Ingeborg.
J’aime ce prénom.
J’ai
connu une Ingeborg, aux cheveux longs et secs, et au visage blanc. Elle faisait
tout avec une grande lenteur. Parler. Manger. Marcher. Elle avait renoncé à
défendre son prénom. Son surnom ne lui allait pas du tout. Un surnom un peu
onomatopique. Je me souviens du surnom. Mais je n’ai pas envie de l’écrire.
Appelons
là donc Ingeborg. Il y a des stars qui s’appellent Ingeborg. Je pense à
Ingeborg Bachmann. Star : j’exagère peut-être un peu. Et puis dans
Ingeborg il y a Borg, et Borg était une
vraie star, « la première rock star du tennis » et gna-gna-gna, c’est
un peu ce qu’on lit parfois dans les journaux – car je lis les journaux, les
journaux en papier, les journaux en matière, ceux qui servent aux clochards à
ne pas avoir trop froid, ou à protéger leurs pieds si leurs chaussures sont
trouées, ou qui servent aux cyclistes au sommet des cols à ne pas avoir froid
dans la descente, car on a beau être millionnaire (il y a des millionnaires
parmi les cyclistes, pas beaucoup mais il y en a), le vent glacé sur la sueur
c’est mauvais, fluxions de poitrine, etc. Pneumonies. Rhumes. Bref il y a des
risques. Il faut y obvier. Alors, le journal. Les journaux nourrissent aussi
mes souris. J’ai des souris. Je n’ai pas de titre de propriété sur ces souris,
mais disons qu’elles sont chez moi, et j’ai fini par les appeler mes souris, de
même que je dis mes toiles d’araignées à propos des deux grandes toiles qui
pendent au milieu de mon studio. De même aussi que je dis ma télévision à
propos de l’immense écran qu’il y a au milieu de mon studio. Et le milieu de
mon studio est d’ailleurs tellement petit et le plafond tellement bas que le
bas des toiles d’araignées touche le haut de l’écran. Mais ça ne les gêne pas
je crois. Ni les toiles, ni l’écran. Je dis mes souris mais peut-être est-ce
toujours la même. Je n’en ai jamais vu qu’une. Alors soit elles sont, mettons,
dix, ou cent, ou mille, et elles passent
les unes après les autres, telle souris le lundi, telle autre le mardi par
exemple (c’est une organisation comme une autre), etc. Ou alors, je n’ai qu’une
souris – mais alors mon orgueil en prendrait un coup, et je préfère imaginer
être en possession d’un énorme cheptel. Un cadeau de Dieu sans doute, car je
n’ai fait aucun effort conscient et délibéré pour acquérir ces souris. C’est
d’autant plus jouissif, je suis d’autant plus fier. C’est comme ma grande
beauté physique. Deux yeux, à peu près de la même taille l’un que l’autre. Sur
ce point j’en suis réduit à faire des suppositions car j’ai d’énormes lunettes
opaques sans lesquelles je ne vois qu’à vingt centimètres devant moi. Et je
n’ai chez moi qu’un seul miroir. Et il est au dessus du lavabo. Et le lavabo
fait quarante centimètres de longueur. Et par dessus le marché je suis un peu
feignant. Tout ça fait que je n’ai jamais eu l’énergie ou la motivation
suffisante pour, sans mes lunettes, pencher mon cou vers l’avant de manière à
me bien voir dans la glace. Donc je suppose que j’ai deux beaux grands yeux,
bleus peut-être – le bleu me va bien je trouve. Et mon corps assez bien
proportionné, avec cette tête qui est nettement au dessus des hanches, et je
crois loin au dessus du cul, ce qui me donne un air altier, une démarche fière.
Mes pieds sont bien campés dans le sol, malgré une voûte plantaire très haute.
Très, très, haute ; c’est presque une nef d’église. Avec des fidèles en
dessous – mes souris notamment, qui y viennent parfois j’ai l’impression car
quand je me promène pieds-nus chez moi ça me chatouille. Ça me fait des guili.
