jeudi 26 avril 2018

Big foot

Neil Armstrong, il chaussait du combien ? Bah Neil Armstrong il chaussait du cinquante. Même que c’est pour ça qu’il a été choisi. Quitte à laisser une trace, autant qu’elle soit grande, avaient décidé les dirigeants de la Nasa. Vous imaginez un astronaute qui ferait du trente huit ? Ce serait minable, ridicule, s’étaient-ils dit, et d’éventuels Martiens de passage voyant ça, s’ils devinaient avoir affaire à une trace de terrien, risquaient de se gausser de cette taille minuscule.
Quand il était petit à l’école, il en essuyait des moqueries le petit Neil, parce que dès l’école primaire, dès la maternelle même, il avait des pieds étonnamment grands pour son âge. Les autres le montraient du doigt, le surnommaient Big foot et lui demandaient si c’était pas trop lourd à trimbaler, et si ça touchait pas le plafond le soir quand il se couchait sur le dos, puis, à l’adolescence, comment il faisait pour danser des slows sans écrabouiller les pieds de sa partenaire. Pauvre Neil.
Alors quelle fierté, et quelle belle revanche, le jour où un grand chef de la Nasa lui a dit, Mon cher Neil, vous n’êtes pas le meilleur de nos astronautes, plusieurs d’entre eux ont eu des résultats sensiblement meilleurs que les vôtres aux tests de résistance physique et psychique que nous avons fait passer à tous les candidats, mais les autres ont des pieds plus petits, et pour tout dire trop petits, donc c’est vous qui irez. Les vexations, moqueries, l’obligation d’aller dans des magasins spécialisés dans les tailles extrêmes pour trouver chaussure à son pied, toutes ces choses là sont repassées dans la tête de Neil à ce moment là, et il a fait un immense sourire, et son interlocuteur lui a dit, Vous avez l’air content mon vieux Neil, et Neil a répondu, Indeed, et dans sa tête il se disait, Youpi, et il est sorti dans le couloir et a poussé des grands cris de joie et s’est précipité vers la machine à café en riant et en sautillant et en souriant à la vie et à l’avenir et au monde et à ses pieds.
Il s’est servi un café, un collègue lui a dit, salut Neil, tu as l’air de bonne humeur, et Neil a répondu, Indeed, mais sans en dire davantage, parce que, lui avait bien indiqué le grand chef, il fallait laisser à la direction le soin d’annoncer elle même la nouvelle.
Le jour venu sur la lune, Neil, très fier de sa responsabilité, s’est bien appliqué au moment de poser son pied sur le sol lunaire, et d’ailleurs son pied il ne l’a pas posé sur le sol lunaire, il l’a enfoncé sur le sol lunaire, de toutes ses forces, en se disant, pourvu que ça s’enfonce bien, pourvu que ça imprime bien, pourvu que la trace soit profonde. Il était tellement concentré qu’il a failli dire, Un petit pied pour moi un grand pied pour l’humanité, mais heureusement non. Après son premier pas il s’est retourné et a regardé la trace, et il était un peu déçu bien sûr parce que le sol n’était pas mou ni spongieux, et la trace n’était pas profonde ni franchement marquée, mais quand même, elle était là, c’était la sienne, et il était tout fier. Qu’est-ce que tu fous ? lui a demandé par radio son collègue, surpris de voir Neil regarder non la splendeur lunaire tout autour mais le sol. Rien rien, tout va bien, a répondu Neil, et il a repris sa marche en avant.
Après, Neil a été très fier, toute sa vie, de ses grands pieds. Bah ouais je chausse du cinquante et je t’emmerde répondait-il en substance à ceux qui se moquaient ou qui insinuaient que quand même ses pieds étaient drôlement grands. Car on continuait à se moquer, pauvre Neil. Un chasseur de têtes, travaillant pour un cirque, l’ayant aperçu dans la rue, et ne sachant pas qu’il avait affaire au célèbre Neil Armstrong, lui proposa même un jour un poste de clown, lui disant, vous comprenez les pieds immenses ça fait rire les enfants. Non merci, répondit Neil, après quand même un instant d’hésitation, car grande était sa soif de vivre, son goût pour le changement, et son envie d’avoir une vie professionnelle riche et diversifiée.
Ayant appris qu’avoir des pieds très grands est une condition sine qua non pour briller en natation, les grands pieds y jouant le rôle, toutes proportions gardées, de palmes naturelles, il se renseigna, demandant, Devenir champion de natation, y a moyen ? Mais il lui fut clairement répondu que certes ses pieds étaient un sacré atout mais qu’avec tout ce qu’il fumait et picolait, une carrière de nageur professionnel, il n’y fallait même pas penser.
Car Neil Armstrong avait eu du mal à revenir sur Terre. A son retour on lui disait souvent, Tu es dans la lune, Neil, tu as l’air un peu absent, qu’est-ce qui t’arrive Neil ? Houhou, tu planes là Neil !, etc. Et Neil écoutait les fameuses paroles des Beatles, Help me get my feet back on the ground, mais il devait se rendre à l’évidence, il était malade, victime d’une affection qu’on n’appelait pas encore le Moon Blues, consécutif à un retour sur Terre mal maîtrisé, et pour se remonter le moral il avait tendance à boire, et sa condition physique s’en ressentait.
Neil buvait trop, mais il était devenu riche et célèbre. Il songea à subir une opération de chirurgie esthétique pour atteindre une taille à peu près normale - on peut envoyer des hommes sur la lune, on peut aussi rapetisser les pieds de ceux qui souffrent d’en avoir de trop grands, lui avait dit un jour un chirurgien de renommé internationale, en déplacement pour un prestigieux colloque, et avec qui Armstrong, accoudé au comptoir d’un anonyme motel de l’Arkansas, avait bu des verres de whisky et de gin et pris langue. Mais somme toute Neil et ses pieds étaient réconciliés. Neil s’aperçut que la chirurgie, c’était pas tellement la peine, en fait. Non, je crois que ça va aller, vous savez l’un dans l’autre on s’est habitué l’un à l’autre, avait dit Neil au chirurgien. L’un aux autres vous voulez dire, avait répondu le chirurgien. Haha oui l’un aux autres effectivement, avait répondu Neil en riant. Ou alors, les uns à l’autre, avait il conclu.

Et plus tard, autour du lit de mort de Neil, lorsque ses proches attristés, peinés, aimants, courageux, et nombreux, étaient venus assister le célébrissime astronaute, il lui fut demandé si la vie c’était pas trop dur quand on fait du cinquante, si ça ne l’avait pas trop handicapé. Alors d’une voix altérée par la souffrance, la peur, la fatigue, l’usure, et la sous-oxygénation, Neil avait répondu que non non, pas du tout, que somme toute, à la longue il s’y était fait, et que certes ça lui avait fallu des humiliations dans son jeune temps, mais qu’après ça s’était arrangé et que ça lui avait même été très utile. Ce disant, il sentait la vie s’en aller de lui. Il hésitait, à quelques secondes de sa disparition, à livrer à ses proches le secret qui avait toujours été précieusement gardé par ses chefs et lui même, à savoir que c’était pour ses grands pieds qu’il avait été choisi pour être l’Elu, le Représentant de l’espèce humaine appelé à marcher sur la lune, à laisser une trace sur la lune, à marquer la lune, mais les forces le quittèrent et il n’eut que le temps de dire dans un dernier râle et juste avant que sa respiration et son cœur s’arrêtent définitivement, cette phrase sibylline, Avoir des grands panards, c’est le pied.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire