jeudi 26 avril 2018

Dju-Dju

Dju-Dju. C’est comme ça qu’on l’appelle. Elle porte un grand bandeau bleu dans les cheveux. Ça lui donne un genre hippie. Ses cheveux sont raides et noirs, et tombent jusqu’au bas du dos. Elle écrit toute la journée. Elle dort toute la nuit. Le reste du temps, elle bouffe, chie, baise. C’est une vie bien rangée. A horaires fixes. Elle sort peu.
Dju-Dju. Elle est parfois un peu cassante. Ses amants se vexent un peu parfois. Quand par exemple elle leur dit qu’ils ont une petite bite. Car elle dit souvent à ses amants qu’ils ont une petite bite. Même quand ils ont une grosse bite. Car certains de ses amants ont une grosse bite. Mais la vérité elle en a rien à foutre. Elle préfère la poésie. La drôlerie. La loufoquerie.
Ses amants ne devraient pas se vexer. Car quand Dju-Dju dit, Tu as une petite bite, ça n’a rien de péjoratif, pour elle. Car elle aime les petites bites. Elle aime se faire pénétrer par des petites bites. Elle aime prendre des petites bites dans sa petite main, une par une, ou parfois plusieurs d’un coup. Elle a, elle même, une petite chatte. Alors quand elle dit, Tu as une petite bite, c’est sa manière à elle de dire, on va bien ensemble, on est bien assortis, et peut-être allons nous faire un bon bout de chemin ensemble. « On se complète bien » : c’est un peu ça qu’elle veut dire, et certains de ses amants, s’ils étaient un peu moins susceptibles, un peu moins fiers, un peu moins bêtes, au lieu de remettre leur pantalon et de partir en courant, en maugréant, en ronchonnant - en bousculant la concierge même, s’ils la croisent dans l’escalier - ils auraient mieux fait de rester, de sourire, de dire : Ah bon, tu trouves ? Si petite que ça ? Et elle aurait ajouté en souriant, en rougissant peut-être même, car elle est très sentimentale, fleur bleue, et, au fond, prude : Oui, toute petite. Et très jolie. Et elle l’aurait caressée doucement pour la voir grossir quand même car être petit ça n’empêche pas de grossir, et même c’est plus facile de grossir quand on est petit que quand on est déjà gros, en un sens.
Dju-Dju, elle aime bien avoir de nouveaux amants, et elle aime bien garder les anciens, alors ceux qui ne se vexent pas quand elle leur dit qu’ils ont une petite bite, ils restent longtemps amants de Dju-Dju. Jusqu’à usure, sinon épuisement, sinon lassitude, sinon déménagement, sinon épectase.
Epectase, ça n’est arrivé qu’une fois. Heureusement pour Dju-Dju. Car c’est bien embarrassant. Car n’est-ce pas, que faire en cas d’épectase. Que faire quand le râle de jouissance mine de rien l’air de rien et sans trop prévenir devient râle de mourant, et quand le cœur bat très, très, très fort, si fort qu’à un moment il ne bat plus, et qu’on se retrouve avec non un corps jouisseur et tout chaud mais un corps inerte et tout froid et pas encore dur quand même car durcir ça prend du temps. Deux solutions : soit on part, vite et discrètement ; soit on appelle, à l’aide, et au secours.
Dju-Dju a fait les deux. Elle est partie en courant, se changer les idées, faire le tour du pâté de maisons, respirer, reprendre ses esprits. Et puis finalement, elle a téléphoné aux pompiers, et Petite bite n°14 - car tel était son surnom, son matricule - a été emmenée, et feu son propriétaire aussi du même coup, par les pompiers, à la morgue, et de la morgue au cimetière, où ils y furent accompagnés par les proches affligés et en pleurs.
Dju-Dju n’a pas culpabilisé, et pourquoi l’eût-elle fait. Mais ça a changé ses habitudes, à la marge, pendant quelques jours. A la marge seulement. Car elle a continué, bien sûr, quand même, à écrire toute la journée, dormir toute la nuit, et bouffer, et chier.
Mais elle a décidé d’arrêter de baiser. Pendant trois jours. Alors ses amants fument nerveusement des cigarettes sur le pas de sa porte, criant de temps, « Dju-Dju ! tu en as pour longtemps ? » Et Dju-Dju, fièrement, ne répond pas, mais de temps en temps glisse un petit papier sous la porte, où sont inscrits, selon les moments, ces mots, Ta gueule, laisse moi travailler, je suis en deuil, un peu de patience, encore quelques heures, tu pourrais au moins respecter la mémoire du défunt, connard, petite bite, je t’aime, à très, très bientôt… Et alors en lisant ça le troupeau d’amants est traversé par des émotions diverses, agacement, excitation, amour, jalousie, honte, et chacun des amants est bien content de pouvoir partager ses impressions avec les autres, et de pouvoir partager aussi ses questions : Qu’est-ce qui lui prend à votre (car ils se vouvoient) avis ? C’est quoi cette histoire de deuil ? Moi quand elle me prend la bite dans le creux de sa main elle a la peau si douce qu’elle double de volume, ma bite, en trois ou quatre secondes ; et ainsi de suite.
Cet attroupement d’amants obstrue quelque peu le passage dans l’escalier, alors les voisins quand ils passent devant sa loge en parlent à la concierge, et alors la concierge de temps en temps monte voir, et dit, Tâchez quand même d’être discrets, pas trop de bruit s’il vous plait ; et ajoute, Désirez vous que je vous fasse monter du thé, du café, des couvertures ? Et certains refusent avec fierté, et d’autres acceptent de bon cœur ; et ainsi les amants bivouaquent devant la porte de Dju-Dju endeuillée.
