Ils vont rentrer dans
ma maison. Ils seront plusieurs. Je les attends de pied ferme. Malgré mon
pied-bot. Et ma jambe de bois. Mais je me maintiens, quand même. Debout j’ai
davantage de difficultés bien sûr. Mais en m’appuyant sur ce que je trouve ici
et là, un meuble, un tancarville, un piano, je parviens à garder de l’altitude,
suffisamment pour ne pas m’écraser, en général. De toutes façons, c’est assez
molletonné chez moi. A perte de vue, ce ne sont que coussins, moquette, peaux
de bêtes, descentes de lit, tapis épais, tentures moelleuses. Tout est fait
pour que les chutes soient amorties.
Ma mère-grand avait un
jour glissé chez elle, et s’était fracturé le col du fémur. Et, il y a quelque
temps, alors qu'il faisait mauvais, et que de toutes façons dans son état aller
à Franprix il ne fallait même pas y songer, je lui apportai un pot de yaourt et
un morceau de mimolette, et elle m’a dit que la vie quand le fémur est cassé
c’est tout de suite moins drôle. Alors aussitôt rentré chez moi j’avais jeté
les objets contondants, par la fenêtre, et commandé tout ce qui était mou et
douillet et qui passait à portée de clic, et mon intérieur en avait été
transformé. Maintenant tout n’y est que douceur, chaleur, cocooning. Je prends
soin de moi. Je suis comme qui dirait dans le care. Et je m’en sais gré. Et
ainsi c’est un cercle vertueux qui s’est installé, plus je prends soin de moi
plus je m’en sais gré plus je m’aime et plus j’ai envie de prendre soin de moi.
C’est beau, l’amour.
Malgré mon pied-bot et
ma jambe de bois, je sors de temps en temps, mais en rentrant chez moi, passée
la porte de l’immeuble et approchant de la porte de mon appartement, j’ai
souvent une soudaine faiblesse, alors dans un éclair de lucidité je me jette de
tout mon poids, vers l’avant, contre la porte d’entrée, qui cède sous la
pression, et je me retrouve derrière dans la soie et l’astrakan, la laine et la
ouate, le vison et l’hermine, et je m’y vautre et m’y câline et parfois m’y
assoupis.
Quand je me réveille
souvent je rampe jusqu’à la salle de bains, et là j’appuie sur un bouton rouge
qui est à 1,4 cm du sol, et grâce à un système sophistiqué de poulies, de
contrepoids, et d’écrous, de l’eau jaillit par un trou du plafond, elle est
tiède, ça coule pendant quatre minutes, après quoi, lavé ou désaltéré, c’est
selon, je rerampe, dans l’autre sens, me recouche, dans le même sens, et me
rendors, dans le même sens aussi, car je vais toujours dans le même sens,
d’arrière en avant, c'est à dire d’avant à après, donc de l’avant – vers l’avenir,
résolument.
Car je suis un homme
pragmatique. Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser. Alors j’embrasse
le futur, et je l’étreins, et même je l’étreins tellement qu’il étouffe un peu
sous mon poids, il a le souffle court, le visage un peu bleu, avec des nuances
de violet. Mais je le sens robuste. Il en a vu d’autres. Il tiendra le coup, il
ne me lâchera pas en route. Il ne me laissera pas planté là.
Planté, si je puis
dire. Car de mauvaises langues, et il y en a dans le quartier, diraient volontiers
que je suis avachi, affalé, que sais-je. Alors que je suis seulement allongé.
Genre fumeur d’opium dans fumerie d’opium. Genre préfet romain en plein repas.
Genre voyageur égaré dans un train-couchette, et cherchant le sommeil au milieu
des ronflements et des odeurs de chaussettes. J’aime cette position. Le seul
problème, c’est le sang, qui a tendance à stagner je trouve. Le cœur pompe,
pourtant. Je l’entends, avec ses coups sourds, boum, boum. Doum, doum. Et ainsi
de suite. Mais j’ai l’impression que le sang circule un peu paresseusement.
Alors je me dis, peut-être que la gravité pourrait faciliter le trafic. Alors
j’essaie de me lever, et là le pied-bot, la jambe de bois, se rappellent à moi,
me disant, inutile mon gars. ça n’est même pas la peine d’y penser. Nous c’est
niet. Alors ça me met un coup au moral, et la mort dans l’âme. Puis, je sens
mon sang, dans mes veines, bien en place et en même temps en mouvement, comme
la mer, et le cœur dans sa cage, et l’eau dans la tête, tout ça bien au bon endroit.
Alors je me dis, Tout ne va pas si mal après tout. Et j'ajoute, Le mieux est
l’ennemi du bien, Mieux vaut un bon tiens que deux tu l’auras, et rasséréné par
ces sages proverbes je me blottis dans la fourrure et, le sourire aux lèvres,
je plonge dans un sommeil ouaté.
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