samedi 2 juin 2018

Le château

Nouvelle primée au concours "Nouvelles d'ici et d'ailleurs", édition 2018





Quel esprit ne bat la campagne
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
(La Fontaine)
J’ai construit un château en Espagne. De cartes. Un château de cartes. En Espagne. Je vous raconte.
J’avais pris ma décision un soir d’ennui. J’avais terminé mes études quelques années avant, et avais ensuite obtenu un vrai boulot dans une vraie boîte. Parents contents. Ce soir là je glandais chez moi, tout seul puisque je vivais seul. Je m’ennuyais. Je me m’ennuyais tellement que j’ai pris un livre. Je lis peu. Le livre, je l’ai pris au hasard. La Fontaine. Le Loup et le chien. Avec le loup qui dit au chien ça a l’air cool ton truc, et qui est à deux doigts de vouloir devenir chien, sauf qu’à la fin le chien lui dit, ah ben oui c’est cool, y a une seule contrepartie c’est que t’es pas libre, et là le loup dit, pas fou non ? et retourne dans la forêt. Encore aujourd’hui je ne sais même pas vraiment ce que ce livre faisait là, dans mon studio, sur ma seule et unique étagère. En tout cas je l’ai ruminée toute la nuit cette histoire de chien et de loup. Insomnie, comme d’habitude. Au petit matin j’avais pris ma décision. Au bureau je suis allé voir mon patron, je lui ai dit, je vais changer. De service ? a t il demandé - De vie, lui ai-je répondu. A partir de là ça a été très, très vite. Quelques démarches plus tard, j’étais sur le trottoir. Mes jambes flageolaient. Je me demandais ce qui m’avait pris. J’avais peur.
C’est là que j’ai pris ma décision et échafaudé mon projet. Un château en Espagne. Un château de cartes. J’aimais l’Espagne. Le soleil. Le sud. Cabeza, corazon, caracol. Viva Espana. J’ai acheté une carte routière. J’ai acheté un sac. J’ai acheté des chaussures. J’ai acheté un chapeau. J’ai étudié mon itinéraire. J’ai décidé de prendre au plus court. J’ai pensé à mon prof de maths en troisième. Mon prof préféré. Il m’avait marqué. Il aimait bien nous rappeler : pour aller d’un point à un autre, le plus court, c’est la ligne droite. Alors sur la carte routière, j’ai voulu faire un trait parfaitement rectiligne. Un trait bien droit, entre là où j’étais et là où je voulais aller. J’ai pris ma règle, une belle règle grise. Je ne l’ai pas trouvée. Je l’ai cherchée. Je l’ai trouvée. Je l’ai posée sur la carte. Il me fallait un crayon. J’ai pris un stylo. Mais il me fallait un crayon. J’ai pris un crayon. Et là je me suis aperçu que je ne savais pas exactement où je voulais aller. L’Espagne, l’Espagne… C’est bien joli, mais c’est grand. Donc il fallait faire un choix plus précis. J’ai fermé mes yeux, j’ai lancé au hasard une allumette au dessus de la carte. Elle est tombée à l’eau. Dans la Méditerranée. Je parle du bout soufré. C’est le bout soufré qui est tombé à l’eau, l’autre bout était bien tombé en Espagne. Mais j’avais décidé que c’était le bout soufré qui comptait. Alors j’ai relancé mon allumette. Et là elle est tombée en plein milieu de l’Espagne. Au nord de Madrid. C’est pas tout à fait le milieu. Mais c’est pas le bord. Des paysages magnifiques, par là bas, me suis-je dit. Des déserts du genre de ceux où on tourne les westerns. Je voyais ça d’ici. Avec de rares stations d’essence, et au milieu du sable jaune, et des pompistes hâlés, et du vent qui fait remuer le sable au dessus du sol, et je me disais, avec un peu de chance, ça me rappellera le Sahara. Je n’étais jamais allé au Sahara, mais j’avais déjà vu des images du Sahara. Là, j’ai tracé un trait précis, en m’appliquant. Le trait était très joli. Bien droit. Bien beau. N’y avait plus qu’à le suivre. J’ai envisagé de partir immédiatement. J’ai regardé par la fenêtre : il faisait sombre. La nuit approchait, je me suis dit, Fifi, car je m’appelle Fifi, Sois raisonnable, tu partiras demain, ce sera beaucoup mieux. J’ai consulté la météo. Le lendemain, ça irait. Il ne pleuvrait pas, pas beaucoup, pas trop. De toutes façons je me suis dit, Tu prendras un parapluie. Je me parlais beaucoup décidément. Un voyage ça se prépare, il faut en discuter. J’ai fait cuire des pâtes. Il y en avait