Des guili-guili. En tout cas il y aurait la place. C’est une belle voûte. Surtout
celle sous le pied droit, car autant mes yeux sont à peu près symétriques,
autant j’ai deux pieds assez différents. 44, c’est ma pointure. C’est ce que je
réponds quand le sujet vient dans la conversation, par exemple au pmu en bas de
chez moi. Mais quand je suis au magasin, pour des emplettes, et que c’est le
marchand de chaussures qui me le demande, il faut en dire plus. 44, c’est une
moyenne. Au pmu, je reste dans le vague, mais au magasin je n’y coupe pas, il
me faut dire toute la vérité, expliquer au vendeur que je chausse du 42 à
droite et du 46 à gauche.
Car
quand on a affaire à un professionnel il faut lui expliquer clairement, et sans
pudeur, sans chichis, la réalité de sa situation. Docteur, il y a du sang dans
mes selles. Il faut le lui dire, au médecin, pour être bien soigné. Sans avoir
peur des gros mots tels que selles, ou sang, ou docteur, ou il y a. Du, dans,
ça va. Je ne les mettrais pas dans la catégorie des gros mots. Ce sont des
mots, euh, assez légers, je trouve.
De
même, au marchand de chaussures : monsieur le marchand, j’ai deux pieds
différents l’un de l’autre. J’appréhende un peu le moment où je devrai
prononcer ça, et souvent marchant vers le magasin je répète la phrase dans ma
tête, monsieur le marchand etc., et ainsi je la prononce souvent pas mal du
tout, une fois dans le magasin. Un petit manque de spontanéité peut-être, mais
les mots s’enchaînent impeccablement, proprement disons. Souvent il n’en
manque pas un seul. Un petit silence se fait. Parfois le marchand sourit. Parfois
même il ironise, genre, Le gauche est à gauche et le droit et à droite, c’est
ça ? Ha, ha. Et moi, avec patience, surmontant mon agacement, je prends un
ton le moins hargneux possible et j’explique, la différence de taille, j’en
profite parfois pour glisser en passant que j’ai une voûte magnifique, qui est
un peu à mon pied ce que, mutatis mutandis, la grande nef centrale est à la
cathédrale Notre-Dame de Paris. Et là, le marchand prend la mesure du problème,
convient que c’est un problème de taille, et va dans l’arrière-salle de son
magasin, fait son petit assortiment, et revient avec deux chaussures, une du
42, une du 46. Et là ça me fait un pincement au cœur, parce que ces deux
chaussures côte à côte : c’est, en fait, un peu ridicule. C’est comme un
chat qui boîte, c’est triste.
Le
reste de mon corps est assez beau aussi. Or je n’y suis pas pour grand-chose,
et chose curieuse j’en suis d’autant plus fier. Mais il est vrai qu’on souvent
fier des choses pour lesquelles on n’a pas fait grand-chose, je suis très fier
d’être cournonnais par exemple. Fier d’avoir des cheveux noirs je crois (mais
chaque matin je mets mon chapeau avant mes lunettes, et chaque soir j’enlève
mes lunettes avant mon chapeau, ce qui m’empêche d’être complètement affirmatif
là-dessus).
Mes
souris, c’est pareil. L’idée que je n’aie rien fait pour les (décidément je ne
peux les imaginer que plusieurs) mériter me rend d’autant plus fier qu’elles
m’aient choisi, moi, pour élire domicile.
Si,
j’ai fait une chose. J’ai laissé traîner des journaux. Ils s’en nourrissent de
ces journaux, ces journaux utiles même aux millionnaires qui pédalent.
J’ai
mis de côté le Tennis magazine qui
dit que Borg était une rock star. Quand j’inviterai Ingeborg à boire le thé, je
le lui montrerai. Je ne lui dirai pas, tu vois, ton prénom, il est chouette,
mais je le penserai j’espère, et j’espère que ça se verra. J’aime bien
Ingeborg.
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