J’ai
un arbre en mousse. Pas besoin de l’arroser. Mais je l’arrose quand même, de
temps à autre, à tout hasard. D’après la notice, il peut vivre sans aucun
apport énergétique extérieur. Mais je me méfie, des notices. Encore
dernièrement, ayant cassé ma tirelire pour m’acheter un pull de laine vierge,
en vue d’un entretien d’embauche, ou d’un enterrement, ou d’un mariage je ne
sais plus, j’avais lu attentivement l’étiquette. Lavage jusqu’à soixante
degrés. Moi, docile, obéissant, bon garçon, j’obéis, et paf, rétréci. Adieu,
veau, vache, cochon, tirelire, entretien d’embauche, enterrement, ou mariage,
je ne sais plus. Alors prudence. Je l'arrose à l'eau du robinet, ou parfois je
détourne un peu d’eau de pluie et l’eau se jette aux pieds de mon arbre en
mousse qui alors gonfle, gonfle, comme un soufflé, puis retombe, comme un
soufflé, et c’est pas plus mal car s’il gonflait, gonflait, gonflait, sans jamais
se dégonfler, comment je ferais moi tel que vous me voyez avec mon studio de
douze mètres carrés, il faudrait à la fin me mettre à le tailler, l’entraver,
et caetera. Et j’ai d’autres choses à faire.
Mon
arbre qui croît et décroît : j’aime ces variations. Ça met un peu de vie
chez moi. Quand il est tout gonflé, il change aussi un peu de couleur, il
brille un petit peu, et ainsi j’économise l’électricité, et y a un côté
lampion, ça donne un air de fête. Ça donne envie d’organiser une soirée. Ou un
enterrement. Ou un mariage. Ou un entretien d’embauche.
Hier
n’y tenant plus j’ai craqué, j’ai téléphoné à ma voisine Jasmine, pour un
entretien d’embauche, l’entretien s’est très bien passé, je lui ai dit, on vous
rappellera, et j’ai craqué je l’ai rappelée, et je l’ai embauchée, puis
placardisée, car je n’ai pas de tâche pour elle, mais je la déplacardiserai dès
que j’aurai une idée, et ça y est j’ai une idée, je vais la préposer à l’arrosage
de mon arbre en mousse. Jasmine ! Venez me voir un instant, lui ai-je dit.
Alors j’ai entendu un timide, Oui monsieur, puis des bruits de craquement et de
halètement, enfin un immense fracas, et dans un nuage de poussière Jasmine,
impeccable dans son tailleur vert bouteille, est sortie de l’armoire normande
héritée de ma grand-mère qui me sert de placard. Monsieur ? a-t-elle
répété doucement, en s’époussetant. Jasmine, vous vous occuperez désormais
d’arroser mon arbre en mousse. Quelque chose est passé dans le regard de
Jasmine. Tranquillisez vous Jasmine, c’est assez simple, je vais vous montrer.
Alors j’ai pris mon grand arrosoir vert, avec sa belle pomme mordorée, et je l’ai
rempli à ras bord, et j’ai fait pleuvoir
sur mon arbre tout content qui s’est gonflé, gonflé. Une à deux fois par
semaine, ai-je dit en me redressant et en me tamponnant les commissures des
lèvres avec mon petit mouchoir écossais. Vous organiserez votre travail comme
il vous plaira. Seul le résultat compte, ajoutai-je d’un air martial, en la
foudroyant du regard. Puis, sur un ton faussement négligé : Vous serez
augmentée en conséquence. Je claquai des talons et partais.
Je
n’allai pas très loin, certes. Dans un douze mètres carrés, on se heurte vite
aux murs. Finalement j’optai pour aller faire une sieste réparatrice au pied de
l’arbre, déjà parfaitement sec. Ah la mousse quand même. ça a du bon.
