lundi 14 novembre 2016

Ingeborg

Ingeborg. J’aime ce prénom.

J’ai connu une Ingeborg, aux cheveux longs et secs, et au visage blanc. Elle faisait tout avec une grande lenteur. Parler. Manger. Marcher. Elle avait renoncé à défendre son prénom. Son surnom ne lui allait pas du tout. Un surnom un peu onomatopique. Je me souviens du surnom. Mais je n’ai pas envie de l’écrire.

Appelons là donc Ingeborg. Il y a des stars qui s’appellent Ingeborg. Je pense à Ingeborg Bachmann. Star : j’exagère peut-être un peu. Et puis dans Ingeborg il y a  Borg, et Borg était une vraie star, « la première rock star du tennis » et gna-gna-gna, c’est un peu ce qu’on lit parfois dans les journaux – car je lis les journaux, les journaux en papier, les journaux en matière, ceux qui servent aux clochards à ne pas avoir trop froid, ou à protéger leurs pieds si leurs chaussures sont trouées, ou qui servent aux cyclistes au sommet des cols à ne pas avoir froid dans la descente, car on a beau être millionnaire (il y a des millionnaires parmi les cyclistes, pas beaucoup mais il y en a), le vent glacé sur la sueur c’est mauvais, fluxions de poitrine, etc. Pneumonies. Rhumes. Bref il y a des risques. Il faut y obvier. Alors, le journal. Les journaux nourrissent aussi mes souris. J’ai des souris. Je n’ai pas de titre de propriété sur ces souris, mais disons qu’elles sont chez moi, et j’ai fini par les appeler mes souris, de même que je dis mes toiles d’araignées à propos des deux grandes toiles qui pendent au milieu de mon studio. De même aussi que je dis ma télévision à propos de l’immense écran qu’il y a au milieu de mon studio. Et le milieu de mon studio est d’ailleurs tellement petit et le plafond tellement bas que le bas des toiles d’araignées touche le haut de l’écran. Mais ça ne les gêne pas je crois. Ni les toiles, ni l’écran. Je dis mes souris mais peut-être est-ce toujours la même. Je n’en ai jamais vu qu’une. Alors soit elles sont, mettons, dix, ou cent, ou mille,  et elles passent les unes après les autres, telle souris le lundi, telle autre le mardi par exemple (c’est une organisation comme une autre), etc. Ou alors, je n’ai qu’une souris – mais alors mon orgueil en prendrait un coup, et je préfère imaginer être en possession d’un énorme cheptel. Un cadeau de Dieu sans doute, car je n’ai fait aucun effort conscient et délibéré pour acquérir ces souris. C’est d’autant plus jouissif, je suis d’autant plus fier. C’est comme ma grande beauté physique. Deux yeux, à peu près de la même taille l’un que l’autre. Sur ce point j’en suis réduit à faire des suppositions car j’ai d’énormes lunettes opaques sans lesquelles je ne vois qu’à vingt centimètres devant moi. Et je n’ai chez moi qu’un seul miroir. Et il est au dessus du lavabo. Et le lavabo fait quarante centimètres de longueur. Et par dessus le marché je suis un peu feignant. Tout ça fait que je n’ai jamais eu l’énergie ou la motivation suffisante pour, sans mes lunettes, pencher mon cou vers l’avant de manière à me bien voir dans la glace. Donc je suppose que j’ai deux beaux grands yeux, bleus peut-être – le bleu me va bien je trouve. Et mon corps assez bien proportionné, avec cette tête qui est nettement au dessus des hanches, et je crois loin au dessus du cul, ce qui me donne un air altier, une démarche fière. Mes pieds sont bien campés dans le sol, malgré une voûte plantaire très haute. Très, très, haute ; c’est presque une nef d’église. Avec des fidèles en dessous – mes souris notamment, qui y viennent parfois j’ai l’impression car quand je me promène pieds-nus chez moi ça me chatouille. Ça me fait des guili. Des guili-guili. En tout cas il y aurait la place. C’est une belle voûte. Surtout celle sous le pied droit, car autant mes yeux sont à peu près symétriques, autant j’ai deux pieds assez différents. 44, c’est ma pointure. C’est ce que je réponds quand le sujet vient dans la conversation, par exemple au pmu en bas de chez moi. Mais quand je suis au magasin, pour des emplettes, et que c’est le marchand de chaussures qui me le demande, il faut en dire plus. 44, c’est une moyenne. Au pmu, je reste dans le vague, mais au magasin je n’y coupe pas, il me faut dire toute la vérité, expliquer au vendeur que je chausse du 42 à droite et du 46 à gauche.

Car quand on a affaire à un professionnel il faut lui expliquer clairement, et sans pudeur, sans chichis, la réalité de sa situation. Docteur, il y a du sang dans mes selles. Il faut le lui dire, au médecin, pour être bien soigné. Sans avoir peur des gros mots tels que selles, ou sang, ou docteur, ou il y a. Du, dans, ça va. Je ne les mettrais pas dans la catégorie des gros mots. Ce sont des mots, euh, assez légers, je trouve.
De même, au marchand de chaussures : monsieur le marchand, j’ai deux pieds différents l’un de l’autre. J’appréhende un peu le moment où je devrai prononcer ça, et souvent marchant vers le magasin je répète la phrase dans ma tête, monsieur le marchand etc., et ainsi je la prononce souvent pas mal du tout, une fois dans le magasin. Un petit manque de spontanéité peut-être, mais les mots s’enchaînent impeccablement, proprement disons. Souvent il n’en manque pas un seul. Un petit silence se fait. Parfois le marchand sourit. Parfois même il ironise, genre, Le gauche est à gauche et le droit et à droite, c’est ça ? Ha, ha. Et moi, avec patience, surmontant mon agacement, je prends un ton le moins hargneux possible et j’explique, la différence de taille, j’en profite parfois pour glisser en passant que j’ai une voûte magnifique, qui est un peu à mon pied ce que, mutatis mutandis, la grande nef centrale est à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Et là, le marchand prend la mesure du problème, convient que c’est un problème de taille, et va dans l’arrière-salle de son magasin, fait son petit assortiment, et revient avec deux chaussures, une du 42, une du 46. Et là ça me fait un pincement au cœur, parce que ces deux chaussures côte à côte : c’est, en fait, un peu ridicule. C’est comme un chat qui boîte, c’est triste.

Le reste de mon corps est assez beau aussi. Or je n’y suis pas pour grand-chose, et chose curieuse j’en suis d’autant plus fier. Mais il est vrai qu’on souvent fier des choses pour lesquelles on n’a pas fait grand-chose, je suis très fier d’être cournonnais par exemple. Fier d’avoir des cheveux noirs je crois (mais chaque matin je mets mon chapeau avant mes lunettes, et chaque soir j’enlève mes lunettes avant mon chapeau, ce qui m’empêche d’être complètement affirmatif là-dessus).
Mes souris, c’est pareil. L’idée que je n’aie rien fait pour les (décidément je ne peux les imaginer que plusieurs) mériter me rend d’autant plus fier qu’elles m’aient choisi, moi, pour élire domicile.
Si, j’ai fait une chose. J’ai laissé traîner des journaux. Ils s’en nourrissent de ces journaux, ces journaux utiles même aux millionnaires qui pédalent.
J’ai mis de côté le Tennis magazine qui dit que Borg était une rock star. Quand j’inviterai Ingeborg à boire le thé, je le lui montrerai. Je ne lui dirai pas, tu vois, ton prénom, il est chouette, mais je le penserai j’espère, et j’espère que ça se verra. J’aime bien Ingeborg.


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