Dju-Dju à cette époque avait chez elle beaucoup de médicaments ; toute une pharmacopée. Et aussi : des fioles, des bouteilles, des flacons, des tubes, des pots, des récipients en tout genre, où elle entassait les produits de toutes sortes, pénicilline, pommades, cocaïne, Martini blanc, bain moussant, granulés d’homéopathie, shampooings, vaseline, café, poppers, tampons périodiques, opium, dentifrice. Elle alternait les prises, et ne confondait jamais : quand elle vidait un flacon dans sa baignoire, c’était jamais le Martini ; quand elle vidait un flacon dans sa bouche, c’était jamais le bain moussant.
C’est bien d’avoir les cheveux noirs quand est en deuil, songeait Dju-Dju en se regardant dans son miroir. Comment font les blondes ? se disait-elle. - Et les blonds ! cria quelqu’un à travers la porte ; car elle avait parlé tout haut, comme ça lui arrivait parfois, même quand elle était seule, et du coup, l’ayant entendue à travers la porte, Petite bite n° 18, aux cheveux tellement suprêmement blonds, lui avait répondu depuis le palier. Hé ben les blondes, se dit Dju-Dju, elles se mettent un grand chapeau noir. Et alors elle imaginait Brigitte Bardot en deuil. Puis - laissant son imagination, vagabonder - Brigitte Bardot en short. Puis, Brigitte Bardot en marcel. Puis, Brigitte Bardot avec des sabots, des sabots d’où sortiraient quelques brins de paille. Puis, Brigitte Bardot toute nue, avec ses cheveux de feu, et des Moon Boots noires, et un chapeau de cow-boy, noir. Puis, Brigitte Bardot, avec des seins dorés et des fesses rebondies… Puis revenant à sa question initiale : oui : même Brigitte Bardot pourrait porter le deuil. Mais quand même, il vaut mieux être brune quand on est en deuil, se dit elle. Quitte à être en deuil, autant être brune. Et elle imaginait maintenant Audrey Hepburn, en deuil, Isabelle Adjani, en deuil, et, de fil en aiguille, Amélie Toutain, en short. Elle était de temps en temps interrompue dans ses rêveries : « Tu en as encore pour longtemps ? », demandait tel de ses amants, à travers la porte. Mais à part ces menus intermèdes, elle pouvait divaguer à loisir.
Toute à ses rêveries, Dju-Dju se disait : l’inactivité forcée, quand même, ça a du bon. Et elle profitait de ces heures vides, où elle ne recevait personne chez elle et en elle, pour se pencher longuement par la fenêtre et regarder la petite place en contrebas. Ce qu’elle préférait c’était l’heure où la place était déserte, en plein milieu de la nuit. Le reste du temps il y avait toujours du monde, un passant, un chien, un pigeon. Mais, avait elle remarqué, vers quatre heures du matin, les derniers fêtard étaient enfin couchés ; quant aux travailleurs les plus matinaux ils étaient encore sous le jet de leur douche, ou devant le miroir de leur salle de bains ; et à cette heure là elle adorait s’abîmer dans la contemplation de cette place où rien ne bougeait, où rien ne soufflait, et où un silence profond et immémorial enveloppait les platanes, les bacs de fleurs, les aubettes, les canisettes, le terrain de boules.
Suite à l’épectase, Dju-Dju avait réglé son réveil de manière à ce qu’il sonnât dès que les soixante douze heures de deuil se seraient écoulées.
Plus qu’une heure. Dans une heure ça va sonner, et je vais ouvrir à mes amants, et reprendre ma vie d’avant, songea-t-elle en regardant les reflets de la lune sur le macadam gris. De troubles émotions se bousculaient en elle. Envie de ses amants, de les prendre dans ses bras encore, et puis que eux la prennent dans les leurs, l’embrassent, lui caressent les seins, le sexe. Mais elle s’apercevait avec étonnement que cette envie n’étais pas sans mélange : simultanément elle en sentait d’autres, calme, solitude, silence, oui elle avait envie de ça, aussi, là, maintenant, sous la lune, cette nuit, sur cette place.

Plus qu’une demi-heure. Elle regardait la porte, derrière laquelle dormaient ses amants patients et passionnés et impatients et fidèles, puis elle regardait la fenêtre derrière laquelle brillait la lune jaune et blanche et silencieuse et majestueuse, et sa tête fit plusieurs va-et-vient, la porte, la fenêtre, la porte, la fenêtre, les amants, la place, les amants, la place, les câlins, le calme, les caresses, le calme, puis tout d’un coup sans trop comprendre ce qu’elle fait elle ouvre sa fenêtre et se glisse par dessus le rebord et descend silencieusement le long de la gouttière, et puis elle sent avec délices le sol sous ses pieds, et alors elle jette un regard éperdu et reconnaissant sur la lune sublime, et puis elle écoute le silence épais, puis, bouleversée par le calme et la beauté de cette place déserte sur laquelle souffle une brise tiède, elle y déambule, lentement, et enfin s’assoit sur un banc, puis s’y endort dans une immense volupté calme et profonde.

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