jeudi 24 juin 2021

A l'épaule

 A l’épaule

 

 

 

« Léix ! Ici, Léix ! A l’épaule ! » 

 

Il lui dit ça, souvent, à Léix. Léix, c’est son rat. En pleine force de l’âge. Très, très bien dressé. Très, très bien nourri. Très, très, très intelligent. Et puis, tellement beau. Poil lustré. Moustache frémissante. Traits fins et réguliers. 

Pendant longtemps, quand il se vantait ainsi d’avoir un rat aux traits « fins et réguliers », ses potes lui disaient, « Tu ferais pas un peu dans l’anthropomorphisme ? » Et à chaque fois il répondait que non, que absolument pas, que ça n’était pas de l’anthropomorphisme de regarder la réalité en face, et de la dire, et finalement il se vexait tellement qu’il en devenait limite menaçant, et alors la personne qui avait osé poser la question baissait la tête et disait, « Bon bon, d’accord, pardon, tu as raison, oui c’est vrai ça n’est pas anthropomorphique », et alors la tension retombait.

 

C’est que pour Ednour (il s’appelait Ednour), son rat, c’était pas rien. Depuis le jour de décembre 2024 où il l’avait acheté sur une plateforme spécialisée, ce rat avait pris une grande place dans sa vie. Il l’emmenait un peu partout. Il l’avait dressé de manière à ce qu’il soit particulièrement porté sur les balades. Des fois même c’est lui qui réclamait. Il s’approchait d’Ednour, le regardait par en dessous, genre « j’ai envie de prendre l’air, si on allait faire un tour ? » et dès qu’il pouvait, Léix s’agenouillait, approchait sa tête de la tête du rat, et lui disait, « mais oui, mais oui on va sortir, mais oui ça fait du bien de prendre l’air, t’inquiète pas, viens va on va faire un tour ». Et Léix tout content poussait de minuscules petit cris, des cris de rat, et ils sortaient.

Les balades, c’était leur principale activité. Ednour était un homme d’habitude. Alors il allait toujours au même endroit, mais ça n’était pas forcément du goût de Léix qui, quant à lui, aimait l’Aventure, le Changement, la Nouveauté. Alors parfois il signifiait à son maître son envie de changer d’itinéraire. Il avait un couinement exprès pour ça. Ednour comprenait rapidement, grommelait, et disait, « bon d’accord, bon d’accord ». C’était un vrai problème pour lui. Il avait envie d’en vouloir à son rat, et puis il se souvenait avoir lu des articles scientifiques vantant les bienfaits multiples (allongement de l’espérance de vie, diminution des risques cardio-vasculaires, prévention de la maladie d’Alzheimer) du fait de changer des choses dans sa vie, et se réconciliait in petto avec sa bestiole, se disant, « si ça se trouve je vais mourir à quatre-vingt ans au lieu de soixante-dix, grâce à Léix, sacré Léix », et il lui faisait un petit bisou, pile à l’endroit où il savait que Léix aimait les petits bisous, à un endroit hyper précis, quelque part entre l’oreille droite et l’omoplate. 

Il n’avait pas eu beaucoup de difficultés à identifier cet endroit. C’était bien stipulé sur la notice qui accompagnait Léix quand celui-ci lui avait été livré. Le coursier à vélo lui avait dit, « attention lisez bien la notice, elle comporte des informations utiles », et il avait ajouté, « signez là, là, là, là, là, là, et là », et Ednour avait obtempéré, disant quand même, « c’est normal que je doive signer à tant d’endroits ? » et le livreur avait répondu, « oui, oui je sais c’est bizarre, mais oui », et Ednour avait signé, et le livreur était parti, laissant Ednour avec son rat. Il avait lu attentivement la notice, qui, entre autres, suggérait des noms pour le rat, mais les noms proposés ne lui avaient pas paru élégants, à Ednour, alors il avait choisi Léix tout seul, et était très fier de son choix. Mais pour le reste, il s’était docilement conformé aux instructions. Il le nourrissait d’aliments verts les jours pairs et d’aliments rouges les jours impairs. Parce ça aussi c’était marqué sur la notice, et c’était même marqué en gras sur la notice, c’était libellé comme ça, Ednour s’en souvenait très bien : « Cette règle est très importante. En cas de non-observance, les conséquences sur le psychisme de l’animal peuvent être graves et irréversibles. » Ednour s’était tout de suite dit, « pour le prix que j’ai payé, ça vaut le coup de faire attention », et avait toujours bien nourri Léix d’aliments verts les jours pairs et d’aliments rouges les jours impairs. 