des dizaines. Peut-être même plus de cent. Je ne les ai pas comptées. Elles ont gonflé, gonflé, on aurait dit un soufflé. Je les ai essorées, puis mâchées, en écoutant la radio. Il me restait des décisions à prendre. Les cartes, pour construire le château : allais-je les acheter sur place, au risque de ne pas en trouver de bonnes, ou que le tarif soit excessif ? Ou devais-je au contraire emporter un jeu de chez moi, par exemple mon jeu de 52 cartes avec lequel j’avais joué le week-end précédent avec quelques amis ? La nuit porte conseil. Tu décideras demain Fifi, me suis-je dit. J’ai écrit en très gros, sur un post-it, Cartes. En lettres majuscules, avec plusieurs points d’exclamation. Puis j’ai punaisé le post-it sur la porte de sortie de mon studio. J’ai eu peur que ce ne soit pas suffisant. Je me suis souvenu d’une période de quinze jours où, malgré l’énorme morceau de papier où j’avais écrit poubelle et que j’avais affixé à ma porte, j’avais à chaque fois oublié de descendre les poubelles, à la fin ça puait, mais même l’odeur je m’y étais habitué et ce n’est que parce que ma mère a menacé un jour de faire une visite surprise (c’était mon anniversaire) que j’ai fini par descendre la poubelle. Oui, il faut se méfier. J’ai pris un autre post-it. J’ai écrit cartes. Où le coller ? sur mon front ? sur la porte du frigo ? sur la carapace de la tortue ? j’ai une tortue. Elle aurait accepté je pense. Mais elle vit en milieu aqueux. Le post-it risquait de se décoller, ou même l’inscription de s’effacer. Finalement je l’ai collé sur le lavabo. Milieu aqueux, aussi, certes. Mais moins que dans l’aquarium de ma tortue. Et comme je ne manque jamais de me laver les dents, j’y passerais forcément, dans la salle de bains. Tout cela prenait forme. D’une manière générale je suis bien organisé. Question d’éducation sans doute. Ma mère, n’est-ce pas. mon père, aussi. Ça a porté ses fruits. J’ai regardé l’heure. Il était entre huit heures et dix heures. Mon horloge n’était pas très bien réglée, elle allait un peu trop vite ou un peu pas assez vite, c’est selon. Selon quoi je ne sais pas. je n’avais pas besoin d’informations plus précises sur l’heure qu’il était, cela dit. Je n’avais pas sommeil. Le stress sans doute. Avais-je bien fait ? Fifi, n’est-ce pas présomptueux d’aller construire un château de cartes en Espagne ? As tu vraiment conscience des difficultés de l’expédition ? Ne serait-il pas plus raisonnable de renoncer tant qu’il en est encore temps ? Telles étaient les questions que je me posais. J’y répondais aussitôt, Tout ira bien, Fifi ; Tout au long du chemin tu vas te sentir ivre de liberté. Rien autour, rien derrière, rien devant, ça va être bien, ça va être bien Fifi. Et j’ajoutais, Arrête de te parler Fifi. Calme toi. Et là le bavardage s’est arrêté. J’ai regardé par la fenêtre, et j’ai essayé de ne penser à rien, et je crois bien, à moins que ma mémoire que ne me trahisse, que j’y suis parvenu. C’était bien. Mais ça n’a pas duré longtemps.
Ma tortue faisait ses longueurs. Ou ses largeurs. J’ai souvent du mal à voir si ce qu’elle fait c’est des largeurs ou des longueurs. Son aquarium est parallélépipédique. En tout cas je n’ai jamais compris à quelle logique obéissent ses va-et-vient. Ce n’est pas faute de l’avoir regardée longuement. Va, viens, va, viens, va, viens, petite tortue : par ces mots ce soir là je l’ai encouragée. Je l’encourageais. J’ai eu un commencement d’érection. Les va-et-vient, forcément. Ce n’est pas à cette fin, cependant, que j’ai fait l’acquisition d’une tortue. J’ignorais d’ailleurs que les tortues font des va-et-vient. Si on m’avait dit, Filibert (car je m’appelle Fifi, mais mon prénom est Filibert), sache que les tortues font des ronds dans l’eau, je crois que je l’aurais cru, et que ça n’aurait rien changé à mon envie d’acheter ma tortue, avant que l’eusse achetée, et à mon plaisir de l’avoir achetée, après que je l’eusse achetée. J’étais très naïf quand j’ai acheté Louloue. Louloue, c’est le nom de ma tortue. Elle le porte fièrement. En tout cas elle n’a pas l‘air d’en avoir honte. Elle pourrait évidemment. Mais je crois que non.
