Mauriac, Gracq, et moi.
On est au moins trois. Oh, y en a sûrement plein d’autres. Qui trouvent que Lev
Davidovitch Bronstein, dit Trotski, le révolutionnaire russe, fondateur de
l’Armée rouge, assassiné par un homme de main de Staline en 1940 à Coyoacan au
Mexique, était un très grand écrivain (1).
Sa vie.
Trotski est né en 1879
en Ukraine, dans une famille de propriétaires terriens. Tout petit déjà il est
fort à l’école. Adolescent il part étudier à Odessa, où il est logé chez un
oncle. Il rencontre des militants et là commence son engagement révolutionnaire.
Il joue un rôle de premier plan dans la révolution de 1905 puis dans celle de
1917, puis dans les premières années de l’Etat soviétique. Après la mort de
Lénine, il est petit à petit marginalisé par Staline, jusqu’à ce que celui-ci
le contraigne à l’exil puis le fasse assassiner en 1940.
Son chef-d’œuvre : Histoire de la
révolution russe
Le propos : un
événement historique vu d’avion et vu à hauteur d’homme
Deux tomes épais, qui
après quelques pages de présentation de la Russie début 1917, racontent les dix
mois entre février et fin octobre.
Forcément, dans ce
livre, y a du souffle. La révolution, Trotski y était, et ça se sent. Il y a du
souffle, des développements plein d’ardeur, et des détails savoureux. Et aussi
des réflexions théoriques, philosophiques, historiques, rigoureuses et
stimulantes. Trotski est très à l’aise pour faire des va-et-vient entre des
petites anecdotes suggestives et des analyses sociologiques et politiques ;
entre des portraits de tel Russe anonyme ou de tel grand dirigeant, et des
considérations sur l’évolution des sociétés humaines depuis des millénaires. Il
y a des choses vues au microscope, des choses vues au contraire de très loin,
avec une grande « hauteur de vue » comme on dit. Les passages un peu enflammés
ne tombent jamais dans le lyrisme ou le grandiloquent - ça s’arrête à chaque
fois bien avant que ça devienne too much.
La langue, le style, le
ton
Globalement il a un ton
direct, un côté « droit au but ». Comme tous les grands écrivains
sans doute, les choses simples, il les dit simplement. Et comme tous les grands
écrivains aussi sans doute, les choses compliquées aussi il parvient à les dire
de manière pas trop compliquée, même quand il aborde des questions théoriques,
sur l’histoire, la philosophie de l’histoire, le matérialisme dialectique, etc.
Comme tous les grands
écrivains aussi, il a des incipits qui déchirent.
J’adore la première
phrase du premier paragraphe du premier chapitre du premier tome : « Le
trait essentiel et le plus constant de l’histoire de la Russie, c’est la
lenteur de l’évolution du pays, comportant comme conséquence une économie
arriérée, une structure sociale primitive, un niveau de culture inférieur. »
C’est plus long que Longtemps je me suis couché de bonne heure ou que
Aujourd’hui maman est morte, mais ça pose ; ça va à l’os.
Dans le même genre,
incipit de la préface du tome II : « La Russie a accompli si tard sa
révolution bourgeoise qu’elle s’est trouvée forcée de la transformer en
révolution prolétarienne. » Là aussi phrase presque lapidaire qui résume à
peu près toute la thèse historique de Trotski – et aussi, en un sens, de Lénine
disant à partir d’avril, en substance, « ce n’est pas parce que la Russie est
un pays arriéré par rapport aux grands pays industriels qu’elle doit se
contenter d’une révolution bourgeoise genre 1789 ; c’est au contraire parce que
la Russie est un pays « en retard » qu’elle est en situation de passer
directement d’une structure sociale proto-industrielle, pleine de résidus du
féodalisme, à un régime socialiste ».
Il y a beaucoup de
drôlerie et d’ironie chez Trotski. Il théorise d’ailleurs brillamment sur
l’ironie, en quelques mots, dans la préface du tome II : en partant d’une
comparaison drôle et suggestive entre les mencheviks et une héroïne de Dickens,
il dit qu’il y a une « ironie purement individualiste », « léger
nuage d’indifférence », qui est « un des pires aspects du snobisme »
; mais aussi une ironie dans les rapports sociaux que l’historien, comme
l’artiste, a non seulement le droit mais le devoir d’exprimer.
Histoire de la
révolution russe se lit comme un roman, vite et bien. Concernant la taille du livre,
Trotski écrit dans la préface du tome II : « Telle héroïne de Proust a
besoin de plusieurs pages raffinées pour arriver à sentir qu’elle ne sent rien.
Nous pensons que nous pouvons, au moins à droit égal, réclamer de l’attention
pour des drames collectifs qui, dans l’histoire, sortent du néant des millions
d’êtres humains, transforment le caractère des nations et s’insèrent pour
toujours dans la vie de l’humanité. »
Autres livres
Ma vie est un très beau livre
aussi. Autobiographie standard, où Trotski parle de 1917 certes, mais aussi de
son enfance à la campagne, sa jeunesse d’étudiant rapidement politisé et révolutionnaire,
son exil imposé par Staline.
L’excipit est hyper
stylé. Il cite dix lignes de Proudhon. Alinéa. Puis : « Bien que tout ceci
ait un certain goût de pathétique écclésiastique, ce sont de belles paroles. Je
les signe. »
(j’ai jamais vu ce procédé
(finir sur « je les signe ») ailleurs, et franchement à la page 672 d’un beau
bouquin… ça a la classe).
Tous les autres textes
de Trotski sont moins brillants d’un point de vue littéraire, car écrits
davantage dans l’urgence. Mais Littérature et révolution est pas mal
quand même : ça compile des textes hyper intéressants sur les conceptions
matérialistes dialectiques de l’art, la création artistique, la littérature. Ça
peut intéresser encore aujourd’hui à mon avis n’importe quel étudiant en
lettres et en histoire de l’art. Ça a un siècle, et ça reste fin, puissant, et
stimulant.
Si politiquement vous
êtes fan des bolcheviks, ça vous aidera à tripper à la lecture de ces livres ;
mais aucune adhésion indispensable. (Mauriac et Gracq n’étaient pas des bolcheviks
de fer, et aimaient la prose de Trotski). Ça peut se lire pour le plaisir de
l’histoire ; et ça peut se lire pour le plaisir de la langue.
(1) Mauriac (dans Mémoires
intérieurs) et Gracq (dans Lettrines) disent le bien qu’ils
pensaient des talents d’écrivain de Trotski.
Extrait du premier tome
d’Histoire
de la révolution russe (Chapitre 9, « Le paradoxe de la révolution
de février »).
Séance du 27 février à
la Douma (parlement russe), quatre jours après le début de la révolution de
février :
« Milioukov
n’acheva pas son discours, que, d’ailleurs, il n’avait commencé qu’avec l’idée
de le terminer avec rien, car voici Kérensky qui se précipite dans la salle,
fortement ému : une immense foule de peuple et de soldats, annonce-t-il,
s’avance vers le palais de Tauride, et cette multitude a le dessein d’exiger de
la Douma qu’elle prenne le pouvoir entre ses mains !… Un député radical
sait exactement ce que réclament les puissantes masses populaires. En réalité,
c’est Kérensky en personne qui exige, pour la première fois, que la Douma
prenne le pouvoir — cette Douma qui, au fond de l’âme, espère toujours que le
soulèvement sera réprimé. La communication de Kérensky provoque « un
trouble général » et il y a « des regards effarés ». Cependant,
il n’a pas eu le temps de terminer qu’il est interrompu par un huissier de la
Douma, accouru tout épouvanté : des détachements de soldats, devançant les
autres, se sont approchés du palais, n’ont pas été admis à l’entrée, par les
hommes du poste, le chef de garde serait grièvement blessé. Une minute après,
il se trouve que les soldats se sont déjà introduits dans le palais.
Plus tard, il devait
être dit, dans des discours et dans des articles, que les soldats étaient venus
saluer la Douma et lui prêter serment. Mais, pour l’instant, c’est chez tous
une mortelle panique. Le flot leur monte à la gorge. Les leaders chuchotent
entre eux. Il faut gagner du temps. Rodzianko se hâte de mettre aux voix la
proposition qu’on lui a suggérée de constituer un Comité Provisoire.
Acclamations. Mais tous n’ont que l’idée de déguerpir au plus vite, il ne
s’agit guère d’élections ! Le président, non moins terrifié que les autres,
propose de confier au Conseil des doyens la tâche de former le Comité.
Nouvelles approbations bruyantes du petit nombre de députés restés dans la
salle : la majorité a déjà trouvé moyen de s’éclipser. C’est ainsi que
réagit d’abord la Douma dissoute par le tsar devant l’insurrection victorieuse.
Pendant ce temps, la
révolution, dans le même édifice, mais dans un local moins décoratif, créait un
autre organe de pouvoir. Les dirigeants révolutionnaires n’avaient là rien à
inventer. L’expérience des soviets de 1905 s’était gravée pour toujours dans la
conscience ouvrière. A chaque montée du mouvement, même au cours de la guerre,
l’idée de constituer des soviets renaissait presque automatiquement. Et, bien
que la conception du rôle des soviets fût profondément différente chez les
bolcheviks et les mencheviks (les socialistes-révolutionnaires n’avaient point
à ce sujet de ferme opinion), la forme même de cette organisation était,
semble-t-il, hors de discussion. Les mencheviks, membres du Comité des
Industries de guerre, que l’on venait de tirer de prison, se rencontrèrent au
palais de Tauride avec des représentants actifs du mouvement syndical et de la
coopération appartenant à la même aile droite, ainsi qu’avec les parlementaires
mencheviks Tchkhéidzé et Skobélev, — et ils constituèrent sur-le-champ un
Comité exécutif provisoire du Soviet des députés ouvriers, lequel Comité se
compléta dans la journée, principalement avec d’anciens révolutionnaires qui
avaient perdu le contact des masses, mais gardé « un nom ». Le Comité
exécutif, s’étant également adjoint des bolcheviks, invita les ouvriers à élire
immédiatement leurs députés. La première séance du Soviet fut fixée pour le
soir du même jour, au palais de Tauride. Elle s’ouvrit, en effet, à 9 heures,
et ratifia la composition de l’Exécutif en y désignant, de plus, des
représentants officiels de tous les partis socialistes. Mais là n’était point
la véritable signification de cette première assemblée des représentants du
prolétariat vainqueur dans la capitale. Des délégués des régiments soulevés
vinrent à la séance exprimer leurs félicitations. Dans ce nombre, il y avait
des soldats tout à fait incultes, comme contusionnés par l’insurrection et qui
tournaient difficilement leur langue dans leur bouche. Mais eux précisément
trouvaient des mots dont aucun tribun ne se fût avisé. »
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