On trouve de
tout là dedans. Du chaud, surtout, mais aussi du froid, déjà, un peu. Qu’est-ce
qui m’a pris aussi d’intervenir aussi vite. J’aurais dû laisser reposer,
peut-être. Ça se serait stabilisé, immobilisé, et refroidi. J’aurais pu y faire
des coupures plus nettes. Là j’en suis réduit à farfouiller dans un truc un peu
meuble, un peu grouillant, un peu tiède, et où tout est dans tout, rien ne se
détache nettement. Pas pratique. Mais bon. Je continue, et d’ailleurs la
température baisse, et les choses se décantent. Tenez, ça, par exemple : y a
encore cinq minutes, ça aurait été amalgamé à plein de choses, alors que là, ça
se détache tout seul. Ça vient.
Le problème
c’est qu’après je ne sais pas trop quoi en faire. Ça me palpite dans la main,
et me voici bien avancé. C’était quoi déjà la consigne ? Veuillez disséquer ce
cadavre m’avait dit le patron. Mais encore ? Mais il était déjà parti. C’est un
homme pressé. Londres le matin, Tokyo l’après-midi, new York le soir. Lui,
c’est un peu ça. Moi, c’est plutôt, lit le matin, toilettes l’après-midi,
cuisine le soir.
Je vais me
fier à mon bon sens. S’il m’a demandé de l’ouvrir, c’est pour résoudre un
mystère probablement. C’est souvent ça. On se pose une question, alors on va y
voir. La question est rarement, Est-ce vraiment un cadavre. Il faut en être sûr
avant le début des opérations. La question est plutôt, Pourquoi ce cadavre est
devenu un cadavre, voire, parfois, si on approfondit, Comment ce cadavre est il
devenu un cadavre. Car on ne sait pas toujours. Un vieux cadavre puant, dans un
appartement qui sent la pisse de chat, on voit un peu de quoi il retourne :
solitude, faim, vieillesse, inanition, arrêt du cœur. Mais un jeune cadavre,
plein de sève, là c’est plus compliqué. Alors il faut enquêter, et c’est là
qu’on me dit, avant de partir à Londres, ou à Tokyo ou à New York, Lambert
disséquez moi ça, et c’est comme ça que je suis à me dire que j’aurais dû
attendre, intervenir à froid.
J’ai mal au
dos. La table est trop basse. Ou trop haute. En fait, elle est trop basse, au
sens où l’idéal serait qu’elle soit plus haute. Mais si elle était franchement
plus basse, ça irait mieux quand même. Mais là ça ne va pas. Alors je vais
aller chercher un tabouret, et en attendant ça va reposer. Quand je reviendrai,
y aura du neuf. Je dirai à mon assistant : quoi de neuf ? Il me répondra, Rien
chef. Je lui dirai, Vous vous foutez de ma gueule, Lambert ? Mon subordonné
s’appelle Lambert lui aussi. Il baissera la tête, ne répondra pas, je pousserai
un soupir, dirai, Allez donc vous servir un café Lambert, vous en avez besoin,
il partira, je pousserai un autre soupir, plus profond, et, cette fois ci,
d’aise. Enfin seul. Et je constaterai le changement, la couleur, l’odeur, la
texture, tout bien sûr aura changé. Comment a t il pu me répondre, Rien chef.
Ah ! ce Lambert ! Et j’y retournerai, je replongerai. Je ne trouverai pas
grand-chose, au début. Viscères, poumons, foie, cœur, que voulez-vous trouver d’autre.
Sang, etc. De la matière, en tout cas. Pas d’âme, pas d’âme, pas d’âme. Des
artères, des nerfs. Et puis quand même de ci de là des indices, je pense. Une
bille en terre, dans l’intestin ; une bille de plomb, dans le poumon ; une pipe
en terre, dans l’anus. C’est un début. De quoi lancer nos limiers sur une
piste.
