jeudi 10 novembre 2016

Le plomb en or



On trouve de tout là dedans. Du chaud, surtout, mais aussi du froid, déjà, un peu. Qu’est-ce qui m’a pris aussi d’intervenir aussi vite. J’aurais dû laisser reposer, peut-être. Ça se serait stabilisé, immobilisé, et refroidi. J’aurais pu y faire des coupures plus nettes. Là j’en suis réduit à farfouiller dans un truc un peu meuble, un peu grouillant, un peu tiède, et où tout est dans tout, rien ne se détache nettement. Pas pratique. Mais bon. Je continue, et d’ailleurs la température baisse, et les choses se décantent. Tenez, ça, par exemple : y a encore cinq minutes, ça aurait été amalgamé à plein de choses, alors que là, ça se détache tout seul. Ça vient.

Le problème c’est qu’après je ne sais pas trop quoi en faire. Ça me palpite dans la main, et me voici bien avancé. C’était quoi déjà la consigne ? Veuillez disséquer ce cadavre m’avait dit le patron. Mais encore ? Mais il était déjà parti. C’est un homme pressé. Londres le matin, Tokyo l’après-midi, new York le soir. Lui, c’est un peu ça. Moi, c’est plutôt, lit le matin, toilettes l’après-midi, cuisine le soir.

Je vais me fier à mon bon sens. S’il m’a demandé de l’ouvrir, c’est pour résoudre un mystère probablement. C’est souvent ça. On se pose une question, alors on va y voir. La question est rarement, Est-ce vraiment un cadavre. Il faut en être sûr avant le début des opérations. La question est plutôt, Pourquoi ce cadavre est devenu un cadavre, voire, parfois, si on approfondit, Comment ce cadavre est il devenu un cadavre. Car on ne sait pas toujours. Un vieux cadavre puant, dans un appartement qui sent la pisse de chat, on voit un peu de quoi il retourne : solitude, faim, vieillesse, inanition, arrêt du cœur. Mais un jeune cadavre, plein de sève, là c’est plus compliqué. Alors il faut enquêter, et c’est là qu’on me dit, avant de partir à Londres, ou à Tokyo ou à New York, Lambert disséquez moi ça, et c’est comme ça que je suis à me dire que j’aurais dû attendre, intervenir à froid.

J’ai mal au dos. La table est trop basse. Ou trop haute. En fait, elle est trop basse, au sens où l’idéal serait qu’elle soit plus haute. Mais si elle était franchement plus basse, ça irait mieux quand même. Mais là ça ne va pas. Alors je vais aller chercher un tabouret, et en attendant ça va reposer. Quand je reviendrai, y aura du neuf. Je dirai à mon assistant : quoi de neuf ? Il me répondra, Rien chef. Je lui dirai, Vous vous foutez de ma gueule, Lambert ? Mon subordonné s’appelle Lambert lui aussi. Il baissera la tête, ne répondra pas, je pousserai un soupir, dirai, Allez donc vous servir un café Lambert, vous en avez besoin, il partira, je pousserai un autre soupir, plus profond, et, cette fois ci, d’aise. Enfin seul. Et je constaterai le changement, la couleur, l’odeur, la texture, tout bien sûr aura changé. Comment a t il pu me répondre, Rien chef. Ah ! ce Lambert ! Et j’y retournerai, je replongerai. Je ne trouverai pas grand-chose, au début. Viscères, poumons, foie, cœur, que voulez-vous trouver d’autre. Sang, etc. De la matière, en tout cas. Pas d’âme, pas d’âme, pas d’âme. Des artères, des nerfs. Et puis quand même de ci de là des indices, je pense. Une bille en terre, dans l’intestin ; une bille de plomb, dans le poumon ; une pipe en terre, dans l’anus. C’est un début. De quoi lancer nos limiers sur une piste.

