Dans la
position dite de l’« acte de retour », cette variante de la levrette où je suis
debout, elle est face à la petite table du salon, elle y pose généralement ses
mains bien à plat. Ça me fait penser au rer, à Paris, à la voix qui dit, dans
les longs couloirs où les voyageurs sont sur des tapis roulants couleur
réglisse, Posez vos pieds bien à plat, et qui me fait rire, parce qu’à chaque
fois que je l’entends j’imagine quelqu’un qui poserait ses pieds, mais pas bien
à plat, et j’imagine les positions, pieds en poireau, pieds à la verticale, et
je pouffe, et les gens autour de moi s’ils avaient le temps me voyant pouffer
se diraient, C’est qui ce type, mais ils n’ont pas le temps car ils filent vers
l’avenir, vers la suite, vers la prochaine correspondance.
Parfois
ses mains sont un tout petit moins à plat. J’en suis sûr car je ne les quitte
pas des yeux. J’aime les regarder. Elles sont belles, et puis elles bougent :
ça me fait une cible mouvante. C’est l’idéal pour méditer, les cibles
mouvantes, paraît-il. J’ai entendu Christophe André expliquer ça, un jour sur
France culture : une cible complètement immobile, on a du mal à fixer son
attention dessus, et alors c’est plus difficile d’atteindre la mindfulness et
alors le nirvana je vous dis pas. Ses mains elle les déplace de temps en temps,
parce que pourquoi pas, et puis peut-être aussi pour équilibrer l’attelage que
nous formons. Et ça n’est pas facile facile, car la table où ses mains sont
posées, bien à plat, n’est pas stable : elle est appuyée contre une cloison amovible
; et puis elle est sur roulettes, la table. Alors il faut faire attention.
C’est aussi dans un souci d’équilibre que moi aussi mes pieds, si je suis
debout, je les pose bien à plat, par terre. Comme dans le rer. Sauf quand y a
une brique de lego qui traîne et que mon pied se pose dessus et alors je
retiens un cri de douleur et je me reconcentre, je me reconcentre, je pense à
Christophe André, et je me concentre sur ces deux belles mains, posées bien à
plat, sur cette petite table à roulettes.
Il y a
des petits bosses sur le dos de ses mains. Ces bosses toutes petites, sur des
mains presque plates, ça me rappelle les pistes vertes en classe de neige quand
j’étais petit, où la piste était tellement plate qu’on se demandait comment on
réussirait à arriver non pas en bas mais au bout de la piste, et que les
bosses, ce n’est qu’après avoir fouillé la piste du regard qu’on finissait par
les apercevoir, cachées dans le mini-blizzard de telle bourgade du Massif
central, sa boulangerie, son musée de la poterie, sa salle polyvalente. Et,
donc, sa piste verte. Mais là, les bosses sur le dos de ses mains, si j’ai
envie de les voir de plus près, il me suffit de me pencher un peu en avant, et
alors je les vois de très près, je vois les veines bleues qui saillent, comme
les racines de certains grands arbres. Alors que les bosses sur les pistes
vertes, pour les voir de plus près, il fallait planter les deux bâtons, pousser
dessus de toutes ses forces, et ainsi avancer de trois ou quatre mètres, et
recommencer l’opération, pour finir par s’apercevoir que même de près, même de
tout près, et même quand on est dessus, ces bosses, elles sont vraiment rikiki.
Comme son rikiki, car je crois que c’est comme ça que ça s’appelle, ce petit
doigt, où elle a gardé une bague, et qui brille, mais qui brille par
intermittences, selon l’éclairage dans la pièce, et selon là d’où vient la
lumière. Ça fait une cible mouvante, en soi, cette bague. Une cible mouvante
dans la cible mouvante. Qu’en penserait Christophe André ? En tout cas la méditation
c’est exaltant, c’est vrai ce qu’on dit, car je sens un grand plaisir qui
monte, un sentiment de plénitude. J’ai chaud au ventre, et j’ai une vue
magnifique. Et je n’ai pas de brique de lego sous les pieds. Et je suis
tellement bien que quelque chose jaillit, mais hors de ma vue, et hors de la
sienne aussi, mais peut-être que le quelque chose reviendra dans mon champ de
vision, par exemple si ça la traverse sur toute la longueur et que ça ressort
par l’oreille. Mais c’est pas possible, je crois, et je repense à madame
Groisal, ma professeure de biologie, en quatrième, qui si elle était là, me
dirait, allons, Romuald, tu sais bien que les liquides ne se déplacent pas
n’importe comment dans le corps humain, ils suivent certains circuits bien
définis, bien précis : le sang, c’est dans les veines, et le sperme, ça ne
remonte ni au cerveau ni jusqu’aux oreilles, ni jusqu’au cœur, ni jusqu’au
foie. ça s’arrête beaucoup plus bas.
Et alors
je lui dis, reste un petit peu comme ça, encore un petit peu, c’est tellement
beau, tes belles mains, posées bien à plat, sur ce petit bureau à roulettes,
mais elle n’entend pas, car dans le même temps elle me dit, reste un petit peu
comme ça, encore un petit peu, c’est tellement bon, de te sentir en moi, et je
reste comme ça, les yeux allant d’une main à l’autre, se fixant sur la bague,
et je pense à Christophe André. Moi, la méditation, j’aime bien.
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