mardi 21 juillet 2020

Le venin

Le venin



Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède ! Mon père me disait ça, souvent, quand j’étais petit. Il me disait ça quand je parlais trop, et qu’il avait envie d’un peu de silence. Moi je ne comprenais pas. C’est pas bien l’eau tiède ? Et si c’est bien, pourquoi arrêter, quand on a un robinet d’eau tiède ? Et si c’est bien, pourquoi ma mère tous les soirs elle vérifiait que l’eau était tiède ? Parce que ma mère, tous les soirs ou presque, elle s’approchait de la grande bassine où elle avait fait couler de l’eau et où mes petites sœurs devaient se laver, et elle se penchait lentement vers l’eau, et elle mettait son coude dans l’eau. Et moi je lui disais, maman, pourquoi tu mets ton coude dans l’eau ? Et elle me disait, c’est pour voir si l’eau est à bonne température. Et elle m’expliquait, en me montrant l’intérieur de son coude, elle me disait, c’est un endroit très sensible à la température. C’est pour voir si le bain est à la bonne température pour tes petites sœurs. Et je lui disais, c’est quoi la bonne température ? Et je m’attendais à ce qu’elle dise un chiffre, parce qu’à l’école j’avais appris, les degrés Celsius, l’eau bout à cent degrés, gèle à zéro degré, etc.  Mais ma mère ne me répondait pas par un chiffre. Elle me répondait, La bonne température, c’est quand c’est bien tiède. Alors moi je me disais, Mais si, quand l’eau est tiède, c’est bien, pourquoi papa il me dit si souvent d’arrêter avec mon robinet d’eau tiède ? Et j’imaginais une machine magique qui ferait qu’à chacune de mes phrases la bassine de mes sœurs se remplirait d’eau tiède. Et alors mon père me dirait, Arrête un peu ton robinet d’eau tiède, et moi je lui répondrais du tac au tac qu’il fallait au contraire que je continue de parler pour que la baignoire de mes sœurs se remplisse. Et j’aurais été tout fier, si j’avais vraiment pu faire couler de l’eau tiède dans la bassine où mes deux petites sœurs se baignaient. 
Maintenant que je suis grand c’est différent. Plus personne ne me dit, Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède. Peut-être ai-je trop parlé quand j’étais petit ? En tout cas aujourd’hui je ne parle plus guère. La source s’est tarie. Je suis devenu taiseux. Quand des mots sortent de ma bouche, c’est, de loin en loin, oui, ou, parfois, non, ou, parfois, bonjour. Mon père serait content. Je ne le dérangerais pas avec mon robinet d’eau tiède, s’il était vivant, mais il est mort. Un jour, il marchait le long d’une piscine, après un repas copieux et arrosé, choucroute, tartiflette, vin blanc, vin rouge. Il a glissé, il est tombé dans l’eau, il était déjà vieux, il ne savait pas nager. Il s’est noyé. Mais s’il était vivant il serait content, peut-être, que je soie devenu un taiseux. Il pourrait lire tranquillement le journal chez moi, sur le fauteuil vert. Je ne le dérangerais pas. 
Plus personne ne me dit, Arrête un peu avec ton robinet d’eau tiède. Mais l’eau tiède, j’en fais couler, encore. J’en mets dans une bassine, presque tous les soirs. Et quand la bassine est remplie à ras-bord, je crie, Joséphine ! Martha ! et Joséphine ne répond pas, et Martha non plus. C’est normal. Je ne leur en veux pas. Joséphine, c’est une grenouille. Martha aussi c’est une grenouille. Ce sont mes deux grenouilles. Elles vivent chez moi. Elles s’y plaisent, je crois. En tout cas elles y restent. Je les ai gagnées un jour, à une kermesse. J’étais allé y accompagner mon neveu Timothée. Mon frère m’avait demandé d’y accompagner mon neveu Timothée. Et pour tuer le temps et tenir compagnie à Timothée j’avais joué à la pêche à la ligne, et gagné ces deux grenouilles. Elles vivent chez moi dans un grand aquarium, elles ont grossi, je me suis attaché à elles. Elles sont calmes en toutes circonstances. J’admire leur sang-froid. Si je me mets à hurler sans raison, elles restent très calmes. Si je mets de la musique très fort, elles restent très calmes. Si je cours subitement en direction de l’aquarium, elles restent très calmes. Elles me reposent. Sacrée Joséphine. Sacrée Martha. Je les confonds un peu. Parfois j’appelle Martha, Joséphine, et Joséphine, Martha. Je ne m’en rends pas compte tout de suite. Mais au bout d’un moment je les regarde plus attentivement, et je reconnais la drôle de petite tache que Martha a sur le flanc gauche, et je me dis, Mais c’est Martha ! C’est pas Joséphine ! C’est Martha ! Elles sont belles toutes les deux, mais Martha est encore plus belle, je trouve, avec sa tache. Je ne l’ai jamais dit à Joséphine, pour ne pas qu’elle se vexe. Même si je crois qu’elle ne comprendrait pas. Ces deux grenouilles me calment, m’équilibrent, je les aime, et je suis gentil avec elles, et souvent je les baigne. Je les baigne dans ma bassine d’eau tiède. Et je pense à mes deux petites sœurs. Et je pense à ma mère. Et je pense d’autant plus à ma mère que je tiens à ce que l’eau des grenouilles soit à bonne température. Et pour vérifier que l’eau est pile à la bonne température, je fais comme faisait ma mère. Je soulève délicatement la manche de mon chandail en cachemire. Après quoi je plonge mon coude dans l’eau, et si l’eau est bien à la bonne température, j’appelle mes grenouilles, je leur crie, Joséphine ! Martha ! C’est l’heure du bain ! Et elles ne répondent pas. Alors je vais les chercher. Puis je les baigne. Et alors elles sont contentes. Et ainsi tout est bien. 
Et quand je baigne mes grenouilles je pense aussi à mon père. Parce que mon père, je ne me contentais pas de l’embêter en lui racontant des histoires, jusqu’à ce qu’il me dise d’arrêter mon robinet d’eau tiède. Mon père, je lui posais aussi des questions. Et je lui posais des questions surtout quand je revenais du cours de biologie. Et je me souviens qu’un jour où monsieur Gernigon, le professeur de biologie, nous avait parlé des serpents, des rats-taupes, des grenouilles, des salamandres, en nous disant que c’étaient des animaux à sang froid, j’ai dit à papa, Papa, les animaux à sang froid, ils ont toujours le sang froid ? Et je me souviens très bien de ce qu’a dit mon père.  Il a levé les yeux au ciel, comme pour dire, Ah ! ces gamins ! et aussi, Ah ! ces professeurs ! et il m’a dit, Mais pas du tout ! Pas du tout, bien sûr que non ! Les animaux à sang froid, ils ont le sang froid quand il fait froid. Et je lui ai demandé, Et quand il fait chaud ? Et il m’a répondu, Quand il fait chaud, ils ont le sang chaud. J’étais stupéfait que les animaux à sang froid puissent avoir le sang chaud. 
Et je me souviens d’un autre jour où papa me disait, une fois de plus, Arrête avec ton robinet d’eau tiède. Ce jour là je ne me suis pas contenté de me taire. Ce jour là, je lui ai dit, Papa, les animaux à sang froid, quand il fait tiède, ils ont le sang tiède ? Papa a eu l’air un peu surpris, il a dit, Oui oui, oui oui ils ont le sang tiède, et puis il est retourné regarder son ordinateur. En tout cas encore aujourd’hui quand je baigne Joséphine et Martha je me dis que la température de leur sang est la même que celle de l’eau, et je me dis, sacrée Joséphine. Sacrée Martha.
J’aimerais dresser Joséphine et Martha. J’aimerais qu’elles se rendent utiles. J’aimerais qu’elles deviennent, par exemple, grenouilles de garde. Car il y a parfois des cambrioleurs, dans le quartier. Et peut-être que des grenouilles bien dressées pourraient, les soirs où je ne suis pas là, et où un bruit suspect se fait entendre dans le couloir, donner l’alarme, d’une façon ou d’une autre, ou faire peur à l’agresseur, ne serait-ce qu’en faisant un peu de bruit. L’idéal serait qu’elles puissent le cas échéant mordre l’importun, le remplir d’un venin dégueulasse qui lui pourrirait tout à l’intérieur à tel point qu’il en crèverait quelques heures plus tard et ce serait bien fait pour lui. Ce serait l’idéal. Je me sentirais totalement en sécurité, grâce à Martha et Joséphine. Mais je crois que ça n’est pas possible. Je crois que j’ai eu tort de croire que ce serait possible. Je crois que j’y ai cru parce que je me suis souvenu d’une phrase que mon père répétait souvent, une phrase sur les animaux qui ont du venin, et qu’il m’avait dite un jour où je revenais d’un cours de monsieur Gernigon. Il m’avait dit, Comme disait Schopenhauer, seuls les animaux à sang froid ont du venin. Mon père était un intellectuel. Il citait parfois, aussi, outre Schopenhauer, Descartes, Sacha Guitry, Deepak Shaprah. Mais moi je ne suis pas un intellectuel. Je n’ai pas fait de longues études comme mon père. Et je m’y perds, moi, dans ces phrases. Alors je crois que j’ai confondu, et je crois que j’ai perdu de vue, pendant un temps, que ce n’est pas parce que les animaux à sang froid sont les seuls qui ont du venin que tous les animaux à sang froid ont du venin. En tout cas je crois que Martha n’est pas très venimeuse. Et Joséphine, je crois qu’elle n’est pas très venimeuse, non plus. Alors je crois qu’il faut que je renonce à les dresser et à ce qu’elles deviennent grenouilles de garde. 
Mais ça n’est pas grave. Y a pas que les grenouilles dans la vie. J’ai acheté un cobra. Redoutable. Méchant. Dangereux. Vénéneux. Edmond. Je l’ai appelé Edmond. Comme Edmond Dantès. Un côté vengeance. Un côté, Ah tu me cambrioles ? Tiens je me venge ! Le vendeur m’avait dit, Euh franchement celui ci est vraiment dangereux. En guise de réponse, je lui avais parlé de Schopenhauer. Il n’avait rien compris. J’avais sorti ma carte bleue. Là il avait compris. Il avait bien compris et opiné et souri et m’avait dit, Avec ce serpent là vous ne serez pas déçu.
Depuis Edmond vit donc chez moi, il a une grande corbeille. La cohabitation entre lui et mes grenouilles se passe moyennement bien. Sang froid des deux côtés, certes, mais ça ne suffit pas. Mes grenouilles ont peur de lui j’ai l’impression. Et j’ai l’impression qu’elles ont raison. Parce que parfois j’ai l’impression que dans l’œil jaune d’Edmond, quand il regarde vers l’aquarium des grenouilles, il y a quelque chose d’inquiétant. De menaçant. Alors quand je baigne Martha, et Joséphine, je prends soin de ne pas baigner Edmond en même temps. L’autre jour une amie est venue. Car j’ai une amie. C’est ma seule amie. Mais pour faire croire que j’ai plusieurs amies je dis, une amie.  Elle a dit, c’est une vraie ménagerie chez toi. Et là je me suis vexé. J’ai perdu mon sang-froid. Je lui ai dit, quoi, quoi, comment ça une ménagerie ? Et j’ai crié de plus en plus fort, disant, tu as quelque chose contre les ménageries ? ça te plait pas les ménageries ? j’ai fini par hurler, ménagerie toi même, ménagerie toi même, va te faire ménager, etc. je me suis emballé. Mon amie a pris peur, elle est partie. Je n’ai plus d’amis. Je suis seul, maintenant. Seul, avec Martha. Seul avec Joséphine. Seul avec Edmond. Donc nous sommes quatre. 
De nous quatre je suis le seul à avoir le sang chaud. Je l’ai eu un peu trop chaud le jour où j’ai hurlé sur mon amie. Il n’a fait qu’un tour, tant pis, tant pis.
Celui de mes petits animaux, je suis sûr que ça leur arrive aussi, parfois. Je les aime bien. J’aime les regarder. Je pense à Schopenhauer, à mon père, au coude de ma mère, à la bassine où se lavaient mes sœurs, et je sens les larmes me monter aux yeux, et je me dis, la vie c’est long, la vie c’est bon, la vie c’est tiède, la vie il s’y passe des choses, la vie c’est bouleversant, la vie ça nous fait faire n’importe quoi, et je me dis que dans la vie il faut garder son sang-froid, et je pense à Schopenhauer, et je regarde Edmond, et je lui dis, Vas-y, crache, crache, et j’aimerais tellement là qu’il crache son venin, et le venin tomberait à mes pieds, et je le regarderais, admiratif, et je féliciterais Edmond, et puis peut-être j’essuierais son venin, ou je le prélèverais, et puis je le caresserais en lui disant tu es un bon serpent Edmond, toi au moins tu n’es pas tiède, toi tu envoies. Et puis je lui dirais, d’une voix caressante, tu veux prendre un bain mon petit Edmond ? Et il ne répondrait rien. Et je lui dirais, un bain d’eau tiède ? Et il me jetterait un regard jaune, un beau regard jaune, et alors ému et bouleversés je le prendrais doucement dans mes bras et je serrerais cet animal à sang froid contre mon torse, et ça me ferait chaud, au cœur. 


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