J’ai bien pensé à prendre mon chapeau. En Espagne, il y a du soleil. Ça se dit sol. Je me suis demandé si sol se disait soleil. Et là j’ai pris ma main droite avec ma main gauche, et ma main gauche a dirigé ma main droite vers mon grand front, et une fois arrivée à destination, ma main gauche a jeté ma main droite sur mon front. Pile au moment de l’impact, je me suis dit, Le manuel. Je n’ai pas de manuel d’espagnol. Quelle langue parlerai-je ? N’aurai-je pas besoin à l’occasion, de frayer avec l’Autochtone ? De prendre langue, là bas, avec des gens ? Ne serait-ce que si j’ai des difficultés d’érection ? Car l’érection des tours, je le sentais déjà, et j’en ai eu la douloureuse confirmation depuis, serait la part la plus compliquée de l’édification du bâtiment. Mes connaissances en architecture étaient assez limitées, à l’époque. Mais l’intuition. Il y a la sécurité, il y a la politesse, il y a la rigolade. oui décidément il importe d’avoir quelques rudiments quand on se rend en terre étrangère. Les magasins étaient fermés. Les librairies aussi. Les magasins ne rouvriraient pas avant le lendemain. Les librairies non plus. Que faire, Fifi, que faire ? tu travailleras sur la route. Oui c’était la meilleure solution : me débrouiller pour, pendant le voyage proprement dit, apprendre des rudiments. Une arrestation pourrait y contribuer. A proximité de la frontière les policiers sont souvent bilingues. Enfermé dans la cellule de dégrisement, j’aurais tout loisir pour améliorer ma syntaxe, mon vocabulaire. Mon accent aussi. Très important ça, l’accent. C’est ce que m’a dit, un jour, mon ami Julien, dont la cousine du grand-père d’un ami connaissait quelqu’un qui avait une fois passé des vacances en Espagne. Surtout celui sur la dernière syllabe. Selon la manière de dire le a, on est dans le passé, ou dans le futur, avait dit, en substance, Julien. Sur le fil, entre le futur et le passé ; entre la tombe et le berceau ; entre les rides et les fossettes, avait il continué.
Je me suis couché avec mon sac au pied du lit. J’ai fait des rêves de grands espaces et d’animaux en liberté. il y avait une baleine qui se promenait, l’évent au vent. Elle glissait sur les flots. J’étais sur le pont d’un grand bateau, genre cargo. Au début j’étais très excité de voir cette baleine qui glissait sur l’eau, et puis au bout d’un moment, dans mon rêve, il y avait de la tension qui s’installait, parce que j’avais peur qu’elle s’asphyxie, je me disais, mais une baleine si elle reste dehors elle peut respirer ? Dans le rêve mon rythme cardiaque s’accélérait, et finalement je prenais un porte-voix et absurdement je lui criai de bien faire attention à elle, mais c’était trop absurde, une baleine qui parle, alors découragé et inquiet je renonçais à parler à la baleine, et là un homme qui ressemblait à mon père, oui c’était mon père, me disait, tu sais, elle est bien comme ça à l’air libre. Et au moment précis où mon père prononçait le mot libre, la baleine replongeait et disparaissait de notre champ de vision. Un rêve mi-figue mi-raisin, avec de la poésie mais aussi de l’inquiétude, songeais-je après que mon téléphone eût sonné et tandis que je buvais à petites lampées mon café brûlant. Le soleil était encore couché. En tout cas il n’était pas là. Il était tôt. J’avais de la marge. J’ai décidé d’emporter la moitié de mon jeu de cartes. Ainsi je voyagerais plus léger que si je prenais le jeu au complet, et moins stressé que si je partais sans cartes. Au pire, me disais-je, si tu n’arrives pas à acheter de cartes une fois sur place, qu’à cela ne tienne, tu te contenteras de faire un petit château. J’étais prêt à maint sacrifice. S’il le fallait, pourquoi pas même renoncer à ériger des tours. Le château-fort, le pont-levis, la cour intérieure, les ailes, les couloirs glacés et hantés de fantômes, les trouées dans la muraille pour verser des liquides bouillants sur les assaillants, les douves, tout ça ce serait déjà pas mal. Il ne faut pas mettre la barre trop haut, me disais-je devant mon café encore fumant.
