J’ai
un petit troupeau, bizarre et bigarré, avec des animaux. Des gros, des petits,
des noirs, des blancs. Ça me rappelle quand j’étais berger. Car j’étais berger.
Dans une vie antérieure. J’avais des moutons blancs, des moutons noirs, des
brebis blanches, des brebis noires. Mon chien était marron et jaune et blanc.
Quand il est mort, j’ai cherché un autre chien de mêmes couleurs. Je suis un
homme d’habitude. J’ai passé des annonces, des petites annonces tapées sur mon
vieil ordinateur, que j’ai imprimées en huit exemplaires et punaisées dans des
commerces alentour, boulangerie, pmu, coiffeurs. J’ai reçu de nombreuses
réponses, du genre, mon chien ferait l’affaire, je ne le vends pas cher, etc.
Mais aucun ne faisait l’affaire. Certains étaient quadrichromes, d’autres
bichromes. Je tenais à ma trinité : marron, jaune, blanc.
Alors
j’ai étendu le périmètre de mes recherches. J’ai battu la campagne. Et un jour,
dans un petit bourg, j’ai trouvé la perle. Il avait l’air bête. C’était une
bête. Une bête bien affable, au premier abord. Il somnolait devant la porte du
garage de ses propriétaires. Des mouches bourdonnaient autour de sa tête. Mais
il s’en foutait, apparemment. Je ne peux pas affirmer qu’il dormait. Il ne
ronflait pas, par exemple. J’en suis réduit à supposer qu’il somnolait. A un
moment, la porte du garage s’est ouverte, Médor, à table, a crié une grosse
dame portant tablier. Le chien, Médor, appelons le Médor, n’a d’abord pas
réagi, puis, après quelques secondes d’un silence presque intégral, auquel se
mêlaient seulement les bourdonnements entêtés des mouches, il s’est ébroué
lentement, s’est levé, et a commencé à marcher vers la porte du garage. C’est
sa porte apparemment, me disais-je. La porte du garage, mais aussi la sienne.
Mais déjà il s’éloignait, alors prenant mon courage à deux mains, j’ai crié,
Médor, et j’ai marché vers la maison, vers la porte, pas celle du garage,
l’autre, la bleue, avec une petite chatière dedans, et une sonnette à côté. Là,
j’ai sonné. La grosse dame m’a ouvert. Bonjour, m’a-t-elle dit. Bonjour, lui
ai-je dit, et tout de go je lui ai tout raconté, l’annonce, vous vous souvenez,
c’est moi, etc., et alors tout s’est passé comme dans un rêve, oui oui je vous
remets, oui oui j’accepte les paiements par chèque, tenez voici le chien, au
revoir Médor, etc.
J’ai
ramené le chien. Pas la suite nous avons vécu une longue et belle histoire en
commun. Il s’acquittait merveilleusement de ses tâches de chien de berger.
Médor, va chercher, lui criai-je plusieurs fois par jour. Au début, du moins.
Car après quelques années de collaboration, nous nous comprenions d’un simple
regard. Médor, va chercher. Et Médor d’y aller. Et il rapportait tout, sans
discrimination. Les moutons blancs, les moutons noirs, les brebis blanches, les
brebis noires. Même une fois il a ramené une biche, une autre fois un
chevreuil. Ainsi Médor faisait tout ce que je lui demandais, et en sus il
faisait d’autres choses que celles que je lui demandais. On appelle cela je
crois le dépassement de fonction. J’ai lu cette expression dans des manuels de
management. La relation que j’ai eue avec Médor était quasiment idyllique.
Quand il est mort, il était presque bicolore, car le jaune, petit à petit,
avait perdu de son intensité, et le blanc quant à lui s’était légèrement obscurci.
Il avait jauni. Mais le marron était resté bien marron. Et puis quant à moi je
m’étais un peu ramolli, un peu radouci, et l’idée que mon chien devînt bicolore
dans ses vieux jours, finalement cette idée je l’acceptais. Et je m’étais
d’ailleurs tellement radouci que l’idée de n’avoir plus de chien, puis, de
proche en proche, plus de moutons, ni blancs ni noirs, et plus de brebis, ni
blanches ni noires, cette idée là aussi je l’acceptais, et à la fin l’idée
qu’un jour je serais mort, même cette idée, dans ma grande sagesse, je
l’acceptais aussi. Je l’espérais même, au bout d’un moment. Car je tournais un
peu en rond, tout seul comme un con, au sommet de mon col pyrénéen, avec ni
chien, ni moutons, ni brebis, avec juste une fois tous les quinze jours un hélicoptère
d’une association humanitaire qui venait survoler le col, et me jetait des
boîtes de conserves de lentilles et flageolets, haricots rouges
exceptionnellement. Et finalement la mort me fut un soulagement, si je me
souviens bien.
Maintenant
j’ai un petit troupeau, bizarre et bigarré. Avec des animaux. Des gros, des
petits, des noirs, des blancs. Un sanglier. Un ours. Deux faons. Quatre
gypaètes. Un couple de gélinettes.
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