Pour ce qui est de l’endroit où faire des bisous, ça s’était passé pareil : Ednour avait bien étudié la notice, et avait bien fait comme c’était marqué, et certes au début ça lui avait fait bizarre de faire des bisous à cet endroit précis, d’autant plus qu’initialement il n’avait pas forcément prévu de faire plein de bisous à son rat, mais il s’y était quand même mis, et s’était rendu compte que son rat aimait bien et surtout que lui, lui Ednour, adorait ça. A tel point qu’assez rapidement Ednour avait cessé de faire des bisous à d’autres qu’à Léix. Il avait cessé de fréquenter ses amoureuses, et sa vie affective s’était entièrement organisée autour de Léix. 

Léix. Alias Lélé. Alias Lélé, car quand Ednour avait envie de faire venir Léix sur ses genoux, par exemple pour qu’ils regardent des vidéos ensemble, il avait pris l’habitude d’user de ce surnom affectueux. Pareil quand il avait envie, tout simplement, de parler un peu. Léix avait mis quelques jours à comprendre que quand il entendait ces deux syllabes, lé, suivi de, lé, c’est lui qu’on appelait. Mais depuis qu’il avait compris, il obéissait, sagement, et venait rejoindre son maître. 

On peut dire d’Ednour et Léix qu’ils vivaient alors, globalement, en bonne entente

 

Pour ce qui est des promenades, ça n’avait pas été simple, au début. Se balader à deux, ça n’est pas toujours évident. Même entre deux êtres humains, parfois, il arrive qu’ils aient du mal à être bien positionnés l’un par rapport à l’autre sur un trottoir. Alors, entre un homme et un rat… Au tout début, Ednour s’était dit, « si je le promenais comme un chien, au bout d’une laisse ? » Mais il s’était alors souvenu des balades que, dans sa prime jeunesse, il avait souvent fait avec son oncle Gontrand et son chien, un cocker à grandes oreilles spongiformes. Au cours de ces promenades, il avait compris à quel point, quand on promène son chien, on est, somme toute, au bout de la laisse. Et, arrivé enfin à l’âge adulte, il n’avait pas eu envie de reproduire avec Léix le processus pernicieux au terme lequel son oncle Gontrand s’était retrouvé au bout de la laisse de son cocker. 

Alors un jour il s’était dit, « Eurêka. Sur l’épaule. » Oui ! oui, sur l’épaule ! Et aussitôt il avait essayé. Il avait essayé l’épaule droite, puis la gauche, puis la droite. Il ne savait pas laquelle convenait la mieux. « Tu en penses quoi, Lélé ? » demandait-il parfois à son rat. Léix ne répondait rien, et Ednour hésitait, et il avait opté pour l’épaule gauche, qu’il avait un peu plus basse que la droite. Alors qu’en réalité, ça n’était pas son épaule gauche qui était plus basse que la droite, mais bien sa droite qui était plus haute que la gauche. Un jour lors d’une visite médicale un médecin avait remarqué la chose et lui avait dit, « c’est peut-être à cause du stress ». « Peut-être », avait convenu Ednour. Depuis, il s’en foutait totalement, de la hauteur de ses épaules. Mais en l’occurrence, il était évidemment inutile de percher Léix trop haut, donc il s’était fixé sur l’épaule gauche. 

Et c’est là que les ennuis avaient commencé. 

 