Je n’avais pas de manuel d’architecture. Il fallait me rendre à l’évidence : une fois sur place, il me faudrait improviser. J’en éprouvais de l’inquiétude. J’en éprouvais un grand sentiment de liberté. Ne sont-ce pas là deux sentiments contradictoire, Fifi ? me demandais-je. Je ne me répondis pas. La question était complexe. Je suis resté bouche bée. Je ne l’ouvrais que de loin en loin, pour absorber une goutte de café. Le café commençait à être froid.
Pour ma locomotion, j’avais opté pour le pédistop : moitié marche (pédi-), moitié autostop (-stop). Je partirais à pieds. En cas de passage d’un véhicule, je tendrais le pouce en direction du ciel, et la main en sa direction. Je m’entraînai à coordonner ces deux mouvements. Il ne fallait rien laisser au hasard. Au bout de quelques instants, j’y arrivais déjà assez bien, me semblait-il. Il faudrait vérifier dans une glace, me dis-je. Mais je n’avais pas de glace. Un soir de déprime, j’avais jeté tous mes miroirs dans une poubelle, et avais jeté la poubelle par la fenêtre, après quoi pour plus de sécurité j’étais descendu sur le trottoir pour remonter les miroirs chez moi où je les avais brisés à grands coups de masse. C’était une prison, ces miroirs. Pas moyen de passer devant sans se regarder dedans. C’était plus fort que Filibert. Qui pourtant a de la ressource. Tant pis, fais toi confiance Fifi. Si tu as la sensation de maîtriser le geste, c’est que c’est probablement le cas. Et quand bien même ça ne le serait pas, tu feras comme avec l’espagnol. Tu apprendras en route. J’ai ouvert le fichier Citations réconfortantes.doc que j’avais créé bien longtemps avant sur mon disque dur. Je l’ai encore aujourd’hui. Encore aujourd’hui je l’ouvre, en cas de coup de blues. Je suis tombé par hasard sur Wittgenstein, A l’origine de chaque idée vraie, il y a une idée fausse. Parfait. C’est comme pour le pouce.
J’ai regroupé mes affaires, les vingt six cartes à jouer, un petit tube de colle, un stylographe (hasthtagjamaissansmonstylographe) et je suis sorti. J’ai longtemps marché. Je sentais mon cœur se dilater, et mes poumons se remplir d’un air un peu moins dégueulasse à mesure que je m’éloignais de la ville. Des chansons sont venues à mes lèvres. Le sourire même, par fugaces instants. Qu’est-ce qu’il fout là celui-là, me demandais-je. Là non plus je ne répondais pas. C’est comme pour l’inquiétude et la liberté. Question trop compliquée. Et cependant je repensais à la phrase de Wittgenstein. Finalement je me suis dit : Réponds, Fifi. Réponds comme tu peux. Ta réponse fausse sera un point de départ. Alors j’ai réfléchi un long moment. Puis j’ai soliloqué. On réfléchit tellement mieux quand on parle. A la fin je me suis dit à tout hasard, concernant cette histoire d’inquiétude et de liberté, que c’est une histoire de degré, que trop d’inquiétude ça peut aliéner davantage que libérer, mais je me suis dit aussi, Si tu n’es jamais inquiet c’est que tu ne prends jamais de risques et si tu ne prends jamais de risques c’est que tu n’es pas libre. J’avançais.
Un véhicule est passé. J’ai tendu le pouce. Ma technique restait à parfaire, c’était évident. Pourtant la voiture s’est arrêtée. J’ai eu peur qu’elle aille en Espagne. C’était à n’y rien comprendre. Je vais en Espagne, en pédistop, y construire un château de cartes. Une voiture s’arrête. Et je sens une grosse boule dans la gorge à l’idée que cette voiture me coffre jusqu’à destination. J’ai eu un mouvement de révolte. J’ai fait le gars qui n’avait pas vu la voiture. Le chauffeur m’a dit : Monsieur ? Là je me suis tourné vers le chauffeur, puis vers le panneau indicateur le plus proche. Il y avait marqué, Poulozanes, 1,5. N’écoutant que ma lâcheté j’ai dit, Je vais à Poulozanes. Le chauffeur a répondu, Je vais à Poulozanes. J’ai dit, Vous allez à Poulozanes. Et là il n’a rien répondu. La surprise peut-être. Il a fini par dire, Je vous emmène à Poulozanes. Je n’ai pas osé lui dire, Non, finalement non, je suis mieux dehors. Dans l’habitacle ça sentait la voiture neuve, avec un léger parfum d’huile de vidange, un vieux bidon stocké dans le coffre peut-être. Je n’avais plus de vent dans les cheveux. Je n’avais plus des chansons qui me venaient aux lèvres. Mon cœur s’est dé-dilaté. J’avais une boule dans la gorge. J’ai compté les hectomètres. Ils passaient lentement. Il y a eu un feu rouge. Le monsieur me posait des questions. Vous allez faire quoi à Pouzolanes ? il était curieux. Vous ne répondez pas, c’est curieux. M’a t il dit. Je n’ai rien répondu. Il y a eu un silence. J’ai dit, A l’origine de chaque idée vraie, il y a une idée fausse. Il a mis la radio. La boule dans ma gorge a grossi. J’ai jeté des regards brûlants vers l’extérieur. Un chien est passé. Une brise passait doucement dans ses poils. On les voyait qui remuaient doucement. Ils étaient longs. Un colley peut-être. Il y a eu un panneau. Pouzolanes, 0,1. L’arrivée était proche. Il y a eu un autre feu. Le monsieur m’a dit, je vous laisse à la sortie de Pouzolanes. La boule a failli éclater. Je lui ai dit, d’une voix altérée, Non. Il y a eu un silence. Il s’est garé le long du trottoir. J’ai appuyé sur la poignée. J’ai vérifié que j’avais mes vingt six cartes. Mon tube de colle. Mon stylographe. J’ai dit d’une voix mourante, Merci. J’ai claqué la porte. La boule est partie. Mon cœur s’est redilaté. Il faisait beau. Il faisait doux. J’étais dehors. Le chien était parti. Je l’apercevais là bas au loin. Il était calme. J’ai eu envie de l’emmener. Et puis cette envie est passée. Je me suis senti le cœur empli de gratitude. Pour qui, pour quoi ? T’occupe, Fifi. Ouvre ta bouche, tes poumons, respire, crie, hurle, ris, respire. J’ai ouvert ma bouche, mes poumons, j’ai respiré, j’ai crié, j’ai hurlé, j’ai ri, j’ai respiré. J’ai pleuré un tout petit peu, puis j’ai reri. J’ai aperçu un petit chemin creux, entre deux petits pommiers d’où tombaient des pommes pourries. Ça tombait dru. J’ai couru dans le chemin. J’ai marché, vers le soleil couchant. Je me suis dit, La boule ne reviendra pas. Je suis allé en Espagne à pieds. Peu après la frontière, j’ai avisé un carré de gazon. Qu’était-ce donc ? de l’herbe, sans nulle doute. abritée du vent, un petit peu, par un vieux mur de pierres sur lequel de temps en temps courait un lézard. C’était ma chance. Je me suis agenouillé. J’ai mis ma main à la poche. J’ai construit un petit château. Il était tout petit. Bien équilibré. Il s’effondrerait, bien sûr, un jour. Peut-être dès le lendemain. Peut-être pas. Il était là, très joli, sous mes yeux curieux. Le vent le faisait légèrement remuer. J’hésitais à lui donner un nom. Le voyage avait été beau. J’avais eu maintes fois l’occasion de constater, pendant le voyage, qu’il n’y avait pas de raison de beaucoup s’inquiéter. J’avais passé de belles nuits dans des chemins creux. J’avais regardé les oiseaux. J’avais bu l’eau de pluie. J’avais rencontré quelques habitants, dans les hameaux. J’avais mâchonné des brins d’herbe. Je m’étais lavé dans les ruisseaux. J’avais eu chaud, j’avais eu froid, j’avais transpiré, la pluie parfois avait cinglé mon visage, le vent avait soufflé, je l’avais senti sur mon visage. Tout avait été bien. Je m’étais senti bien. Je m’étais senti libre. J’allais quitter mon château. J’avais trouvé le nom que j’allais lui donner. J’allais repartir. Je lui devais beaucoup, en un sens, à ce petit château. J’ai pris mon stylo. Je me suis agenouillé. Et tout en jetant un dernier regard sur l’entièreté du château, que je m’apprêtais à quitter, sur la carte, un as de coeur qui avait servi à faire le pont-levis, j’ai écrit, avec des pleins, et plein de déliés, Liberté.

Epilogue.
Je suis rentré. Chez moi. Là où j’habite. Mon château s’est probablement effondré. C’était un château de cartes. Ma vie aussi. Je la construis quand même, comme un château. Un peu là où je vis. Et un peu en Espagne.


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