Je continue ma petite fouille. Ça me rappelle quand je faisais de l’archéologie, dans mon jeune temps. Nous étions plusieurs, nous mettions les mains dans la terre, et comme des animaux fouisseurs, grat, grat, nous allions dans les profondeurs. Au bout d’une journée de travail acharné, nous atteignions parfois un mètre. Ce n’est pas très, très profond. Mais on y trouve déjà des choses. L’archéologie c’est une école de la vie. On creuse en sachant qu’on n’ira pas loin, et qu’on trouvera soit rien soit pas grand-chose. Ce qui fait un suspense, tant qu’on n’a rien trouvé. Car on pense : trouverai-je quelque chose ? Ne trouverai-je rien ? ça occupe. Et puis, une fois qu’on a trouvé quelque chose, si on a trouvé quelque chose, le suspense continue : on se dit, trouverai-je de nouveau quelque chose ?

Là j’en trouve des choses. Des dents notamment. Elles sont en émail et en dentine, sauf dix huit d’entre elles qui sont en inox. Voilà qui intéressera les limiers. Comment mâchait cet individu ? Je ferme les yeux et j’imagine son garde-manger, compotes, purée, kefir, pour le calcium - il devait prendre beaucoup de kefir, car l’os est excellent. Solide. Bravo. Et je lui tapote paternellement la joue. Et je regrette aussitôt ce geste déplacé, je n’ai après tout aucune preuve quant à son hygiène de vie et à son respect des grands principes diététiques. Et puis, c’est tout froid. Lambert ! Lambert arrive. Lambert, allez donc me chercher une bassine d’eau tiède. Il n’y a pas d’eau tiède. Faites en tiédir. Bien, chef. Dépêchez vous, j’ai froid, ajouté-je vainement, parce que Lambert, de toutes façons, ira à son rythme. Y a pas mort d’homme, dirait-il si j’insistais pour qu’il fasse vite, Alors je ne dis rien, j’attends, je regarde par la fenêtre, je songe à ces fouilles archéologiques où je ne trouvais rien, alors que là, là : une bille en terre, une bille de plomb, une pipe en terre. Dix-huit dents en inox. Et tout ça, en quelques minutes, sans même avoir besoin d’aller profond. Succès. Lambert, allez donc chercher la bouteille de pommeau et deux petits verres, nous allons trinquer. Voilà ce que je dirai à Lambert quand il sera de retour, avec sa bassine d’eau froide. Car l’eau tiède aura refroidi. Il aura fait tout ça pour rien. Faire les choses trop lentement, c’est un peu comme ne pas les faire, parfois.

De ce point de vue l’archéologie, c’est très reposant. Certes, faire de l’archéologie, c’est un peu comme ne rien faire, bien souvent. Mais la vitesse importe peu. Je me souviens d’une fouille ou, faute d’effectifs suffisants, et à cause de la chaleur, nous avancions lentement, quelques centimètres le lundi, quelques centimètres le mardi, repos le mercredi, etc., de sorte que ce n’est que vers la fin de la deuxième semaine que nous constations qu’à un mètre de profondeur il n’y avait strictement rien, pas la moindre amphore romaine, pas la moindre assiette phénicienne, pas le plus petit morceau de crâne de pharaon ou même d’esclave. N’empêche, la lenteur de notre travail n’était pas en cause. Alors que là  Lambert, l’eau est froide. Il eût suffi que vous allassiez plus vite pour qu’elle soit restée tiède, et cette froideur de mort que je sens sur ma main, et qui ne ressemble à rien, qui ne me rappelle rien, qui ne me rappelle que la mort, les autres morts que j’ai touchés, ce froid unique, irremplaçable, cette froideur je vais la garder toute la matinée je le sens Lambert. Par votre faute. Et là Lambert se jettera à mes pieds, dira, Pardon chef. Et je me dirai, J’y suis peut-être allé un peu fort, et je tapoterai paternellement (décidément !) la joue de Lambert en lui disant, Allons, allons. Allez donc chercher du pommeau, nous allons trinquer. Et Lambert, les yeux humides de reconnaissance, ira aussitôt, sans même dire oui chef. Lambert n’est pas très discipliné. Mais là Lambert n’est pas là. Je suis seul avec notre ami. Façon de parler. Notre pauvre ami. Car s’il était riche, il aurait changé l’inox en bronze. Et le verre en argent. Et le plomb en or.


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