mercredi 9 novembre 2016

Viens te cacher sous mon Steinway

Je n'ai pas de piano. Et puisque "nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée" (proust) hé ben mon Steinway m'a inspiré ceci.



Viens te cacher sous mon Steinway. Un beau trois-quarts de queue. Grand, et accueillant, comme un saule pleureur. Tu y seras bien. Tu y seras au frais quand il fera chaud, et au chaud quand il fera frais. Je te donnerai à manger, et je te ferai même la conversation de temps en temps. Comment vas tu ? As tu bien dormi ? Toutes ces questions, je te les poserai, et j’écouterai les réponses. Tu ne seras pas obligée de répondre d’ailleurs. Tu pourras répondre d’un grognement, moi j’en déduirai que tu auras envie ce jour là d’être tranquille. Je serai d’humeur égale, en partant je te souhaiterai bonne journée. Je t’enfermerai quand même, bien sûr. Tu seras bien placée, sous mon Steinway. Il fait pile la bonne taille. Tu en épouseras les formes, il épousera tes formes. Ce sera émouvant, cette harmonie.

Entre mon Steinway et toi, ça s’annonce très bien. J’ai fait une petite simulation, pour vérifier : les algorithmes sont formels : ça matche. C’est comme ça que j’interprète le chiffre qui est sorti quand j’ai entré tes principales caractéristiques (bougonne, brune, lèvres épaisses, cerveau relativement petit, pieds plats, poitrine ferme et généreuse, nez charnu, visage mafflu, tempérament nerveux, tendance à la procrastination, appétit d’oiseau, paresse, angoisse de la mort) et celles du Steinway (ferme, boisé, noir, sauf à certains endroits où il est blanc, calme, vibrant, résonnant, profond, caverneux, impavide) : quatre vingt trois pour cent. Quatre-vingt pour cent de quoi ? Je ne sais pas. Mais ça me semble un bon chiffre.

Tu auras tout ce qu’il te faut. A boire bien entendu. Citron à l’eau, eau, café, thé, gin, vodka, jus de cerise, jus de pruneaux. J’ai d’ailleurs tout intérêt à ce que tu soies satisfaite des conditions. Il me faut asseoir ma réputation. J’ai besoin de toi, pour ça. Je te donnerai tout le matériel nécessaire à ce que tu communiques abondamment. Tu enverras tes informations au reste du monde. Tu écriras, Je suis bien, ici. Je suis bien sous ce Steinway. Je vous recommande de venir un jour séjourner sous ce Steinway. Ne laissez pas passer votre chance, si elle passe. Je te dicterai ce genre de phrases. Mais si tu ne les écris pas, si tu ne les envoies pas, je ne te frapperai pas. Je diminuerai un peu tes rations, certes.

Passer ses journées à ne rien faire : pas bon. Le fait d’écrire ces petits messages, ça t’occupera. Il te faudra une vie saine et équilibrée. Viens, viens sous mon Steinway.

Je n’en jouerai pas. Il faut, parfois, laisser le silence prendre. Et, une fois qu’il a pris, ne pas le briser. Dans ces moments là, quand tu parleras, car telle que je t’imagine, tu parleras, au début, tu ne te résigneras pas au silence, tu n’es pas très forte pour le silence - mais tu progresseras, tu progresseras - quand tu parleras disais-je, je te dirai, d’une voix douce, Chut. S’il te plait ne dis rien. Ecoute le silence. Tu écarquilleras tes grands yeux tricolores, vert-bleu-gris peut-être, tu me jetteras un regarde implorant, genre, Mais j’ai envie, de parler, mais tu liras dans mes yeux à moi que ce n’est pas le moment de parler. Et petit à petit tu t’y habitueras, au silence. Moi je m’y suis bien habitué. Ce sera bien d’être silencieux tous les deux. Tous les trois. Moi, mon Steinway, et toi.

Non seulement tu t’habitueras à ce silence et tu y trouveras tout ce que tu veux, tout ce que tu as déjà en toi, en le sachant, ou sans le savoir, le calme, l’angoisse, l’excitation, la terreur, et, vers la fin, une sorte de repos.
Ça te fera du bien. Car tu as l’air fatiguée de ces jours-ci. Le travail peut-être. Tu travailles beaucoup. On te donne du travail. Tu le prends. C’est une transaction. Un peu comme à Noël. Moi on ne me donne plus rien à Noël mais avant on me donnait des choses et je faisais comme toi avec ton travail, je le prenais, j’y jouais, puis je me lassais. Tu vois, nous nous ressemblons. Et nous nous ressemblerons de plus en plusseuh lon la. Tout à fait à la fin les gens nous confondront. Il faut dire que deux personnes qui se cachent et se taisent ont tendance à se ressembler. D’ores et déjà, mes voisins ont du mal à faire la différence entre moi et mon Steinway. D’ailleurs quand ils frappent, mon Steinway réagit exactement comme moi. Il se tait. J’attends la même chose de toi. Nous serons bien. Tous les trois. Moi, mon Steinway, et toi.

Un jour tu t’apercevras que tu ne veux plus partir. Ça prendra du temps mais ça arrivera. Ce jour là je constaterai tout de suite le changement. Je lirai sur ton visage, Je veux rester. Alors un grand bonheur m’envahira, je soupirerai d’aise, je te détacherai, je t’embrasserai, tu m’embrasseras. Comment vas tu, demanderai-je ? Tu me l’as déjà demandé tout à l’heure, me répondras tu. Non, c’était hier, te répondrai-je. Non c’était aujourd’hui, me répondras tu. Non, c’était hier, te répondrai-je. Je suis sûre que c’était aujourd’hui, ce matin, me répondras tu. Tu perds la notion du temps ces derniers temps, te répondrai-je. Ça doit être la station assise/couchée prolongée qui fait ça. Non non, me répondras tu, piquée au vif, et j’aime bien ces moments où tu t’animes, où tu t’échauffes, où tu te vexes presque, tu es charmante dans ces moments là, j’aime bien, et j’aimerai encore, même après t’avoir vu pendant des jours des mois des années accroupie ou couchée sous mon Steinway. Peu importe que je te l’aie demandé hier ou aujourd’hui, réponds moi s’il te plait, comment vas tu ? finirai-je par dire.
Bien.
Ainsi l’histoire se finira bien. L’histoire entre moi, mon Steinway, et toi.


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