Je n'ai pas de piano. Et puisque "nous ne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par la pensée" (proust) hé ben mon Steinway m'a inspiré ceci.
Viens
te cacher sous mon Steinway. Un beau trois-quarts de queue. Grand, et
accueillant, comme un saule pleureur. Tu y seras bien. Tu y seras au frais
quand il fera chaud, et au chaud quand il fera frais. Je te donnerai à manger,
et je te ferai même la conversation de temps en temps. Comment vas tu ? As
tu bien dormi ? Toutes ces questions, je te les poserai, et j’écouterai
les réponses. Tu ne seras pas obligée de répondre d’ailleurs. Tu pourras
répondre d’un grognement, moi j’en déduirai que tu auras envie ce jour là
d’être tranquille. Je serai d’humeur égale, en partant je te souhaiterai bonne
journée. Je t’enfermerai quand même, bien sûr. Tu seras bien placée, sous mon
Steinway. Il fait pile la bonne taille. Tu en épouseras les formes, il épousera
tes formes. Ce sera émouvant, cette harmonie.
Entre
mon Steinway et toi, ça s’annonce très bien. J’ai fait une petite simulation,
pour vérifier : les algorithmes sont formels : ça matche. C’est comme
ça que j’interprète le chiffre qui est sorti quand j’ai entré tes principales
caractéristiques (bougonne, brune, lèvres épaisses, cerveau relativement petit,
pieds plats, poitrine ferme et généreuse, nez charnu, visage mafflu,
tempérament nerveux, tendance à la procrastination, appétit d’oiseau, paresse,
angoisse de la mort) et celles du Steinway (ferme, boisé, noir, sauf à certains
endroits où il est blanc, calme, vibrant, résonnant, profond, caverneux, impavide) :
quatre vingt trois pour cent. Quatre-vingt pour cent de quoi ? Je ne sais
pas. Mais ça me semble un bon chiffre.
Tu
auras tout ce qu’il te faut. A boire bien entendu. Citron à l’eau, eau, café,
thé, gin, vodka, jus de cerise, jus de pruneaux. J’ai d’ailleurs tout intérêt à
ce que tu soies satisfaite des conditions. Il me faut asseoir ma réputation.
J’ai besoin de toi, pour ça. Je te donnerai tout le matériel nécessaire à ce
que tu communiques abondamment. Tu enverras tes informations au reste du monde.
Tu écriras, Je suis bien, ici. Je suis bien sous ce Steinway. Je vous
recommande de venir un jour séjourner sous ce Steinway. Ne laissez pas passer
votre chance, si elle passe. Je te dicterai ce genre de phrases. Mais si tu ne
les écris pas, si tu ne les envoies pas, je ne te frapperai pas. Je diminuerai
un peu tes rations, certes.
Passer
ses journées à ne rien faire : pas bon. Le fait d’écrire ces petits
messages, ça t’occupera. Il te faudra une vie saine et équilibrée. Viens, viens
sous mon Steinway.
Je
n’en jouerai pas. Il faut, parfois, laisser le silence prendre. Et, une fois qu’il
a pris, ne pas le briser. Dans ces moments là, quand tu parleras, car telle que
je t’imagine, tu parleras, au début, tu ne te résigneras pas au silence, tu
n’es pas très forte pour le silence - mais tu progresseras, tu progresseras -
quand tu parleras disais-je, je te dirai, d’une voix douce, Chut. S’il te plait
ne dis rien. Ecoute le silence. Tu écarquilleras tes grands yeux tricolores,
vert-bleu-gris peut-être, tu me jetteras un regarde implorant, genre, Mais j’ai
envie, de parler, mais tu liras dans mes yeux à moi que ce n’est pas le moment
de parler. Et petit à petit tu t’y habitueras, au silence. Moi je m’y suis bien
habitué. Ce sera bien d’être silencieux tous les deux. Tous les trois. Moi, mon
Steinway, et toi.
Non
seulement tu t’habitueras à ce silence et tu y trouveras tout ce que tu veux,
tout ce que tu as déjà en toi, en le sachant, ou sans le savoir, le calme,
l’angoisse, l’excitation, la terreur, et, vers la fin, une sorte de repos.
Ça
te fera du bien. Car tu as l’air fatiguée de ces jours-ci. Le travail
peut-être. Tu travailles beaucoup. On te donne du travail. Tu le prends. C’est
une transaction. Un peu comme à Noël. Moi on ne me donne plus rien à Noël mais
avant on me donnait des choses et je faisais comme toi avec ton travail, je le
prenais, j’y jouais, puis je me lassais. Tu vois, nous nous ressemblons. Et
nous nous ressemblerons de plus en plusseuh lon la. Tout à fait à la fin les
gens nous confondront. Il faut dire que deux personnes qui se cachent et se
taisent ont tendance à se ressembler. D’ores et déjà, mes voisins ont du mal à
faire la différence entre moi et mon Steinway. D’ailleurs quand ils frappent,
mon Steinway réagit exactement comme moi. Il se tait. J’attends la même chose
de toi. Nous serons bien. Tous les trois. Moi, mon Steinway, et toi.
Un
jour tu t’apercevras que tu ne veux plus partir. Ça prendra du temps mais ça
arrivera. Ce jour là je constaterai tout de suite le changement. Je lirai sur
ton visage, Je veux rester. Alors un grand bonheur m’envahira, je soupirerai
d’aise, je te détacherai, je t’embrasserai, tu m’embrasseras. Comment vas tu,
demanderai-je ? Tu me l’as déjà demandé tout à l’heure, me répondras tu.
Non, c’était hier, te répondrai-je. Non c’était aujourd’hui, me répondras tu.
Non, c’était hier, te répondrai-je. Je suis sûre que c’était aujourd’hui, ce
matin, me répondras tu. Tu perds la notion du temps ces derniers temps, te
répondrai-je. Ça doit être la station assise/couchée prolongée qui fait ça. Non
non, me répondras tu, piquée au vif, et j’aime bien ces moments où tu t’animes,
où tu t’échauffes, où tu te vexes presque, tu es charmante dans ces moments là,
j’aime bien, et j’aimerai encore, même après t’avoir vu pendant des jours des
mois des années accroupie ou couchée sous mon Steinway. Peu importe que je te
l’aie demandé hier ou aujourd’hui, réponds moi s’il te plait, comment vas
tu ? finirai-je par dire.
Bien.
Ainsi
l’histoire se finira bien. L’histoire entre moi, mon Steinway, et toi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire