mardi 21 juillet 2020

Les Champs-de-blé

Les Champs-de-blé

Mmmh. C’est doux. C’est tout doux. C’est tellement doux que ça me donne envie d’y rester. Dans ce foin. Dans cette grange. Ça me donne envie d’y habiter. D’ailleurs peut-être que je devrais y habiter. Et peut-être que je pourrais peut-être y habiter. Mais peut-être pas. Il faudrait peut-être que je me renseigne. 
Mais si je me renseigne, mes informateurs risquent de se dire, Tiens tiens, on dirait qu’il voudrait s’y installer. Ce en quoi ils auraient raison. Et ils risquent d’en informer la maréchaussée. Qui alors peut-être viendrait pour m’expulser. Alors peut-être qu’il vaut mieux ne rien dire à personne. M’installer, sans rien demander à personne. Peut-être.
De toutes façons, si je m’installe dans cette grange, j’envisage une vie discrète, sobre, rangée. Lever : le matin. Coucher : le soir. Entre les deux, méditation, dans le foin, repas, dans le foin, siestes, dans le foin. Et puis, de temps en temps, à la nuit tombée, en rasant les murs, et en les rasant de très près, et, en rasant, là où il n’y a pas de mur, le sol : une promenade. Histoire de prendre l’air. Un bol d’air. Oui, ce serait là une vie agréable. Saine. Beaucoup plus saine que celle que je mène actuellement, où il n’y a pas de foin, pas de grange. Il y a des murs, il y a un sol. Mais pas de foin, ni de grange. 
Allez. Oui. C’est décidé. Je m’y installe, dans cette grange. J’y reviendrai dès demain, si j’ai le temps, sinon après-demain. Avec un coussin. Un grand coussin bien confortable. Une couverture aussi, pour si les nuits sont fraîches. Et puis la couverture pourra me servira de nappe. Et puis je prendrai quelques boîtes de conserve, dans mon sac à dos. Et un réchaud.
Il me faudra bricoler, sûrement. Je ne sais pas bricoler. Mais j’apprendrai à bricoler. Je consulterai des tutoriels. « Restaurer une toiture », « Comment consolider les murs », « Vieille grange, mode d’emploi », je trouverai toutes les vidéos nécessaires, et je contemplerai, les yeux écarquillés et le cerveau en ébullition, un monsieur Durand ou un monsieur Dupont me montrer fièrement sa truelle et son ciment, ses ardoises et ses toiles, ses pierres et son papier peint, et m’expliquer doctement ce que je dois faire et ne pas faire pour entretenir ou tenir ou bâtir une maison, et m’encourager gentiment quoique fermement, et me dire, Vous pouvez y arriver ; même vous vous pouvez y arriver, un enfant y arriverait. Et ajoutant, ou n’ajoutant mais le pensant tellement fort que ça se verrait qu’il le pense, Il suffit de se remuer. Alors moi j’obéirai bien sûr, surtout si à cause de l’état déplorable du toit il pleut sur moi, la nuit, ou le jour, ou les deux ; et aussi si le froid entre par le toit et les murs. Car il fera froid je le crains. Je bricolerai, très mal au début mais je bricolerai. Gros œuvre, ciment, béton, pierre. Tout. Parce que la paille, le bois, c’est bien joli, mais il faudra quand même qu’elle soit solide ma grange. Les trois petits cochons, n’est-ce pas : je les ai lus. Et en ai tiré des leçons. Nif-nif, Nouf-Nouf : balayés, avec les huttes de hippies, leurs cabanes de trappeurs. Ma grange, elle, #naf-nafattitude, sera à toute épreuve.
Je dis déjà : magrange. Alors qu’elle est peut-être à quelqu’un. Je veux dire à quelqu’un d’autre que moi. Car je ne sais pas grand-chose de ma grange, pour l’instant. Je constate qu’elle a l’air abandonnée. Je constate que, depuis que j’y ai pénétré il y a à deux heures pour m’abriter de la pluie, personne n’est venu me déranger. Je constate aussi qu’on n’y entend pas de bruit, qu’il n’y a pas de maison autour. Une grange isolée. On peut le dire. 
Si jamais un propriétaire se manifeste, je m’arrangerai avec lui. J’ai quelques économies. 
Je serai peut-être un peu seul, au début. A la fin aussi, peut-être. Ce n’est pas grave. J’aime la solitude. J’ai connu la solitude. Je connais la solitude. 
J’irai draguer, le samedi soir, au bal du coin. A un des bals du coin. Car je sens qu’il y a plusieurs coins par ici. Et plusieurs bals par coin. Non seulement je le sens mais je le sais. Car j’ai acheté le journal local tout à l’heure pour agrémenter ma pause déjeuner lors de cette petite randonnée dominicale que je fais aujourd’hui comme tous les dimanches, mais que je fais à un endroit très inhabituel pour moi et que je découvre complètement. J’ai donc lu le journal local en mangeant, et dans le journal local il était question de moult bals locaux. Bal municipal à Saint-Chose-sur-Truc, grand bal annuel à Machin-lès-Bidule, bal des vendanges à Bourg-saint-Ploumploum, etc. Il y avait même des photos, dans le journal. Tout ça était intéressant, au point que, mâchant mon saucisson, et le pain qu’il y avait autour, je n’ai pas vu le temps passer. C’était un très bon repas. Décidément, c’est une belle journée. 
A part cette pluie. Qui continue à tomber. Ce serait bien qu’elle s’arrête, pour que je puisse repartir, pour que je puisse revenir, demain, ou après-demain, avec mon sac à dos, mon réchaud à gaz, et mon coussin, et ma couverture-nappe. 
Comment est la météo, dans le coin ? On s’en fout. Il n’y a pas de mauvais temps, il n’y a que des gens mal habillés. 
Une fois installé, il me faudra un gagne-pain. Marchand de parapluie, peut-être. Ou couvreur. Ou couvreur-zingueur, pour avoir plusieurs cordes à mon arc. Et en même temps, le zinc, de nos jours… ça se perd. Tout fout le camp. Sauf ce qui reste. Ça fait une consolation. Je dis, couvreur-zingueur, je pourrais dire, couvreur-plombeur. 

