit, « il va falloir improviser ». 

Alors je suis allé à l’épicerie, c’était ouvert même si on était dimanche, et j’y ai acheté une grossière paire de ciseaux, et, la main tremblante et me demandant si je n’étais pas en train de faire une grosse connerie, j’ai commencé à couper, d’abord très timidement puis plus franchement, certaines des grandes et belles feuilles de ma grande et belle plante. Après une heure de travail, le soleil atteignait de nouveau mon jardin par endroits. La partie ensoleillée de mon jardin restait petite, mais quand même, je pouvais de nouveau glander au soleil. 

J’avais moins de temps pour le faire, ceci dit. Parce qu’en plus des tâches habituelles nécessaires à l’entretien de ma culture, celle-ci avait parfois des maladies. Il me fallait parfois la soigner. Tout ça était un peu fastidieux. Et puis ça me coûtait des sous. Mais ça valait le coup quand même, qu’est-ce qu’elle était belle ma plante, et j’espérais que mes voisins soient jaloux, mais je ne sais pas s’ils étaient jaloux, parce qu’à travers ma grosse plante je ne les voyais même pas, ils m’étaient cachés, c’est opaque les végétaux. 

Je ne voyais plus mes voisins. Mais pas seulement mes voisins. Parce que, de plus en plus, je refusais des invitations. Parce que quand on me proposait d’aller pique-niquer ou me balader, je regardais ma plante, et je me disais que vu tous les efforts que j’avais fait pour la cultiver il fallait quand même que j’en profite, et alors je répondais aux invitations en disant, « Non désolé je ne peux pas » ; et je retournais à l’ombre de mon belle création végétale. 

Et puis, un jour où comme d’habitude je désherbais autour des racines de ma plante géante, j’ai senti tout d’un coup une douleur fulgurante dans le bas du dos. « Argh ! » J’ai crié. Et j’ai juré - pas trop fort pour éviter que les voisins se moquent, mais quand même - et je suis resté le dos bloqué. Et je me suis souvenu de ce que me disait ma psy : « Souvent quand on a mal au dos c’est qu’on somatise ; c’est qu’on en a plein le dos ». Et alors je me suis aperçu qu’en fait j’en avais plein le dos de cette putain de plante. Alors sans réfléchir j’ai pris mon passeport et ma carte bleue et j’ai fermé ma porte à clé et j’ai mis ma clé dans ma poche et je l’ai ressortie de ma poche et je l’ai mise sous mon paillasson et je suis allé faire un câlin à ma plante en lui murmurant, « Tu commences à me soûler, je ne vais pas passer ma vie à arroser une plante qui empêche les rayons du soleil d’atteindre ma petite peau et qui m’empêche de voir mes voisins », et j’ai serré très, très fort mes bras autour de ses tiges, et je lui ai dit, « Je m’en vais ». Et je suis parti, et j’ai hésité à me retourner, mais je ne me suis pas retourné. Et j’ai eu peur d’être tenté de me retourner, alors pour être sûr de n’avoir pas le temps de me retourner je me suis mis à courir sur le trottoir, et j’ai tourné le coin de la rue et j’ai poussé un gros soupir. « C’est quoi cette émotion ? », me suis-je alors demandé. Et je me suis aperçu que c’était du soulagement. Et j’ai senti quelque chose me monter à l’intérieur, et c’était des larmes - je l’ai su quelques secondes après, quand elles ont commencé à jaillir. C’était des larmes de soulagement. J’avais passé des années à cultiver le bonheur. J’étais enfin en train de passer à autre-chose. Et j’en pleurais de soulagement.

Les jours, les semaines, les mois suivants, j’ai voyagé, traîné, circulé, vagabondé, roulé (en autostop), marché (à pieds), couru (quand j’avais envie de courir), dormi (dans les fossés), bu (l’eau des ruisseaux), mangé (les fruits qui pendaient aux arbres), et ri. J’ai un tout petit peu pensé à mon patron plombier qui probablement m’avait envoyé un ou deux recommandés (avec accusé de réception, si ça se trouve), mais je m’en foutais. Et surtout j’ai pensé, un peu, à ces années que j’avais passé à cultiver le bonheur, et à cette plante – cette belleplante - que j’avais fait croître dans mon jardin - et à ce qu’elle devenait. 

Quand je voyais un bel arbre parfois j’y repensais. Et si à ce moment-là j’étais amoureux de quelqu’un, je sortais mon opinel et gravais, avec des pleins et des déliés, et tout doucement - parce que j’ai entendu sur France Inter qu’il faut être gentil avec les arbres - le prénom de la personne que j’aimais. Et quand je n’étais amoureux de personne, parfois, avec ce même opinel, j’écrivais cet aphorisme par moi conçu, « Le bonheur, c’est l’objectif de ceux qui n’ont pas d’objectif ». Or un jour, un de mes compagnons de route – c’était Stefano, dont les grands yeux tristes et ronds me bouleversaient, et dont le sourire rare mais radieux me bouleversait et m’émerveillait (je faisais souvent des rencontres amicales pendant cette période nomade) -, me voyant écrire ces mots, « Le bonheur, c’est l’objectif de ceux qui n’ont pas d’objectif », m’a dit, « Ça, ça n’est pas très gentil pour les gens qui font du bonheur un objectif ». Et je lui ai répondu que parfois il faut choisir entre dire des choses gentilles et dire des choses vraies ; et que la plupart du temps, par bonté, ou par lâcheté, ou les deux, quand il fallait choisir, je privilégiais les choses gentilles aux choses vraies ; et que pour une fois je pouvais bien dire une chose vraie plutôt que gentille. Stefano m’a répondu, « Bon d’accord ». On est restés potes.

 

Aujourd’hui je ne cultive plus le bonheur. Mais peut-être qu’en un sens je le cultive, à ma façon. Parce qu’en un sens s’en foutre du bonheur, c’est peut-être le cultiver. Parce que consacrer sa vie au bonheur, qu’est-ce que c’est triste. Alors que le savourer quand il se présente, et même tout simplement être capable de l’identifier, de le reconnaîtrequand il passe, qu’est-ce que c’est bon. Et donc je ne perds plus mon temps et mon argent à arroser une plante qui me cache le soleil et qui me cache mes sympathiques voisins et qui me cache à mes sympathiques voisins. Je cultive seulement la disponibilité. Si jamais le bonheur passe, je l’identifie. Et je jouis. 

Alors oui, si on veut, c’est encore de la culture. Si on y veut. Mais plutôt de la permaculture, alors. 

Oui voilà : désormais le bonheur, quand il passe par là, je le savoure. Et quand il ne passe pas par là, je n’y pense pas. Et ça… Ça c’est trop, trop, trop l’bonheur. 

N’en déplaise

A Kéké

Le kéké