mercredi 17 mai 2017

Troupeau ma non troppo

J’ai un petit troupeau, bizarre et bigarré, avec des animaux. Des gros, des petits, des noirs, des blancs. Ça me rappelle quand j’étais berger. Car j’étais berger. Dans une vie antérieure. J’avais des moutons blancs, des moutons noirs, des brebis blanches, des brebis noires. Mon chien était marron et jaune et blanc. Quand il est mort, j’ai cherché un autre chien de mêmes couleurs. Je suis un homme d’habitude. J’ai passé des annonces, des petites annonces tapées sur mon vieil ordinateur, que j’ai imprimées en huit exemplaires et punaisées dans des commerces alentour, boulangerie, pmu, coiffeurs. J’ai reçu de nombreuses réponses, du genre, mon chien ferait l’affaire, je ne le vends pas cher, etc. Mais aucun ne faisait l’affaire. Certains étaient quadrichromes, d’autres bichromes. Je tenais à ma trinité : marron, jaune, blanc.
Alors j’ai étendu le périmètre de mes recherches. J’ai battu la campagne. Et un jour, dans un petit bourg, j’ai trouvé la perle. Il avait l’air bête. C’était une bête. Une bête bien affable, au premier abord. Il somnolait devant la porte du garage de ses propriétaires. Des mouches bourdonnaient autour de sa tête. Mais il s’en foutait, apparemment. Je ne peux pas affirmer qu’il dormait. Il ne ronflait pas, par exemple. J’en suis réduit à supposer qu’il somnolait. A un moment, la porte du garage s’est ouverte, Médor, à table, a crié une grosse dame portant tablier. Le chien, Médor, appelons le Médor, n’a d’abord pas réagi, puis, après quelques secondes d’un silence presque intégral, auquel se mêlaient seulement les bourdonnements entêtés des mouches, il s’est ébroué lentement, s’est levé, et a commencé à marcher vers la porte du garage. C’est sa porte apparemment, me disais-je. La porte du garage, mais aussi la sienne. Mais déjà il s’éloignait, alors prenant mon courage à deux mains, j’ai crié, Médor, et j’ai marché vers la maison, vers la porte, pas celle du garage, l’autre, la bleue, avec une petite chatière dedans, et une sonnette à côté. Là, j’ai sonné. La grosse dame m’a ouvert. Bonjour, m’a-t-elle dit. Bonjour, lui ai-je dit, et tout de go je lui ai tout raconté, l’annonce, vous vous souvenez, c’est moi, etc., et alors tout s’est passé comme dans un rêve, oui oui je vous remets, oui oui j’accepte les paiements par chèque, tenez voici le chien, au revoir Médor, etc.
J’ai ramené le chien. Pas la suite nous avons vécu une longue et belle histoire en commun. Il s’acquittait merveilleusement de ses tâches de chien de berger. Médor, va chercher, lui criai-je plusieurs fois par jour. Au début, du moins. Car après quelques années de collaboration, nous nous comprenions d’un simple regard. Médor, va chercher. Et Médor d’y aller. Et il rapportait tout, sans discrimination. Les moutons blancs, les moutons noirs, les brebis blanches, les brebis noires. Même une fois il a ramené une biche, une autre fois un chevreuil. Ainsi Médor faisait tout ce que je lui demandais, et en sus il faisait d’autres choses que celles que je lui demandais. On appelle cela je crois le dépassement de fonction. J’ai lu cette expression dans des manuels de management. La relation que j’ai eue avec Médor était quasiment idyllique. Quand il est mort, il était presque bicolore, car le jaune, petit à petit, avait perdu de son intensité, et le blanc quant à lui s’était légèrement obscurci. Il avait jauni. Mais le marron était resté bien marron. Et puis quant à moi je m’étais un peu ramolli, un peu radouci, et l’idée que mon chien devînt bicolore dans ses vieux jours, finalement cette idée je l’acceptais. Et je m’étais d’ailleurs tellement radouci que l’idée de n’avoir plus de chien, puis, de proche en proche, plus de moutons, ni blancs ni noirs, et plus de brebis, ni blanches ni noires, cette idée là aussi je l’acceptais, et à la fin l’idée qu’un jour je serais mort, même cette idée, dans ma grande sagesse, je l’acceptais aussi. Je l’espérais même, au bout d’un moment. Car je tournais un peu en rond, tout seul comme un con, au sommet de mon col pyrénéen, avec ni chien, ni moutons, ni brebis, avec juste une fois tous les quinze jours un hélicoptère d’une association humanitaire qui venait survoler le col, et me jetait des boîtes de conserves de lentilles et flageolets, haricots rouges exceptionnellement. Et finalement la mort me fut un soulagement, si je me souviens bien.
Maintenant j’ai un petit troupeau, bizarre et bigarré. Avec des animaux. Des gros, des petits, des noirs, des blancs. Un sanglier. Un ours. Deux faons. Quatre gypaètes. Un couple de gélinettes.



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