L’adresse est poétique. Elle est inscrite à la craie, à demi effacée mais encore lisible, sur la porte branlante et dont une planche est tombée. Il y a marqué : 

0, rue des Champs-de-blé 
49 494 Fermanville-sur-Soyouze 

C’est une belle adresse. J’aurai plaisir à la donner, surtout à ma cousine Géraldine, qui adore envoyer des cartes de vœux, même à Pâques, et aux Impôts, qui adorent m’écrire, aussi, parfois. 0, c’est pair ou impair ? me demandera, telle que je la connais, ma cousine Géraldine. Je ne sais pas, pourquoi ? répondrai-je, tel que je me connais, à ma cousine Géraldine. Pour que je sache de quel côté du trottoir est ta maison, me répondra, telle que je la connais, Géraldine.
Géraldine n’est jamais venue chez moi, là où j’habite actuellement, en ville. De toutes façons c’est trop petit, et puis elle n’aime pas la ville. Mais peut-être qu’aux Champs-de-blé elle viendrait. Parce que je l’appellerais, je l’appellerai - je l’appelle ! : les Champs-de-blé, cette grange où commencera bientôt ma nouvelle vie, bucolique, calme, paisible, et frugale.
Il me faudra une activité sportive. Je m’inscrirai au club de sport. Il y en a un, pas très loin. J’ai lu ça, aussi, dans le journal, en mâchant mon saucisson tout à l’heure, même que j’ai mâché trop vite et j’ai failli m’étrangler avec la peau. « L’espérance gymnique fermanvilloise organise sa journée portes ouvertes », était il indiqué en toutes lettres, Garamond 12. Portes ouvertes. Ha ha. Laissez moi rire. Je rigole. Je rigole parce qu’aux Champs-de-blé, elle ne sera jamais ouverte, ma porte, car elle ne sera jamais fermée, ma porte, car je n’en aurai pas, de porte, car si c’est pour avoir une porte branlante, qui ne ferme pas, et qui sert seulement à porter une adresse inscrite à la craie et moitié effacée, autant ne pas en avoir, de porte, alors la première chose que je ferai en m’installant, ce sera de jeter la porte. Par la fenêtre. Ensuite je jetterai la clé. Par la porte. Et ensuite je me jetterai dans le foin, et ça sentira bon, dans cette grange ; le foin j’en prendrai soin je le cajolerai je lui parlerai je le caresserai pour qu’il soit heureux et épanoui et doux et accueillant ; pour qu’il reste doux comme il est là depuis deux heures que je somnole dessus ; et puis pour qu’il sente bon. C’est important, l’odeur du foin, très important. Et je lui donnerai un nom, même. Pour pouvoir lui dire des mots d’amour. Je l’appellerai Foin, ou Hector, et je lui dira, Foin, petit Foin chéri (ou Hector, petit Hector chéri), viens me tenir chaud, viens tout contre moi, et il ne viendra pas bien sûr, c’est moi qui irai à lui, et je me poserai dessus je me coucherai dedans et je m’y pelotonnerai. Et je me dirai, elle est bien, ma nouvelle vie, et je me dirai, j’ai bien fait, de changer de vie.

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