Pour
ce qui est de le décorer, là c’est mes prérogatives. Si Jasmine travaille bien,
l’arbre brillera tellement que je finirai par organiser sinon un mariage du
moins un enterrement, et la chaleur humaine sera grande dans mon petit studio,
et encore dans des années quand nous nous croiserons, Jasmine et moi, à
l’épicerie, en faisant la queue nous nous coulerons des regards affectueux et
nostalgiques, plein de sous-entendus. Du genre, Vous vous souvenez,
Jasmine ? – Ah ! Si je me souviens monsieur ! Mais comment
oublierais-je ! et ainsi de suite. Il faut dire que c’était en toute
modestie un magnifique enterrement, un enterrement comme Jasmine en avait
rarement vu, peut-être même l’enterrement de sa vie ! Le plus bel
enterrement de la vie de Jasmine. Et de la mienne aussi. Il faisait beau, le
soleil entrait à flots par la fenêtre, nous pouvions goûter la fraîcheur à
l’ombre de mon arbre en mousse, et déguster des orangeades, des citronnades, et
les maintes boissons prévues par le jubilaire, un monsieur très organisé, qui
avait fait les choses très, très bien. Lorsque le soleil s’était couché, aucun
invité n’était parti. Tous continuaient à deviser, ou, quand ils n’avaient plus
rien de rien à dire, à se dandiner d’un pied sur l’autre, jusqu’à ce que
finalement je demande discrètement à Jasmine de signifier aux invités que
l’heure n’était plus aux mondanités mais plutôt à rentrer chez soi, sagement,
et sans faire de bruit parce que je ne veux pas d’ennuis avec la maréchaussée.
Jasmine fut comme d’habitude absolument impeccable. Les gens en partant avaient
le cœur lourd-léger, lourd de partir, et léger d’avoir assisté à un magnifique
enterrement, et je les entendais encore dans les escaliers se dire entre eux, Quel
bel enterrement, quel bel enterrement. Et c’est là que tout d’un coup frappant
mon immense front d’intellectuel avec la paume de mon immense main de bûcheron
je me dis ces mots, Flûte ! La boîte ! Car en effet, elle était toujours
là, elle avait été cachée à mes yeux quand les invités étaient assis dessus
mais elle était là et bien là. Et me narguait. Nous avions oublié de
l’ensevelir. L’enterrement n’avait pas eu lieu. Tout ça pour ça. Alors Jasmine
avec son habituel à propos (quelle sage décision que de l’avoir
désarmoirenormandisée !) ôta sa veste de tailleur et alla à toute vitesse
au rez-de-chaussée, en se laissant glisser sur la rambarde pour aller plus
vite, et suppliant à genoux les invités qui trainaient sur le trottoir obtint
de deux grands gaillards qu’ils remontassent pour nous aider à mettre le
cercueil en terre.
Mais
nous n’étions pas au bout de nos peines, car de la terre, il n’y en avait guère
dans mon douze mètres carrés. Qu’à cela ne tienne, dit un des deux grands
gaillards, Qu’à cela ne tienne. Et nous attendions la suite de son propos. Mais
il se contentait de répéter, Qu’à cela ne tienne, sans rien dire d’autre. Il
m’énervait. Je le congédiais, et l’autre gaillard aussi, et dès qu’ils furent
partis, je me mis à pleurer à gros sanglots sur l’épaule gauche de Jasmine, en
lui disant, C’est l’émotion, excusez moi Jasmine.
Je
pleurais de joie. L’enterrement n’avait pas eu lieu. La boîte était là.
disponible pour - peut-être même disposée à - justifier un autre enterrement,
un enterrement encore mieux, encore plus joyeux, avec encore plus d’invités, et
des orangeades et des citronnades encore meilleures, et des invités encore plus
gentils. Une ère nouvelle, pleine de joie, de félicité, de convivialité,
s’ouvrait pour moi. Alors je m’approchai de mon arbre en mousse, et en
entourant le tronc de mes bras et en sentant mon cœur battre contre lui, je lui
glissai doucement, Petit arbre en mousse, je t’aime.
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