Je continue
ma petite fouille. Ça me rappelle quand je faisais de l’archéologie, dans mon
jeune temps. Nous étions plusieurs, nous mettions les mains dans la terre, et
comme des animaux fouisseurs, grat, grat, nous allions dans les profondeurs. Au
bout d’une journée de travail acharné, nous atteignions parfois un mètre. Ce
n’est pas très, très profond. Mais on y trouve déjà des choses. L’archéologie
c’est une école de la vie. On creuse en sachant qu’on n’ira pas loin, et qu’on
trouvera soit rien soit pas grand-chose. Ce qui fait un suspense, tant qu’on
n’a rien trouvé. Car on pense : trouverai-je quelque chose ? Ne trouverai-je
rien ? ça occupe. Et puis, une fois qu’on a trouvé quelque chose, si on a
trouvé quelque chose, le suspense continue : on se dit, trouverai-je de nouveau
quelque chose ?
Là j’en
trouve des choses. Des dents notamment. Elles sont en émail et en dentine, sauf
dix huit d’entre elles qui sont en inox. Voilà qui intéressera les limiers.
Comment mâchait cet individu ? Je ferme les yeux et j’imagine son garde-manger,
compotes, purée, kefir, pour le calcium - il devait prendre beaucoup de kefir,
car l’os est excellent. Solide. Bravo. Et je lui tapote paternellement la joue.
Et je regrette aussitôt ce geste déplacé, je n’ai après tout aucune preuve
quant à son hygiène de vie et à son respect des grands principes diététiques.
Et puis, c’est tout froid. Lambert ! Lambert arrive. Lambert, allez donc me
chercher une bassine d’eau tiède. Il n’y a pas d’eau tiède. Faites en tiédir.
Bien, chef. Dépêchez vous, j’ai froid, ajouté-je vainement, parce que Lambert,
de toutes façons, ira à son rythme. Y a pas mort d’homme, dirait-il si
j’insistais pour qu’il fasse vite, Alors je ne dis rien, j’attends, je regarde
par la fenêtre, je songe à ces fouilles archéologiques où je ne trouvais rien,
alors que là, là : une bille en terre, une bille de plomb, une pipe en terre.
Dix-huit dents en inox. Et tout ça, en quelques minutes, sans même avoir besoin
d’aller profond. Succès. Lambert, allez donc chercher la bouteille de pommeau
et deux petits verres, nous allons trinquer. Voilà ce que je dirai à Lambert
quand il sera de retour, avec sa bassine d’eau froide. Car l’eau tiède aura
refroidi. Il aura fait tout ça pour rien. Faire les choses trop lentement,
c’est un peu comme ne pas les faire, parfois.
De ce point
de vue l’archéologie, c’est très reposant. Certes, faire de l’archéologie,
c’est un peu comme ne rien faire, bien souvent. Mais la vitesse importe peu. Je
me souviens d’une fouille ou, faute d’effectifs suffisants, et à cause de la
chaleur, nous avancions lentement, quelques centimètres le lundi, quelques
centimètres le mardi, repos le mercredi, etc., de sorte que ce n’est que vers
la fin de la deuxième semaine que nous constations qu’à un mètre de profondeur
il n’y avait strictement rien, pas la moindre amphore romaine, pas la moindre
assiette phénicienne, pas le plus petit morceau de crâne de pharaon ou même
d’esclave. N’empêche, la lenteur de notre travail n’était pas en cause. Alors
que là Lambert, l’eau est froide. Il eût suffi que vous allassiez plus
vite pour qu’elle soit restée tiède, et cette froideur de mort que je sens sur
ma main, et qui ne ressemble à rien, qui ne me rappelle rien, qui ne me rappelle
que la mort, les autres morts que j’ai touchés, ce froid unique, irremplaçable,
cette froideur je vais la garder toute la matinée je le sens Lambert. Par votre
faute. Et là Lambert se jettera à mes pieds, dira, Pardon chef. Et je me dirai,
J’y suis peut-être allé un peu fort, et je tapoterai paternellement (décidément
!) la joue de Lambert en lui disant, Allons, allons. Allez donc chercher du
pommeau, nous allons trinquer. Et Lambert, les yeux humides de reconnaissance,
ira aussitôt, sans même dire oui chef. Lambert n’est pas très discipliné. Mais
là Lambert n’est pas là. Je suis seul avec notre ami. Façon de parler. Notre
pauvre ami. Car s’il était riche, il aurait changé l’inox en bronze. Et le
verre en argent. Et le plomb en or.
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