Au tout début tout allait bien. Ednour se promenait fièrement dans le quartier, et c’est dans ces moments-là qu’il avait pris l’habitude non seulement d’assumer, mais de vanter, la beauté du poil lustré et des « traits fins et réguliers » de Léix. Et puis, un soir qu’il s’était couché comme chaque soir sur son grand futon beigeasse et qu’il cherchait le sommeil, il avait senti une gêne dans le haut du corps, vers l’épaule. Et il avait commencé à l’examiner, et il s’était aperçu que c’était plus qu’une gêne : il avait du sang sur l’épaule gauche, celle sur laquelle Léix passait une partie de ses journées. Ednour, après analyse de la situation, s’était aperçu que les ongles de Léix étaient longs, très longs, et longs au point de s’enfoncer profond, plus profond qu’il aurait fallu, dans l’épaule de son maître. « Merde alors », s’était -il dit. « Que faire, bordel de merde », s’était-il encore dit. Car dans les moments critiques, il lui arrivait de se laisser aller à des grossièretés. « Putain de chiotte », s’était-il encore dit dans sa salle de bains en s’auscultant dans son grand miroir, constatant que sa blessure était une vraie blessure, le genre qui fait mal et qui empêche de bien faire le mouvement comme il faut. Finalement il avait vu rouge, et hurlé, non pas « Lélé » – car l’heure était grave et solennelle – mais « Léix ». Et Léix avait rappliqué aussitôt, s’attendant à des douceurs, un susucre, un câlin, un bisou au-dessus de l’oreille, une flatterie quelconque. Mais Ednour, fatigué, blessé dans son corps et dans son amour-propre, avait été virulent et injuste, et avait traité Léix de salopard, d’enfoiré, d’abruti, et d’ordure. 

Après ça ça n’avait plus du tout marché entre Ednour et son rat. Leurs relations s’étaient dégradées, Ednour se disant que si avoir un rat c’est se retrouver avec une épaule en sang, non merci. Et il jetait des regards méchants à Léix. 

Le médecin à qui il en avait parlé lui avait dit, « Bah oui mais forcément, si vous continuez à ne lui faire manger que des choses vertes les jours impairs et rouges les jours pairs…

– Vous voulez dire verts les jours pairs et rouges les jours impairs, avait interrompu Ednour. 

– Oui voilà, s’était agacé le médecin, Si vous continuez à le nourrir comme ça forcément ses ongles poussent, poussent, et finissent par se planter dans vos épaules. Il faudrait changer ça. – Oui mais… mais la notice ? avait balbutié Ednour, et il était sorti sans solution du cabinet. 

 

De sorte qu’il était retourné sur la plateforme où il s’était procuré Léix, et avait réclamé de pouvoir échanger son rat importable et insortable et sanguinaire contre un autre rat, aux ongles plus fins, ou plus ronds, ou moins longs. « Pas de problème », avait répondu le robot-tchatteur qui avait reçu sa plainte. Un rendez-vous avait été fixé pour l’échange. Ednour alors avait été franchement soulagé, se disant, « bientôt cette douleur à l’épaule ne sera plus qu’un mauvais souvenir ». Et puis le jour J avait approché, jour J à la veille duquel Ednour, jetant à Léix un regard qui devait normalement être l’un des derniers, avait surpris une lueur de tristesse dans les yeux de son rat. Il en avait insomnié une bonne partie de la nuit, et le lendemain lorsque le coursier était arrivé pour l’échange, Ednour s’était soudainement mis à sangloter et à souffler entre deux hoquets qu’il ne voulait pas que son rat l’abandonne, et avait versé des larmes salées sur les épaules de l’uniforme du coursier qui, surpris, avait d’abord dit qu’il ne fallait pas se mettre dans des états pareils, puis avait fini par accepter de revenir sur le changement de rat. Il était donc parti sans Léix, le laissant à Ednour. Et c’est depuis qu’Ednour a l’épaule presque toujours sanguinolente, et son rat presque toujours dessus, et n’empêche que depuis il est tellement content de son rat qu’il supporte mal que quelqu’un insinue qu’il n’est pas sublime, avec ses traits « fins et réguliers ». 

Et quand il a envie de se promener avec Léix, il lui crie, non pas « au pied » comme faisait son oncle Gontrand avec son cocker à oreilles spongieuses, mais « à l’épaule ». Et alors à chaque fois Léix rapplique et monte sur l’épaule gauche d’Ednour, et il y plante profondément ses longues griffes, et Ednour réprime à peine une grimace de douleur, et parfois même quelques millilitres de sang jaillissent, mais dans cette douleur d’Ednour il y a plein de joie et de gratitude et Ednour se dit qu’il en a de la chance d’avoir un rat aussi beau. Et alors il lui fait un bisou. Pile à l’endroit qui était indiqué sur la notice. Quelque part derrière l’oreille. 

Entre l’oreille et l’omoplate. 

A l’épaule. 

 

 

 

 

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